Alors qu’environ la moitié des adultes de 18 ans a déjà expérimenté le cannabis, la fréquence d’usage – et avant tout d’ivresse, sans parler encore de mésusage – justifie de connaître cette situation, de l’accompagner et d’en prévenir les complications.
Il existe des ivresses cannabiques, issues de la consommation de Cannabis sativa indica, troisième source de substances psychoactives (après l’alcool et le tabac) et première substance illicite consommée en France.1
L’effet psychoactif est lié à des alcaloïdes dont le delta-9-trans-tetrahydrocannabinol (THC) principalement, mais aussi le cannabinol (CBN) et le cannabidiol (CBD).
Différents modes de consommation sont possibles : principalement fumé (parfois chauffé et inhalé ou vaporisé) mais aussi ingéré.
À la différence de l’alcool, des opiacés ou de la cocaïne, il n’y aurait pas de dose de cannabismortelle en dehors d’exceptionnelles allergies,1 ou d’ingestions accidentelles massives chez des enfants.
La consommation de cannabinoïdes de synthèse induit également des effets psychoactifs avec des niveaux plus importants et prolongés ;2 il existe des dizaines de molécules, avec diverses appellations intégrant la notion de « spice ».
Du fait de l’essor et de la banalisation de l’usage du cannabis, des ivresses cannabiques peuvent se rencontrer en situations d’urgence, mais ne sont pas toujours reconnues comme telles, ni recherchées, car peu envisagées par les cliniciens.
Une histoire aussi présente en Occident
Connu et utilisé depuis l’antiquité, le chanvre indien se consommait déjà au Moyen-Âge en France ; Rabelais vantait ainsi ses vertus thérapeutiques et enivrantes.
Le XIXe siècle a été une première grande époque du cannabis (le haschisch offrait « le bonheur absolu avec toutes ses ivresses » selon Baudelaire), avant que n’apparaissent une interdiction d’usage et une prohibition toujours en cours.2 Baudelaire a décrit les effets d’une ivresse s’installant lentement en trois phases : un premier temps d’hilarité irrésistible et de pensée devenant vague ; un second de faiblesse, stupéfaction avec ressenti d’acuité et de finesse des sens, associé à des hallucinations ; un dernier qualifié d’ivresse vertigineuse, de kief, « de bonheur absolu ».
Un tableau clinique spécifique
L’ivresse cannabique est toujours décrite en trois phases : montée, plateau et redescente.3 Plus précisément, s’y succèdent bien-être euphorique, puis excitabilité avec hyperesthésie sensorielle et désorientation spatiotemporelle, et enfin phase extatique d’hallucinations auditives et visuelles avant un temps de sommeil.
Le tableau clinique se répartit en signes subjectifs rapportés et signes objectifs constatés.
Les signes subjectifs sont nombreux :1
– euphorie, détente, ressenti de bien-être, désinhibition, logorrhée, hyperesthésie sensorielle (visuelle, auditive, gustative, tactile…), sensation de ralentissement du temps ;
– sensation de soif et de faim fréquente ;
– onirisme, avec distorsion des perceptions sensorielles, illusions voire hallucinations, perturbation du schéma corporel (jusqu’à des transformations ressenties, de soi ou des autres), dépersonnalisation dans un registre de troubles psychotiques toxiques transitoires.
Les signes objectifs associent symptômes bénins et plus sévères :4
– hyperhémie conjonctivale, tachycardie, sécheresse buccale, hypersudation, hypotension artérielle orthostatique, toux, nystagmus, diplopie, démarche ébrieuse, myorelaxation… ;
– ralentissement du transit intestinal et parfois rétention urinaire ;
– dysarthrie, bradypnée, faiblesse musculaire, incoordination motrice, tremblements, myoclonies ainsi que divers troubles cognitifs ;
– sédation, sommeil ou coma avant un retour au calme, accompagné d’aboulie et d’apathie.
Dans le DSM-5, l’intoxication cannabique est décrite ainsi : « changements comportementaux ou psychologiques, inadaptés, cliniquement significatifs (altération de la coordination motrice, euphorie, anxiété, sensation de ralentissement du temps, altération du jugement, retrait social) », associés à au moins 2 des 4 signes physiques suivants : « conjonctives injectées, augmentation de l’appétit, sécheresse de la bouche, tachycardie ».
Manifestations et évolution : variables d’un individu à l’autre
Les effets du cannabis peuvent varier selon la dose de principe actif absorbée, l’expérience d’usage des consommateurs, leur personnalité, le contexte émotionnel, la qualité de l’entourage au moment de la prise, et peut-être la voie d’absorption.4,5
Associée à d’autres consommations de substances, la manifestation de l’ivresse cannabique peut en être modifiée : plus cauchemardesque avec l’alcool ; plus anxiogène avec des opiacés ou des stimulants.3
Aux différents stades de l’ivresse cannabique, diversesconséquences comportementales ou affectives peuvent apparaître, secondaires à des fluctuations thymiques ou aux troubles dissociatifs : euphorie, anxiété, agressivité, voire crises d’angoisse, tentative de suicide, résumées sous le terme d’« expériences défavorables » (bad trips).1
La résolution de l’ivresse cannabique est assez rapide (quelques heures en général), plus prolongée que celle de l’ivresse alcoolique, avant la récupération somatopsychique précédant l’élimination des principes actifs.
Les lendemains d’ivresse cannabique peuvent être désagréables, peut-être moins qu’après une ivresse alcoolique, sous la forme d’une veisalgie spécifique (weed hangover).6
Outre l’expérience psychotique transitoire de son ivresse, le cannabis aggrave la symptomatologie psychotique de psychoses schizophréniques.5 La possibilité de décompensations psychotiques (plutôt que de troubles psychotiques induits au-delà de l’ivresse) est possible, quoique rare.1
Aucun traitement spécifique n’est requis ; les complications relèvent d’approches symptomatiques.
Diagnostics positif et différentiel
Le diagnostic de l’ivresse cannabique est clinique et anamnestique. Des tests qualitatifs urinaires ou salivaires peuvent aider en urgence, mais ils ne permettent ni une quantification immédiate du niveau d’intoxication, ni des analyses plus précises (réservées à des laboratoires spécialisés avec des résultats différés).
L’ivresse cannabique doit être différenciée des trois situations suivantes :
– effet thérapeutique de l’usage médical de certains alcaloïdes, quelles que soient leurs indications ;
– intoxication de jeunes enfants après ingestion involontaire de dérivés de cannabis ;
– hyperémèse cannabique ou cannabinoïde (SHC), décrite depuis 2004, lors de consommations chroniques et répétées de cannabis, associant vomissements incoercibles et douleurs abdominales.
Un véritable enjeu social
« L’ivresse cannabique correspond à une fonction recherchée par les usagers et reconnue par eux ».3
La considération sociale de l’usage et de l’ivresse cannabique est difficile à synthétiser, entre une législation répressive qui perdure et, à l’opposé, des espoirs thérapeutiques parfois démesurés.
Alors qu’environ la moitié des adultes de 18 ans a déjà expérimenté le cannabis, la fréquence d’usage – et avant tout d’ivresse, sans parler encore de mésusage – justifie de connaître cette situation, de l’accompagner et d’en prévenir les complications, afin de faciliter l’amortissement social de ces consommations, qu’aucune forme de prohibition n’a jamais pu prévenir.
1. Richard D, Senon JL. Le cannabis. Coll. « Que sais-je ». Presses universitaires de France, Paris, 2010.
2. Menecier P. Les illusions de l’ivresse. Éditions In Press, Paris, 2022.
3. Ingold FR, Kaplan CD, Sueur C. De cannabis bono. Ann Med Psychol 2020;178(3):296-302.
4. Laqueille X, Launay C, Kanit M. Les troubles psychiatriques et somatiques induits par le cannabis. Ann Pharma Fr 2008;66(4):245-54.
5. Dervaux A. Cannabis et troubles psychotiques.Presse Med Form 2020;1(4):394-404.
6. Menecier P. Veisalgie et lendemains d’ivresse. Rev Prat Med Gen 2022;36(1068):269-70.