En avril dernier, l’Académie des sciences souhaitait sensibiliser à ce sujet mais sans céder au catastrophisme ni le diaboliser.1 Le ton change aujourd’hui avec de nouvelles données, assez inquiétantes.
Un travail mené par des chercheurs de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) rappelle le contexte : les adolescents grandissent dans un univers numérique omniprésent ; et de nombreuses activités scolaires ou de loisirs, individuelles ou collectives, impliquent l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC).2 Aujourd’hui en France, la très grande majorité des ménages avec enfant(s) sont équipés d’au moins deux écrans (télévision et ordinateur), et sont munis d’une connexion Internet. Chaque membre du foyer possède (généralement à partir de 10 ans) son propre téléphone portable.
Et tout évolue très vite.« Le développement du nomadisme numérique permet en outre d’être “ connecté , de jouer et d’avoir accès à d’innombrables contenus en tout lieu et quasiment sans interruption. En 2018, 88 % des lycéens français déclaraient surfer sur Internet tous les jours – contre 23 % en 2003. » Les chercheurs de l’OFDT observent que ces outils « constituent indéniablement des vecteurs de socialisation, d’information ou de loisirs ». Cependant, leur usage intensif pourrait entraîner des comportements problématiques, voire de nouvelles formes d’addiction, notamment aux jeux vidéo ou aux réseaux sociaux.
« Définir et repérer d’éventuels comportements “ abusifs  ou problématiques se révèlent aujourd’hui un enjeu majeur de santé publique », souligne l’OFDT. Près de 15 % des adolescents uti- liseraient d’ores et déjà un ordinateur plus de 6 heures par jour. Si l’on additionne les temps moyens que les jeunes déclarent passer quotidiennement devant les divers écrans, on aboutit à au moins 4 heures chez 57 % d’entre eux et 6 heures chez 39 %.
Faut-il pour autant désespérer ? La moitié des jeunes reconnaît avoir un usage excessif des réseaux sociaux. Selon l’OFDT, cette piste pourrait être explorée à la fois en sensibilisant mieux les parents et en pariant sur la possibilité d’une autorégulation. C’est pourquoi il faudrait s’intéresser davantage aux ressentis négatifs des adolescents qu’il s’agisse des pertes de contrôle ou des sensations de manque, autant de caractéristiques propres aux addictions.
Dans La fabrique du crétin digital, Michel Desmurget, spécialiste des neurosciences cognitives au CNRS, nous alerte, chiffres à l’appui, sur ce qu’il estime être un problème majeur de santé publique.3 Selon lui, laisser enfants et adolescents face à des écrans relève d’une forme de « maltraitance ». Il explique, fort de nombreuses études, que les écrans (quels qu’ils soient) seraient impliqués dans des retards de développement du langage, et induiraient des troubles du sommeil et de l’attention.
« Le cerveau – surtout lorsqu’il est en construction – n’est pas fait pour subir ce bombardement sensoriel. Le temps d’écran n’est pas seulement excessif, il est extravagant. Dans les cinq à six premières années de la vie, chaque minute compte : c’est une période de développement absolument unique, d’apprentissage, de plasticité cérébrale qui ne se reproduira plus, souligne-t-il. Au-delà de 6 ans, jusqu’à une demi-heure, voire une heure de consommation par jour, il n’y a pas d’effets mesurables pour peu que les contenus consultés soient adaptés et que cette activité ne touche pas le sommeil. Mais on est très au-delà. Ce qui se produit en ce moment est une expérience inédite de décérébration à grande échelle.»
L’heure est-elle si grave qu’il faudrait dès aujourd’hui en appeler à la puissance publique ?
Références
1. Académie des sciences, Académie nationale de médecine. L’enfant, l’adolescent, la famille et les écrans. Appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques. Rapport. Avril 2019.https://bit.ly/2OlLmT6
2. Philippon A, Spilka S. Niveaux d’usages des écrans à la fin de l’adolescence en 2017. OFDT. Octobre 2019. https://bit.ly/2qs6X42
3. Desmurget M, La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants. Paris: Seuil; 2019.