Les inégalités sociales en matière de santé sont parmi les moins acceptables. Elles sont considérées comme évitables, car elles ne relèvent pas seulement de facteurs biologiques mais aussi de déterminants socialement construits. Elles sont aujourd’hui une préoccupation centrale de santé publique.
De fortes inégalités sociales de santé sont observées en France comme dans l’ensemble des pays, avec une moins bonne santé (morbidité et mortalité) dans les groupes sociaux les plus défavorisés. L’ampleur de ces inégalités est importante. Ainsi, un enfant né dans une banlieue de ­Glasgow, en Écosse, a une espérance de vie inférieure de 28 ans à un autre né à 13 km de là. En France, le risque de décéder avant 65 ans est multiplié par 2 chez une femme qui habite au nord de Paris, au Blanc-Mesnil, par rapport à une femme qui habite au sud de Paris, à Bures-sur-Yvette, le long de la ligne de RER B.1, 2
Il ne s’agit toutefois pas d’opposer la population la plus pauvre, en ­situation de précarité, qui aurait une mauvaise santé, au reste de la population. On observe des écarts de santé tout au long de la hiérarchie sociale ; c’est ce que l’on appelle le « gradient social » des inégalités de santé. Ainsi en France dans les ­années 2000, la mortalité est déjà 30 % plus élevée parmi les hommes et les femmes dont le niveau d’études est le baccalauréat par rapport aux diplômés du supérieur.3

Inégalités sociales de mortalité

Lorsque l’on s’intéresse aux inégalités sociales de santé, à leur évolution au cours du temps et à leur variabilité entre pays, étudier la mortalité présente l’avantage de disposer de données comparables au cours du temps et entre les pays. De plus, en Europe, on dispose de données de mortalité pour des échantillons représentatifs de la population, qu’ils soient nationaux ou régionaux.

Fortes inégalités en france

Pour la France, l’échantillon démographique permanent, mis en place en 1968 et qui inclut un échantillon aléatoire de 1 % de la population, permet de documenter les inégalités sociales de mortalité dans la population générale et leur évolution au cours du temps. Ces estimations sont toutefois limitées aux personnes nées en France. L’information sur la mortalité des personnes nées à l’étranger n’est pas fiable, car une part importante de ces personnes retournent dans leur pays d’origine au moment de leur retraite et y décèdent.
Historiquement, la France présentait de fortes inégalités sociales de mortalité par rapport aux autres pays européens, en particulier chez les hommes. Entre les années 1990 et 2000, les inégalités sociales de mortalité mesurées à l’aide du rapport entre le risque de décéder des moins diplômés par rapport aux plus diplômés ont augmenté dans l’ensemble de l’Europe. Les inégalités sociales de mortalité restent actuellement élevées en France comparativement aux autres pays d’Europe de l’Ouest. Seule la Norvège a des inégalités plus fortes. Ainsi en France, en l’espace de 10 ans, le rapport de mor­talité entre les personnes ayant un diplôme inférieur ou égal au niveau collège par rapport aux diplômés du supérieur a augmenté de 2,2 à 2,4 chez les hommes et de 1,6 à 1,8 chez les femmes.4

Mais une mortalité globale qui baisse

Globalement, la mortalité baisse au cours du temps. Dans ce contexte, il est intéressant de quantifier les inégalités sociales de mortalité non seulement à l’aide du rapport entre le risque de décéder des personnes les moins diplômées et les plus ­diplômées mais aussi à l’aide de l’écart entre les taux de mortalité des personnes les moins diplômées et les plus diplômées. En effet, si la mortalité baisse plus rapidement parmi les personnes les moins diplômées, alors cet écart diminuera au cours du temps, mais ce ne sera pas forcément le cas pour le rapport.5
Chez les hommes, en France comme dans de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, on note des signes encourageants, avec une baisse de la mortalité plus marquée parmi les hommes les moins diplômés, en particulier pour la mortalité ischémique, la mortalité liée au tabagisme et la mortalité due à des conditions pouvant faire l’objet d’interventions médicales. En France, cette tendance s’observe aussi pour la mortalité liée à la consommation d’alcool.6 Ces tendances sont probablement la conséquence de changements de comportements dans la population et d’amélioration en termes de prévention et de traitement pour diverses pathologies qui ont bénéficié à l’ensemble de la population. Ainsi pour la mortalité générale en France, grâce à la baisse des taux de mortalité générale parmi l’ensemble des hommes quel que soit le niveau d’études, en particulier parmi les moins diplômés, l’écart entre les taux de mortalité des hommes les plus ­diplômés et les moins diplômés s’est fortement réduit et a été divisé par 2 entre les années 1970 et 2000. Alors que dans les années 1970, cet écart en France était largement supérieur à celui observé dans les autres pays européens, ce n’est plus le cas dans les années 2000. Les tendances sont donc encourageantes en France, contrairement à un pays comme la Norvège, pays pourtant connu pour avoir une politique sociale généreuse, qui a vu une hausse de cet écart de mortalité depuis les années 1970.7

Mais une situation moins bonne chez les femmes

Chez les femmes, en France, la situation est moins bonne. La baisse de la mortalité est plus marquée chez les femmes les plus diplômées que dans le reste de la population. En particulier, entre les années 1990 et 2000, la mortalité par cancer a baissé parmi les femmes sans diplôme et celles diplômées du supérieur mais elle a augmenté parmi les femmes ayant un niveau d’études intermédiaire (collège, CAP/BEP ou bac), qui représentent les deux tiers de la population. Ainsi, la baisse de la mortalité est limitée à un sous-groupe de la population, et en conséquence les inégalités sociales de mortalité se sont accrues.3 Cette évolution défavorable des inégalités sociales de mortalité que l’on observe chez les femmes en France semble être une tendance plus générale dans les pays du sud de l’Europe. Le tabac joue un rôle important dans ces évolutions. Au niveau européen, entre les années 1990 et 2000, la contribution des décès liés au tabac aux inégalités sociales de mortalité a crû de 6 à 12 % chez les femmes. Ces résultats sont largement dus à un accroissement rapide et très marqué des inégalités sociales pour la mortalité liée au tabac en Europe du Sud et en France, en particulier chez les femmes les plus jeunes.8

Rôle des différents facteurs dans les inégalités sociales de santé

Un nombre croissant d’études cherchent à mieux comprendre les mécanismes à l’origine des inégalités sociales de santé, dans le but d’identifier des leviers d’action pour réduire ces inégalités.

Des déterminants multiples

Ces mécanismes sont complexes, de nombreux facteurs contribuant aux inégalités sociales de santé. En effet, les circonstances dans lesquelles les individus naissent, grandissent, vivent, travaillent et vieillissent sont susceptibles d’altérer leur santé. Ces circonstances regroupent les conditions matérielles de vie et de travail, les comportements de santé, et les facteurs psychosociaux, biologiques et génétiques. Les caractéristiques du système de soins (organisation, accessibilité…) ont aussi un impact sur la santé des individus. Les circonstances de vie des personnes ­ainsi que leur accès aux soins sont socialement inégalement réparties dans la population. L’ensemble de ces caractéristiques ainsi que leur stratification sociale et économique dans la population sont déterminés par le contexte socioéconomique et politique du pays (politique fiscale, système éducatif, politiques sociales, aménagement du territoire, systèmes nationaux de santé ou assurance maladie, etc.).
La plupart des études se sont d’abord intéressées au rôle des comportements de santé individuels (consommation de tabac, d’alcool, alimentation, activité physique…) dans les inégalités sociales de santé. Les études publiées montrent que ces comportements n’expliquent que partiellement les inégalités, même pour des pathologies fortement liées à ces facteurs, et que d’autres facteurs doivent être considérés. Nous allons illustrer ce résultat avec les cancers liés au tabac.

Cancers : le tabagisme n’explique pas tout

Une étude a récemment estimé le poids du tabac dans les inégalités ­sociales d’incidence des cancers liés au tabac dans la population française. Si tout le monde avait eu, dans le passé, la consommation tabagique des 20 % les plus favorisés, 28 % des cas de cancers liés au tabac chez les hommes et 43 % chez les femmes auraient été évités. Chez les hommes, cette proportion ne diffère pas selon l’âge, mais chez les femmes, elle est plus élevée chez les moins de 60 ans (48 %) par rapport aux femmes de 60 à 74 ans (26 %).9
Plusieurs études ont montré qu’une distribution inégale de la consom­mation de tabac n’expliquait que partiellement le risque de cancer du poumon plus élevé parmi les personnes socialement défavorisées à la fois chez les hommes et chez les femmes. Ces études utilisaient une mesure détaillée et précise de la consommation de tabac (quantité pour différentes périodes au cours de la vie et différents types de produits) et minimisaient ainsi le risque d’avoir des associations résiduelles dues à une prise en compte imparfaite de ces consommations. Après prise en compte de la consommation de tabac, en France au cours des ­années 2000, le risque de développer un cancer du poumon reste 3 fois plus élevé chez les hommes et 2,1 chez les femmes ayant eu une trajectoire professionnelle basse (uniquement des emplois manuels peu qualifiés tels que machiniste ou plâtrier) par rapport à ceux ayant eu une trajectoire professionnelle élevée (uni­quement des emplois qualifiés tels que responsable de service).10 Par ailleurs, une étude internationale a montré qu’un sur-risque de cancer du poumon était toujours observé parmi les hommes moins diplômés même lorsqu’on se restreignait aux non-fumeurs. Parmi les non-fumeurs, le risque de cancer du poumon était multiplié par 1,4 chez les hommes ayant un niveau d’études correspondant au collège ou moins par rapport aux diplômés du supérieur, et par 1,3 chez les femmes. L’excès de risque n’était toutefois pas significatif chez les femmes.11
Parmi les facteurs autres que la consommation de tabac pouvant expli­quer les inégalités sociales pour les cancers du poumon, la littérature souligne le rôle important des conditions de travail et de l’exposition professionnelle à des substances cancérogènes. Chez les hommes, en France au cours des années 2000, 22 % de l’excès de risque de cancer du poumon parmi les hommes ayant un niveau d’études primaires par rapport aux diplômés de l’université étaient dû à des différences de consommation de tabac, un pourcentage proche de celui dû à des différences d’exposition professionnelle à des cancérogènes (17 %). Des résultats similaires sont observés chez les hommes ayant un CAP/BEP (28 vs 23 %). Cela signifie que dans ces groupes, l’excès de cancers du poumon par rapport aux diplômés du supérieur est presque autant dû à une consommation de tabac plus élevée qu’à des expositions professionnelles à des cancérogènes plus importantes. Au contraire, parmi les hommes ayant le baccalauréat, leur excès de cancers du poumon par rapport aux diplômés du supérieur est dû à une consommation de tabac plus élevée (31 %) plutôt qu’à des ­expositions professionnelles plus fréquentes (15 %).12

Des travaux de recherche indispensables

En France comme dans l’ensemble des pays, on observe des inégalités sociales de santé, avec une meilleure santé à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. Ces inégalités évoluent au cours du temps, elles ­diffèrent selon les pays et chez les hommes ou les femmes. Au-delà du constat, la question des mécanismes à l’origine de ces inégalités nécessite des travaux de recherche spécifiques. Les facteurs pertinents dépendent de la pathologie étudiée, ce qui souligne la complexité de la lutte contre les inégalités sociales de santé. Toutefois, ces inégalités sont parmi les plus injustes, car il n’existe aucun facteur biologique qui pourrait justifier les écarts de santé observés entre les groupes sociaux. La lutte contre ces inégalités doit donc être une priorité pour la recherche en santé publique mais aussi pour les politiques publiques. 
Voir aussi ce même numéro page… l’article « Inégalités sociales de santé : quels enjeux du point de vue des théories de la justice ? »
Références
1. Commission on social determinants of health (CSDH). Closing the gap in a generation. Health equity through action on the social determinants of health. Genève: WHO, 2008.
2. Vigneron E. La ville, la vie, la mort dans Paris et ses banlieues au long du RER B, 2010.
3. Menvielle G, Rey G, Jougla E, Luce D. Diverging trends in educational inequalities in cancer mortality between men and women in the 2000s in France. BMC Public Health 2013;13:823.
4. Mackenbach JP, Kulhánová I, Menvielle G, et al.; the Eurothine and EURO-GBD-SE consortiums. Trends in inequalities in premature mortality: a study of 3.2 million deaths in 13 European countries. J Epidemiol Community Health 2015;69:207-17.
5. Mackenbach JP, Martikainen P, Menvielle G, de Gelder R. The arithmetic of reducing inequalities: a theoretical analysis illustrated with European mortality data. J Epidemiol Community Health 2016;70:730-6.
6. Mackenbach JP, Kulhánová I, Bopp M, et al. Inequalities in alcohol-related mortality in 16 European countries: large variations, unfavourable trends. Plos Med 2015;12:e1001909.
7. De Gelder R, Menvielle G, Costa G, et al. Long term trends in socioeconomic inequalities in mortality in 6 European countries. Int J Public Health 2017;62:127-41.
8. Kulik MC, Menvielle G, Eikemo TA, et al. Educational inequalities in three smoking-related causes of death in 18 European populations. Nicotine Tob Res 2014;16:507-18.
9. Menvielle G, Kulhanova I, Bryère J, et al.Tobacco-attributable burden of cancer according to socioeconomic position in France. Int J Cancer 2018;143:478-85.
10. Menvielle G, Dugas J, Franck J, Carton M, Stücker I, Luce D. Occupational prestige trajectory and lung and head and neck cancer risk among men and women in France. Int J Public Health 2018;63:833-45.
11. Menvielle G, Truong T, Jellouli F, et al. Letter to the editor. Education and lung cancer among never smokers. Epidemiology 2014;25:934-5.

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Résumé

Il existe de fortes inégalités sociales de mortalité en France comme dans l’ensemble des pays. Dans un contexte de baisse de la mortalité, la situation est encourageante chez les hommes avec une diminution au cours du temps de l’écart de mortalité entre ces deux groupes. Au contraire, chez les femmes les inégalités sociales de mortalité augmentent et cette tendance défavorable est en grande partie expliquée par la mortalité due au tabac. Les déterminants à l’origine des inégalités sociales de santé sont multiples. Des études sont nécessaires pour bien comprendre les mécanismes à l’œuvre, et évaluer le rôle du contexte de vie personnelle et professionnelle et du système de soins qui sont des déterminants majeurs des inégalités indépendamment des comportements individuels.