Le cancer est une maladie très fréquente ; son incidence, qui ne cesse de croître chaque année (+ 0,7 % entre 2010 et 2018), augmente régulièrement avec l’âge, et près d’un tiers des cancers survient chez les personnes âgées de 75 ans et plus.1 En 2017, 75 % des décès par cancer sont survenus chez les plus de 65 ans en France métropolitaine, dont près de 25 % chez les plus de 85 ans. La répartition des cancers les plus fréquents est la même après 75 ans que dans la population générale : cancers de la prostate, du poumon et colorectal pour l’homme  ; et cancers du sein, colorectal et du poumon chez la femme. Toutefois, la survie nette – survie qui serait observée si le cancer était la seule cause de décès – est moins bonne chez les personnes âgées. Les facteurs de mauvais pronostic sur le plan oncologique sont bien établis : sexe masculin, localisation tumorale, stade avancé du cancer, statut de performance (PS), comorbidités et syndrome inflammatoire. Si l’âge est également un facteur de mauvais pronostic, d’autres facteurs sont à considérer pour la population âgée, comme l’état fonctionnel, l’environnement social, le statut nutritionnel, les fonctions cognitives (encadré), etc. L’expertise du gériatre permet de dépister ces facteurs et d’en limiter le retentissement.2 

Évaluation oncogériatrique

La population âgée est très hétérogène,3 ce qui rend complexe sa prise en charge et nécessite la mise en place de recommandations spécifiques. L’état de santé et l’espérance de vie peuvent varier selon l’existence de comorbidités ou de fragilité gériatrique. 

La fragilité se définit comme la diminution de l’homéostasie et de la résistance face au stress. Elle augmente la vulnérabilité et les risques d’effets néfastes (progression d’une maladie, chutes, incapacités et mort prématurée) par baisse des réserves fonctionnelles. La fragilité ne se résume donc ni à la pathologie multiple, ni à la perte d’autonomie, ni au vieillissement. Depuis 2012, l’Institut national du cancer (INCa) recommande la réalisation d’un test de dépistage de la fragilité chez l’ensemble des patients âgés atteints de cancer : le G8 (tableau) ;4 un score inférieur ou égal à 14 révèle une vulnérabilité devant conduire à une évaluation gériatrique approfondie (EGA). L’EGA permet une estimation globale et multidimensionnelle de l’état du patient âgé atteint de cancer (fig. 1) ; elle permet d’apprécier la situation du patient dans sa globalité en évaluant ses réserves de manière individuelle. Le gériatre peut ainsi participer à la décision thérapeutique oncologique, proposer des adaptations de traitement et prendre en charge de façon conjointe les comorbidités et la fragilité gériatrique. 

Éléments de décision thérapeutique 

La prise de décision en oncologie est souvent complexe lorsqu’il s’agit d’un patient âgé ; l’objectif est de le prendre en charge le mieux possible, sans le sous-traiter mais sans non plus altérer son autonomie ou sa qualité de vie. 

Conséquences de l’évaluation oncogériatrique

Les paramètres de l’évaluation gériatrique ont un impact pronostique bien connu dans la littérature. Le score G8 a une valeur pronostique pour la survie globale ;5 la vitesse de marche prédit la fragilité ; l’évaluation de l’autonomie par les activités de la vie quotidienne (ADL) semble prédire la survie globale et les complications postopératoires ;6 un score au Mini Mental State Examination (MMSE) inférieur à 27 est corrélé à la toxicité des traitements et aux hospitalisations non programmées.7 Certains scores, comme celui de Nice, permettent d’estimer le risque de mortalité à cent jours : si ce risque est très élevé, la pertinence de la mise en place d’un traitement spécifique du cancer est à discuter.8  

Une fois l’évaluation oncogériatrique réalisée, l’oncogériatre doit proposer un parcours de soins personnalisé prenant en compte les fragilités et les capacités de récupération. Cela sous-entend un accompagnement au long cours. En prenant l’exemple de la chirurgie, une préhabilitation opératoire trimodale – incluant conseils diététiques, activités physiques d’endurance et de renforcement musculaire et prise en charge psychologique du stress périopératoire – peut être mise en place. Le gériatre peut aider aux prescriptions périopératoires, prévoir le transfert en rééducation ou le retour au domicile et réévaluer le patient à distance. 

Le patient : acteur de la décision

L’analyse des souhaits du patient et de son entourage doit être impérativement intégrée au processus décisionnel. Parmi les patients octogénaires ou nonagénaires, certains souhaitent une prise en charge agressive tandis que d’autres la refusent, et ce malgré l’avis des médecins. Parmi les éléments de réponse à la question « Jusqu’où aller en oncogériatrie ? », les limites sont fixées par l’assemblée de médecins sur le rapport bénéfice/risque des thérapeutiques mais également par le patient lui-même. Sa motivation pour traverser des événements médicalement difficiles est importante à rechercher pour que, face à une complication inattendue, il ait les réserves psychiques nécessaires pour la traverser.

La collégialité est primordiale

La discussion doit avoir lieu en réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) afin d’explorer toutes les possibilités thérapeutiques. La nécessité de la présence d’un oncogériatre en RCP est maintenant tout à fait reconnue. Plusieurs situations sont possibles, prenant en compte la balance bénéfice/risque et les principes de bienfaisance et de non--malfaisance, en fonction du statut robuste ou fragile du patient (fig. 2) :9

  • lorsque l’état général du patient est conservé, sans fragilités ou comorbidités limitantes, une prise en charge standard est préconisée, avec un suivi gériatrique ; dans cette situation, le risque de sous-traitement est réel si la réflexion est limitée à l’âge chronologique (pourquoi récuser un patient pris en charge pour une tumeur infiltrante de vessie d’une chimiothérapie néoadjuvante à base de cisplatine ?) ;
  • si le patient a des fragilités qui ne compromettent pas une prise en charge standard, des traitements de support et/ou de réhabilitation doivent être mis en place sans retarder le traitement oncologique dans la mesure du possible (révision des médicaments, prescription d’activité physique adaptée...) ;
  • lorsque le patient a une contre-indication à une prise en charge telle que préconisée par les recommandations, la discussion en RCP prend encore plus de sens, pour traiter le mieux possible mais sans mettre en jeu la vie du patient ou compromettre sa qualité de vie ;
  • si le patient n’est pas éligible à une prise en charge spécifique, la discussion collégiale permet de prendre en charge au mieux les symptômes inhérents au cancer ou aux comorbidités.
 

Parmi les éléments qui pèsent dans la discussion de prise en charge et d’intensité de traitement, les symptômes liés au cancer jouent un rôle important. Un traitement spécifique permettant une amélioration franche des symptômes est à proposer plus volontiers à une personne dont l’état général ou cognitif est altéré. Par exemple, une chirurgie colique évitant une occlusion est plus utile pour un patient ayant des troubles cognitifs qu’une chirurgie rénale dont le bénéfice sur les symptômes peut, en dehors des hématuries répétées, être bien plus faible. Une chimiothérapie pour une maladie chimiosensible, comme un cancer de l’ovaire, doit être volontiers proposée, dans la perspective d’assécher une ascite. 

Enfin, pour mieux adapter la prise en charge des patients, il est nécessaire de croiser le regard de plusieurs soignants intervenant auprès du même patient. La mise en place de la coordination hospitalière via la RCP et le suivi, mais aussi extrahospitalière avec le médecin traitant ainsi que les soignants à domicile et la famille – comprenant une évaluation du fardeau de l’aidant s’il y en a un –, est primordiale.

Cohésion dans la prise en charge pour garantir le succès 

L’évolution des techniques chirurgicales et radiothérapiques ainsi que le développement de nouveaux traitements médicaux (thérapies ciblées, immunothérapie…) offrent des possibilités de prise en charge des cancers de plus en plus étendues, y compris chez les patients très âgés. La multidisciplinarité intra- et -extrahospitalière, permettant la définition d’un projet de soins centré sur les souhaits du patient et de ses aidants, est la clé d’une prise en charge optimale des octogénaires et nonagénaires atteints de cancer, chacun dans sa singularité, afin d’éviter les risques de sous-traitement ou de surtraitement. 

Encadre

Que dire à vos patients ?

  • La consultation oncogériatrique dure plus d’une heure et permet l’évaluation globale de l’état de santé des patients. 
  • La collaboration entre spécialistes permet de proposer une prise en charge personnalisée. 
  • Les patients sont au centre de la décision et pleinement acteurs de leur prise en charge.
Encadre

Troubles cognitifs en contexte oncogériatrique

L’évaluation oncogériatrique comprend-elle une évaluation cognitive ?

 Oui, mais il s’agit plutôt d’un dépistage. Les tests spécifiques ne sont pas toujours réalisés si le patient est très angoissé par la consultation ou par l’annonce. Cependant, l’orientation, la précision du discours et la compréhension des éléments récents sont toujours évaluées.

Est-ce le moment pour un bilan cognitif complet, avec recherche de cause des troubles ?

Non, le diagnostic et la prise en charge cognitive spécifique se font en période stable, donc au mieux après la prise en charge du cancer, ou après sa stabilisation. Par ailleurs, l’annonce et la mise en place des mécanismes psychiques qui en découlent, les phénomènes généraux liés au cancer et la toxicité des thérapeutiques influencent les capacités mnésiques.

Les troubles mnésiques empêchent-ils de prendre en charge un cancer ? 

Non dans la majorité des cas, mais la prise en charge doit être adaptée aux capacités de consentement et d’observance du patient. Cela sous-entend que le gériatre alerte sur les troubles et aide à la prise en charge globale.

Les troubles mnésiques peuvent-ils amener à limiter la prise en charge du cancer ?

Oui, si le traitement met en danger le patient, si le patient est dans l’opposition ou dans l’incapacité de consentir. Les limitations de soins doivent toujours être décidées collégialement et au cas par cas.

Références
1. Defossez G, Le Guyader‑Peyrou S, Uhry Z, et al. Estimations nationales de l’incidence et de la mortalité par cancer en France métropolitaine entre 1990 et 2018. Volume 1 – Tumeurs solides. Saint‑Maurice : Santé publique France, 2019.
2. Moriceau M, Weber C. Cancer chez la personne âgée : démarche oncogériatrique et dépistage des patients fragiles pour une prise en charge optimale. InfoKara 2007;22(2):49-55.
3. Van de Water W, Bastiaannet E, EganK M, et al. Management of primary metastatic breast cancer in elderly patients-an international comparison of oncogeriatric versus standard care. J Geriatr Oncol 2014;5(3):252-9.
4. Soubeyran P, Bellera C, Goyard J, et al. Screening for Vulnerability in Older Cancer Patients: The ONCODAGE Prospective Multicenter Cohort Study. PLoS One 2014;9(12):e115060.
5. Martinez-Tapia C, Paillaud E, Liuu E, et al. Prognostic value of the G8 and modified-G8 screening tools for multidimensional health problems in older patients with cancer. Eur J Cancer 2017;83:211-9.
6. Couderc A-L, Boulahssass R, Nougarède E, et al. Functional status in a geriatric oncology setting : A review. J Geriatr Oncol 2019;10(6):884-94.
7. Aparicio T, Jouve JL, Teillet L, et al. Geriatric factors predict chemotherapy feasibility: Ancillary results of FFCD 2001-02 phase III study in first-line chemotherapy for metastatic colorectal cancer in elderly patients. J Clin Oncol 2013;31(11):1464-70.
8. Boulahssass R, Gonfrier S, Ferrero JM, et al. Predicting early death in older adults with cancer. Eur J Cancer 2018;100:65-74.
9. Balducci L, Exterman M. Management of cancer in the older person: a practical approach. The oncologist 2000;5(3):224-37.

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essentiel

Le diagnostic de cancer doit être recherché quel que soit l’âge chronologique, du fait de la multiplicité des thérapeutiques existantes.

Le médecin traitant peut demander une consultation oncogériatrique, mais toujours en parallèle de la prise en charge oncologique ou chirurgicale standard.

La décision thérapeutique et le suivi d’un patient âgé en oncologie doivent être pluridisciplinaires et inclure le médecin traitant. 

Présenter le dossier en réunion de concertation pluridisciplinaire et solliciter des avis spécialisés, y compris dans le cas d’une prise en charge palliative, permettent une meilleure anticipation et gestion des symptômes.