S’interroger sur les inégalités sociales de santé et sur les dispositifs qui permettent de les réduire conduit nécessairement à s’interroger sur les modèles de justice que l’on souhaiterait collectivement concrétiser.
Il n’est pas possible de considérer que toutes les inégalités sont, en elles-mêmes, des injustices que la collectivité serait responsable de réduire. Les résultats scolaires, au sein d’une classe, par exemple, sont ­inégaux. Ils peuvent, dans une certaine mesure, refléter différents efforts d’attention et d’investissement des élèves. De même, il existe des inégalités naturelles, comme par exemple la taille des individus, ou d’autres caractéristiques physiques, qu’il n’est pas possible de corriger bien qu’elles puissent avoir des effets néfastes sur certaines dimensions de la vie des personnes (l’accès à certains métiers, leur ­épanouissement affectif, etc.). Chercher à réduire toutes les inégalités pourrait nous amener, selon la formule de Pogge, à tomber dans un « puits sans fond » (bottomless pit).1, 2 En définitive, déterminer qu’une inégalité est une injustice ne peut être justifié qu’en référence à une théorie de la justice dont l’objectif est d’établir une frontière entre, d’un côté, ce qui relève du juste et de l’injuste et, d’un autre côté, ce qui n’en relève pas, et que l’on pourrait alors ­qualifier d’a-juste.2 Nous commencerons par examiner plus en détail ce qui, dans les inégalités sociales de santé, soulève des questions de justice, puis nous résumerons les discussions les plus importantes concernant le cadre d’analyse de ces inégalités.

Pourquoi les inégalités sociales de santé sont-elles des injustices ?

Il peut sembler tout d’abord que ce qui caractérise les inégalités sociales de santé comme injustices est la présence de déterminants sociologiques et/ou économiques. On sait par exemple que les inégalités de résultats scolaires sont associées à des caractéristiques socio-économiques (par exemple le revenu et le niveau d’éducation des ­parents, la disponibilité d’un environnement de travail propice au travail personnel, l’accès à des ressources ­documentaires, etc.).3, 4 Dans la santé, les déterminants sous-jacents sont désormais bien établis.* Ces déterminants sont une cause d’injustice car ils signifient que ces inégalités scolaires ou les inégalités de santé ne sont pas seulement le résultat de l’investissement déployé par les individus, mais qu’elles dépendent aussi de facteurs dont ils ne sont pas maîtres. En outre, ces inégalités ne sont pas non plus le fruit du pur hasard. À ce titre, elles peuvent donc être corrigées au moyen d’interventions visant direc­tement la correction de ces déterminants. Toutefois, la démonstration de l’existence de déterminants et de leurs corrections possibles éventuelles ne suffit pas à carac­tériser une inégalité comme une injustice.
En effet, ce qui caractérise une inégalité comme une injustice est l’impact qu’a celle-ci sur l’atteinte d’objectifs jugés fondamentaux : par exemple le fait de vivre dans des conditions matérielles satisfaisantes, de pouvoir exercer ses droits, d’être en mesure d’élever ses enfants dans un cadre de vie sécurisé et de leur apporter toutes les ressources nécessaires à leur bon développement, d’avoir une activité professionnelle valorisante et source d’estime de soi, etc.5, 6 Si l’impact des caractéristiques socio-économiques sur les résultats scolaires est une injustice, c’est parce que ces résultats scolaires auront un impact sur le niveau de revenu des individus tout au long de leur vie et que le revenu lui-même a un impact sur un ensemble de ces objectifs jugés fondamentaux. De même, si les inégalités sociales de santé sont considérées de façon quasi unanime comme des injustices, c’est parce que le fait de bénéficier d’une bonne santé est un prérequis pour mener à terme nos projets de vie et aider nos proches à mener les leurs.
Il existe cependant des débats nombreux sur ce que sont ces objectifs fondamentaux dans la littérature académique, en philosophie et en sciences sociales.

Principales controverses en théorie de la justice

Quels sont ces objectifs fondamentaux ?

La première question qui se pose est de savoir s’il est possible et souhaitable de définir des objectifs fondamentaux qui puissent être valides universellement pour l’ensemble de la population, ou s’il convient d’y renoncer au nom d’une conception pluraliste du bien.** C’est notamment dans cette seconde perspective que se situent les modèles de justice dits welfaristes, auquel appartient la doctrine utilitariste, qui, plutôt que de juger l’opportunité d’un investissement public au regard d’objectifs préétablis, l’évalue en fonction du bien-être qu’il produit pour les individus, sachant que leur bien-être varie en fonction de préférences individuelles tout à fait particulières (v. encadré). Depuis plusieurs années, des auteurs ont toutefois proposé de s’appuyer sur d’autres cadres théoriques que le cadre utilitariste et envisagent de définir collectivement les objectifs fondamentaux sur lesquels nous nous accordons, en s’appuyant sur une procédure délibérative, locale, à l’instar du courant libéral-égalitariste.

Quelle place pour la responsabilité individuelle ?

Une deuxième question concerne la prise en compte ou non de la responsabilité individuelle dans l’atteinte de ces objectifs fondamentaux, comme par exemple l’effort mis en œuvre ou encore la prudence exercée, etc. La collec­tivité est-elle tenu de réduire les inégalités quelle que soit la part de responsabilité des individus dans la réalisation des résultats, ou se limite-t-elle à devoir garantir à tous une égalité des chances, au départ ? Les modèles de justice décrits par John Rawsl7 et Amartya Sen8 ont en commun de privilégier un objectif d’égalisation des ressources et des opportunités de réalisation (que Sen appelle « capabilités ») plutôt qu’un objectif d’égalisation des résultats. De même, Ronald Dworkin9 et plus généralement les tenants du courant Luck Egalitarianism distinguent les inégalités qui sont le fruit de la malchance et que la collectivité est tenue de corriger et de compenser de celles qui sont la conséquence de choix individuels. Appliqué à la santé, cela reviendrait à garantir à tous l’ensemble des conditions nécessaires pour être en bonne santé tout au long de sa vie (par exemple au moyen d’interventions de prévention et d’information) ainsi que la prise en charge des problèmes de santé qui surviennent accidentellement. La responsabilité de la collectivité dans la prise en charge d’événements de ­santé résultant de comportements à risque tels que la consommation de tabac, d’alcool ou encore la pratique de sports dangereux serait alors moindre, voire, pour les partisans des positions les plus extrêmes, nulle. Indépendamment des discussions théoriques que l’on peut avoir sur cette question, il convient de souligner qu’il est difficile de ­distinguer les comportements qui relèvent de la volonté propre des individus de ceux qui sont l’effet d’un environnement social et économique. On sait par exemple que la consommation de tabac est associée au niveau de revenu, au diplôme, à la situation de chômage ainsi qu’au stress et à l’exposition à des violences.10 Par ailleurs, le niveau d’information en santé et la possibilité pour des individus de s’approprier des connaissances en santé et de les transformer en action dépendent des environnements dans lesquels ils évoluent.*** Enfin, la capacité de libre arbitre individuel dans le contexte d’addiction pose de nombreuses questions.11

Comment hierarchiser ces objectifs fondamentaux ?

Enfin, une troisième question se pose concernant la hiérarchie à établir entre ces différents objectifs fondamentaux. Une première possibilité est de s’appuyer sur les préférences individuelles pour évaluer les priorités que la collectivité souhaite respecter. Il est possible, par exemple, de mener des enquêtes empiriques en population générale pour mesurer l’importance accordée aux différentes ­dimensions de leur vie par les individus.12, 13 Une seconde possibilité est de revenir aux fondements du contrat social qui nous lie les uns aux autres pour définir les besoins auxquels il est prioritairement nécessaire de répondre, comme le propose John Rawls.7 Selon lui, le principe d’égale liberté est par exemple prioritaire par rapport au principe d’égalité des chances, lequel est lui-même ­prioritaire par rapport au principe de différence (le fait de répartir les ressources de façon à améliorer au maximum le sort des individus les plus défavorisés [v. encadré]).

Conclusion

Notre analyse nous a permis d’envisager sur quels fondements s’appuyer pour déterminer que les inégalités ­sociales de santé sont des injustices que la collectivité a la responsabilité de réduire. Pour aller plus loin, il convient donc maintenant de porter notre attention sur les travaux scientifiques qui sont menés en France et dans le monde pour identifier les déterminants de ces inégalités (v. page 957). Ces travaux constituent un prérequis essentiel pour définir les interventions publiques pertinentes afin de réduire ces inégalités sociales de santé. Ils permettent également de souligner l’importance d’une approche ­transectorielle puisque des liens apparaissent de façon évidente entre la santé et les autres domaines d’intervention publique (éducation, environnement, conditions de travail, répartition des revenus, etc.). Par ailleurs, le travail d’évaluation des programmes de santé publique expérimentés dans des contextes particuliers permet d’identifier les actions les plus efficientes, c’est-à-dire celles qui permettent de produire les meilleurs résultats compte-tenu des ressources disponibles. Ces évaluations sont aujourd’hui indispensables dans la mesure où des questions légitimes se posent sur le montant total que nous pouvons investir en santé par rapport à d’autres investissements sociaux. Il semble enfin utile de s’intéresser plus précisément à l’impact des différentes pratiques de soins sur la réduction de ces inégalités sociales de santé. Les professionnels de santé agissent quotidiennement pour les réduire et en limiter les effets. Il est dommage que l’efficacité de leur action ne soit pas plus précisément mise en lumière et que les expériences de soins les plus réussies ne soient pas davantage partagées, de façon collégiale. 
Voir aussi page 957 l’article « Inégalités sociales de santé : données de cadrage épidémiologique »* Les premiers travaux de référence montrant existence d’un lien entre les conditions de vie socio-économiques et l’état de santé sont ceux de Michael Marmot (The status syndrome: how social standing affects our health and longevity. New York: Time Books, 2004), de Margaret Whitehead, Peter Townsend et Nick Davidson (Inequalities in health: the black report ; the health divide. Londres: Penguin Group, 1988) et de George Davey Smith, Martin J. Schipley, Geoffrey Rose (Magnitude and causes of socioeconomic differentials in mortality: further evidence from the whitehall study. J Epidemiol Community Health 1990;44). En France, une bibliographique complète est proposée par l’IRDES (http://www.irdes.fr/documentation/syntheses/les-inegalites-sociales-de-sante.pdf). ** Une société pluraliste est une société qui respecte différentes conceptions de la vie bonne. *** Voir l’interview du Pr Pierre Lombrail, département de santé publique Paris-13, expert sur la thématique « Agir sur les inégalités sociales de santé » lors de la 1re Agora de l’ETP organisée par le pôle de ressources en ETP d’Île-de-France le 22 novembre 2018 (https://www.youtube.com/watch?v=X-CD1mq84cU&t=10s)
Encadre

Utilitarisme et égalitarisme

L’éthique utilitariste recommande d’avoir comme principe d’action la recherche « du plus grand bonheur du plus grand nombre » et impose de considérer que l’amélioration du bien-être de chaque individu a une valeur identique quelle que soit sa situation personnelle – « chacun compte pour un et pas pour plus d’un ». La légitimité et la moralité d’un acte doivent être évaluées en fonction de son impact sur la somme totale des satisfactions individuelles (appelées « utilités ») qu’il permet de produire. Dans le domaine de la santé, il est souvent considéré que la doctrine utilitariste implique de chercher à répartir les ressources de façon à maximiser la quantité totale de « gains de santé » produits au niveau collectif au motif que les gains en santé sont générateurs de bien-être. Les figures de proue de l’éthique utilitariste classique sont Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873) et ceux de l’éthique utilitariste contemporaine Peter Singer (1946).

Un courant philosophique alternatif à l’utilitarisme, le courant libéral-égalitariste, s’est développé sous l’impulsion des travaux de John Rawls (1921-2002). Ce courant propose de prendre en compte la répartition des ressources entre les membres de la collectivité et non seulement, comme le préconise l’utilitarisme, la quantité totale de bien-être qu’elles permettent de produire. Pour Rawls, la répartition des ressources publiques est en effet considérée comme juste lorsqu’elle permet d’améliorer au maximum le sort des individus les plus défavorisés, même si cela conduit à diminuer la production globale de bien-être au niveau collectif. Il précise par ailleurs qu’une société est juste lorsque les libertés fondamentales des individus sont respectées. Dans cet objectif, Rawls identifie une série de biens premiers qui doivent être garantis à chacun. Ces biens premiers correspondent aux biens que toute personne désire rationnellement quels que soient ses désirs et ses goûts particuliers, et dont toute personne doit pouvoir bénéficier pour être réellement libre de faire des choix et d’accomplir son projet de vie. Selon Rawls, il est impératif de garantir la juste répartition de ces biens premiers sociaux, même si cela conduit à diminuer la production globale de bien-être au niveau collectif. Si Rawls ne s’est pas prononcé sur la place de la santé parmi cette liste des biens premiers sociaux, plusieurs auteurs ont étudié l’application des principes de justice rawlsiens dans le domaine des politiques de santé.8, 14, 15

Références
1. Pogge T. Relational conceptions of justice : responsabilities for health outcomes ». In: S. Anand, F. Peter, A. Sen, Public Health, Ethics and Equity. Oxford: Oxford University Press, 2004:135-61.
2. Weil-Dubuc PL. Penser les politiques de santé à l’individualisation des risques. Thèse de doctorat en philosophie (sous la direction d’Alain Renaut). Paris : université Paris-Sorbonne, 2012.
3. Felouzis G. Les inégalités scolaires. Paris : Presses universitaires de France, Coll. Que sais-je ?, 2014.
4. Nau X. Les inégalités à l’école. Avis du Conseil économique, social et environnemental, 2011. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/114000564.pdf
5. Fleurbaey M. Equal opportunity of equal social outcome. Economics and Philosophy 1995;11:25-55.
6. Sen A. On ethics and economics. Oxford: Basil Blackwell, 1987.
7. Rawls J. Unité sociale et biens premiers. Raisons politiques 2009/1 (n° 33). Publication originale: Rawls J. Social unity and primary goods. In: Amartya Sen et Bernard Williams (dir.), Utilitarianism and Beyond. Cambridge: Cambridge University Press, 1982:159-85.
8. Sen A. Why health equity? Health Econ 2002;11:659-66.
9. Dworkin R. Sovereign virtue: the theory and practice of equality. Cambridge (MA) : Harvard University Press, 2000.
10. INPES, Le tabagisme en France. Analyse de l’enquête Baromètre santé 2010, Inpes, coll. Baromètres santé, 2013 - http://inpes.santepubliquefrance.fr/CFESBases/catalogue/pdf/1513.pdf
11. Besson J, Grivel J. Les addictions, entre déterminisme et liberté. Schweiz Arch Neurol Psychiatr 2010;161:296-8.
12. Fleurbaey M. Ni perfectionniste ni welfariste : l’indice des biens premiers est possible. Revue de philosophie économique 2003;7:111-35.
13. Mitchell PM, Roberts TE, Barton PM, Coast J. 2015, Assessing sufficient capability: A new approach to economic evaluation, Soc Sci Med. 2015 Aug;139:71-9.
14. Fleurbaey M. Le revenu équivalent-santé, un outil pour l’analyse des inégalités sociales de santé. Rev Epidemiol Sante Publique 2007;55(1):39-46.
15. Daniels N. L’extension de la justice comme équité à la santé et aux soins de santé. Raisons politiques 2009;34:9-29.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés