Au début de 2020, venant de l'Est, une nouvelle maladie, a envahi la terre des Hommes à grande vitesse. De nombreuses fois, l'humanité a connu ce type d’invasion semant la mort et, avec elle, le désespoir. La surprise, la souffrance, l'angoisse, l'absence de savoir, les divers comportements admirables, misérables, ou déshonorants ont maintes fois été décrits. Retour dans le passé afin de créer, par le récit historique, l’espoir des jours meilleurs.

C’est Thucydide, en observateur lucide et historien rigoureux, qui a raconté la première épidémie marquante de notre Histoire, il y a 2500 ans : la peste d'Athènes.

Au temps de la guerre du Péloponnèse entre Athènes (grande ville de son temps dirigée par Périclès) et Sparte – début de l’été 430 avant J-C – une nouvelle maladie avait fait son apparition. Elle avait accosté au Pirée venant, par bateaux à voiles et à rames, d'au-delà de la Méditerranée. Depuis le port, transporté par les hommes à pied, elle était ensuite remontée entre les Longs Murs – murailles protectrices de dix mètres de haut – jusque dans la ville. En ce temps, les origines et les traitements des maladies étaient encore inconnus. Telle une boîte noire, le corps humain fonctionnait. Lorsqu’il se déréglait, la croyance et l'imagination tenaient lieu de savoir. Les médecins, ignares, étaient des prêtres qui faisaient faire pénitence ou porter des offrandes.

La peste d'Athènes n'était pas vraiment une peste. C’était, en toute vraisemblance, le typhus exanthématique. Peste et typhus sont deux maladies bactériennes, transmises l'une par la puce de rat, l'autre par le pou de corps. Aujourd'hui et depuis cinquante ans les médecins savent diagnostiquer les deux maladies et les guérir par les antibiotiques.

Thucydide a décrit avec talent et méthode ce fléau terrifiant. Pour que le monde sache et n'oublie pas, il a observé, lui l'historien – tel un médecin clinicien chevronné –, le tableau de la nouvelle et terrifiante maladie ainsi que ses conséquences sociales… Le début avait été soudain, comparable à une fièvre éruptive survenant en pleine santé. La tête était chaude et douloureuse. Les yeux devenaient rouges. Débutant au niveau céphalique, progressivement elle descendait vers le bas du corps. La gorge était irritée, la langue rouge couleur sang, l'haleine fétide.

Apparaissaient alors les troubles respiratoires et digestifs avec le hoquet, l'essoufflement et les vomissements. Sur la peau l'éruption s'installait, avec vésicules et pustules. L'insomnie, la soif inextinguible et la chaleur devenaient insupportables, poussant les malades à se jeter dans les puits de la ville. Confusion et amnésie étaient fréquentes. Diarrhées profuses et nécroses distales des mains et des pieds précédaient la mort, survenant généralement au bout de sept à neuf jours. Les cadavres s'entassaient dans les maisons et les rues, sans que puissent être rendus à tous les hommages funèbres. Thucydide fut atteint par la maladie mais survécut. 80 000 Athéniens n'eurent pas la même chance. Sans être médecin, il sut remarquer que ceux qui venaient au secours des malades étaient atteints à leur tour. Il fut le premier à mettre en exergue le phénomène de la contagion. Il sut voir également que ceux qui réchappaient du mal n'en étaient pas atteint une deuxième fois. Alors que la médecine de son temps n'avait pas le savoir nécessaire pour l’expliquer, tout comme Hippocrate son contemporain du même âge, il comprit que les dieux n'étaient pas à l'origine de l'épidémie. Il vu et raconta que ni les prières, ni les offrandes, ni les cérémonies aux temples ne changeaient en rien le cours dramatique de la maladie. Mais il constata également qu'aucun traitement dit « médicinal » n'entrainait un meilleur résultat.

Il décrivit le désarroi de la population, sa colère, et les multiples sentiments ressentis. La nouvelle maladie étonnait, surprenait, accablait. Rien ni personne n'était capable d'expliquer, de tranquilliser ou de soulager. Le malheur était installé et semblait sans fin, transformant les attitudes et les comportements des malades, des rescapés et de ceux qui redoutaient d'être atteint de la terrible maladie. Il raconta la détestation subite de Périclès, du grand Périclès. Alors que des décennies durant, chaque année, le grand chef avait été réélu stratège, il fut battu pour la première fois et condamné à payer une amende lors de l'élection de 430 avant J-C. Sa gestion de la guerre, sa décision d'avoir accueilli dans la ville, à l'abri des Longs Murs, les habitants de la campagne environnant Athènes (ravagée par les armées de la coalition ennemie dirigée par Sparte) étaient les motifs essentiels. Les baraquements bâtis en toute hâte pour les nouveaux arrivants étaient insalubres et surpeuplés. La nouvelle maladie avait toutes les conditions pour se propager et tandis que Périclès avait réussi à se faire réélire l'année suivante, un an plus tard il mourut de la maladie ainsi que ses deux fils aînés.

L'imagination, les croyances, l'angoisse, le désarroi et l'inculture avaient donné naissance à des idées et comportements déraisonnables, aux rumeurs les plus folles et complotistes ainsi qu’au désespoir. C'était, il y a 2500 ans.

Les multiples épidémies survenues par la suite au cours des siècles virent réapparaitre les mêmes attitudes, parfois admirables, parfois malsaines et vindicatives. Thucydide, avec intelligence, avait décrit l'essentiel de ce qu'il fallait retenir. Il avait été le maître à imiter pour les chroniqueurs des épidémies qui suivirent – qu'elles soient pestes, variole ou choléra.

Hippocrate chez les Grecs et Galien chez les Romains (les deux médecins les plus savants de l'Antiquité que nous connaissons) avaient essayé de faire de la médecine une science d'observation clinique et anatomique au détriment de croyances magiques. Les deux grands maîtres avaient vécu les deux épidémies les plus mortelles des temps anciens. Après eux et pendant 2000 ans, en Europe, la médecine ne fit que de lents progrès.

Contemporain de Thucydide, Hippocrate avait connu la peste d'Athènes. Quant à Galien, il avait connu la peste Antonine qui, elle aussi, ne fut pas une épidémie de peste mais la première épidémie connue de variole. Cette nouvelle maladie venait d'Orient, probablement de Chine, en cheminant au rythme des caravanes par les routes de la soie. En campagne en Mésopotamie, les soldats romains avaient été infectés à Séleucie sur les bords du Tigre. En revenant de la lointaine contrée, ils avaient ramené la maladie qui devint endémique. Arrivée à Rome en 166 après J-C, l'empereur Marc Aurèle, sage parmi les sages, en mourut près de Vienne treize ans plus tard, alors qu'il combattait les Barbares sur les bords du Danube.

Quant aux Chinois, il y a plus de 1000 ans, à l'image de Thucydide, ils avaient également remarqué les deux faits communs à toutes les nouvelles maladies épidémiques éruptives : elles sont contagieuses et ne surviennent pas deux fois chez un individu qui en réchappe. Ils inventèrent, à cette époque-là, la variolisation – une méthode qui consistait à inoculer la maladie sous la peau d'un bien portant, en injectant le liquide d'une pustule d'un malade guérissant. Cela leur parut une méthode de prévention. La variolisation fut interrompue en Chine car le nombre de morts qu'elle provoquait était trop important.

Elle s'exporta pourtant à l'Ouest et se pratiquait en Turquie en 1715 quand Lady Wortley Montagu, femme de l'ambassadeur anglais à Constantinople, fut convaincue de son intérêt. Elle fit varioliser ses deux jeunes enfants et devint l'apôtre de la méthode. Femme d'influence, elle réussit à persuader les grands d'Angleterre. Au xviiie siècle en Europe, la variole était un fléau redouté, tuant par milliers, par millions. Elle était la hantise de toutes les familles. Malgré les exhortations de Voltaire, les Français, bien plus que les Anglais furent réticents à se faire varioliser.

Par bonheur, l'heure du jeune médecin anglais William Jenner était proche. Dans son village natal, peu après 1770, il se passionna pour la vaccine – cette maladie des bovins qui protège les trayeurs de vaches de la variole. Après avoir surveillé et analysé les populations qui l'environnaient pendant 25 ans, en 1796 il se décida à inoculer le contenu de vésicules de vaccine de la main d'une trayeuse dans les deux bras de James Phipps, âgé de 9 ans. La réaction vaccinale fut discrète. Le jeune enfant subit quelques mois plus tard une variolisation. La variole ne se déclara pas.

Jenner avait découvert la vaccination. Protéger contre la contagion était le progrès. Sans le savoir, il avait profité de l'immunité croisée entre vaccine et variole. Il n'avait aucune connaissance des bactéries. En chimiste, en chercheur, Louis Pasteur en fit l'étude après 1850 et en perçut la virulence ainsi que les moyens de l'amoindrir sans pour autant faire disparaître l'effet protecteur du vaccin. Les capacités de défense du corps humain contre l'infection allaient peu à peu livrer leur secret. Chacun de nous est unique, mais le fonctionnement du corps humain répond à des règles communes. La connaissance de ces règles anime, encore aujourd’hui, la recherche en santé.

Après Jenner, Pasteur, les vaccins et les technologies diagnostiques, vint le tour d'Alexander Fleming. Sulfamides, antibiotique et antiviraux firent leur apparition. Les chemins de la connaissance, de la découverte et de l'innovation diagnostique et thérapeutique sont tracés. Il faut les emprunter et ne plus les quitter.

Charles Nicolle – élève de Pasteur et prix Nobel de Médecine –écrivait il y a près d'un siècle, dans son livre Naissance, vie et mort de maladies infectieuses : « Il y aura une nouvelle maladie. […] Il y aura des maladies nouvelles.... » Le message est clair, c’est un avertissement : il faut s’y préparer. Nous sommes tous différents, chacun développe sa propre maladie ; mais nous sommes aussi tous identiques – et ainsi capables de profiter des solutions communes que sont les vaccins pour se protéger, ainsi que les antibiotiques et les antiviraux pour anéantir bactéries ou virus pathogènes.

L'année que nous vivons doit servir de leçon. Le bouleversement de la vie de toutes les populations peut être évité. Découvrir la bactérie ou le virus est à la portée des laboratoires biologiques. Fabriquer le vaccin ARN messager efficace sera rapide à l’avenir.

Le produire rapidement, en grand nombre, demande de prévoir des usines de fabrication. L'intensification de travaux de recherche à la découverte de nouveaux antibiotiques et de nouveaux antiviraux pourraient être la décision politique, budgétaire et industrielle la plus efficace. Bactéries et virus, tout comme les êtres vivants, s'adaptent et résistent pour améliorer leurs conditions de vie. Multiplier les armes qui les combattent est une nécessité des temps modernes. La recherche dans le domaine des maladies infectieuses doit redevenir une priorité permanente.

En temps d'épidémie, les règles de vie des populations s'abolissent, vertus et vices se confondent ou s'inversent, la raison devient folle. Thucydide en fut le témoin. Jenner, Pasteur, Fleming et leurs émules en ont découvert les causes biologiques et les voies de traitement. Faire comprendre et admettre par tous que l'intérêt de chacun est de se faire vacciner restera le problème le plus difficile à résoudre. Ne plus connaître l'année que l'on vient de passer est un programme, un espoir, une volonté mais aussi le résultat d'une éducation…

Bernard Guiraud-Chaumeil, professeur de neurologie et ancien chef de service au CHU de Toulouse