Pourquoi les inégalités sociales de santé sont-elles des injustices ?
En effet, ce qui caractérise une inégalité comme une injustice est l’impact qu’a celle-ci sur l’atteinte d’objectifs jugés fondamentaux : par exemple le fait de vivre dans des conditions matérielles satisfaisantes, de pouvoir exercer ses droits, d’être en mesure d’élever ses enfants dans un cadre de vie sécurisé et de leur apporter toutes les ressources nécessaires à leur bon développement, d’avoir une activité professionnelle valorisante et source d’estime de soi, etc.5, 6 Si l’impact des caractéristiques socio-économiques sur les résultats scolaires est une injustice, c’est parce que ces résultats scolaires auront un impact sur le niveau de revenu des individus tout au long de leur vie et que le revenu lui-même a un impact sur un ensemble de ces objectifs jugés fondamentaux. De même, si les inégalités sociales de santé sont considérées de façon quasi unanime comme des injustices, c’est parce que le fait de bénéficier d’une bonne santé est un prérequis pour mener à terme nos projets de vie et aider nos proches à mener les leurs.
Il existe cependant des débats nombreux sur ce que sont ces objectifs fondamentaux dans la littérature académique, en philosophie et en sciences sociales.
Principales controverses en théorie de la justice
Quels sont ces objectifs fondamentaux ?
Quelle place pour la responsabilité individuelle ?
Comment hierarchiser ces objectifs fondamentaux ?
Conclusion
Utilitarisme et égalitarisme
L’éthique utilitariste recommande d’avoir comme principe d’action la recherche « du plus grand bonheur du plus grand nombre » et impose de considérer que l’amélioration du bien-être de chaque individu a une valeur identique quelle que soit sa situation personnelle – « chacun compte pour un et pas pour plus d’un ». La légitimité et la moralité d’un acte doivent être évaluées en fonction de son impact sur la somme totale des satisfactions individuelles (appelées « utilités ») qu’il permet de produire. Dans le domaine de la santé, il est souvent considéré que la doctrine utilitariste implique de chercher à répartir les ressources de façon à maximiser la quantité totale de « gains de santé » produits au niveau collectif au motif que les gains en santé sont générateurs de bien-être. Les figures de proue de l’éthique utilitariste classique sont Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873) et ceux de l’éthique utilitariste contemporaine Peter Singer (1946).
Un courant philosophique alternatif à l’utilitarisme, le courant libéral-égalitariste, s’est développé sous l’impulsion des travaux de John Rawls (1921-2002). Ce courant propose de prendre en compte la répartition des ressources entre les membres de la collectivité et non seulement, comme le préconise l’utilitarisme, la quantité totale de bien-être qu’elles permettent de produire. Pour Rawls, la répartition des ressources publiques est en effet considérée comme juste lorsqu’elle permet d’améliorer au maximum le sort des individus les plus défavorisés, même si cela conduit à diminuer la production globale de bien-être au niveau collectif. Il précise par ailleurs qu’une société est juste lorsque les libertés fondamentales des individus sont respectées. Dans cet objectif, Rawls identifie une série de biens premiers qui doivent être garantis à chacun. Ces biens premiers correspondent aux biens que toute personne désire rationnellement quels que soient ses désirs et ses goûts particuliers, et dont toute personne doit pouvoir bénéficier pour être réellement libre de faire des choix et d’accomplir son projet de vie. Selon Rawls, il est impératif de garantir la juste répartition de ces biens premiers sociaux, même si cela conduit à diminuer la production globale de bien-être au niveau collectif. Si Rawls ne s’est pas prononcé sur la place de la santé parmi cette liste des biens premiers sociaux, plusieurs auteurs ont étudié l’application des principes de justice rawlsiens dans le domaine des politiques de santé.8, 14, 15
2. Weil-Dubuc PL. Penser les politiques de santé à l’individualisation des risques. Thèse de doctorat en philosophie (sous la direction d’Alain Renaut). Paris : université Paris-Sorbonne, 2012.
3. Felouzis G. Les inégalités scolaires. Paris : Presses universitaires de France, Coll. Que sais-je ?, 2014.
4. Nau X. Les inégalités à l’école. Avis du Conseil économique, social et environnemental, 2011. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/114000564.pdf
5. Fleurbaey M. Equal opportunity of equal social outcome. Economics and Philosophy 1995;11:25-55.
6. Sen A. On ethics and economics. Oxford: Basil Blackwell, 1987.
7. Rawls J. Unité sociale et biens premiers. Raisons politiques 2009/1 (n° 33). Publication originale: Rawls J. Social unity and primary goods. In: Amartya Sen et Bernard Williams (dir.), Utilitarianism and Beyond. Cambridge: Cambridge University Press, 1982:159-85.
8. Sen A. Why health equity? Health Econ 2002;11:659-66.
9. Dworkin R. Sovereign virtue: the theory and practice of equality. Cambridge (MA) : Harvard University Press, 2000.
10. INPES, Le tabagisme en France. Analyse de l’enquête Baromètre santé 2010, Inpes, coll. Baromètres santé, 2013 - http://inpes.santepubliquefrance.fr/CFESBases/catalogue/pdf/1513.pdf
11. Besson J, Grivel J. Les addictions, entre déterminisme et liberté. Schweiz Arch Neurol Psychiatr 2010;161:296-8.
12. Fleurbaey M. Ni perfectionniste ni welfariste : l’indice des biens premiers est possible. Revue de philosophie économique 2003;7:111-35.
13. Mitchell PM, Roberts TE, Barton PM, Coast J. 2015, Assessing sufficient capability: A new approach to economic evaluation, Soc Sci Med. 2015 Aug;139:71-9.
14. Fleurbaey M. Le revenu équivalent-santé, un outil pour l’analyse des inégalités sociales de santé. Rev Epidemiol Sante Publique 2007;55(1):39-46.
15. Daniels N. L’extension de la justice comme équité à la santé et aux soins de santé. Raisons politiques 2009;34:9-29.