On se souvient de ce film de Denys Arcand, Les invasions barbares (2013), qui racontait les dernier jours d’un baby boomer québécois, né en 1950, qui avait vécu avec beaucoup d’entrain toutes les libérations des années 1960-70, mais qui, divorcé, brouillé avec son fils (trader à La City), se retrouvait tout à coup malade du cancer et confronté à la mort. Arcand en a fait, symboliquement, le premier « sortant » de sa génération, c’est-à-dire celui pour qui se pose avec le plus d’acuité le problème de savoir comment mourir, crash test décisif de toute révolution culturelle comme de tout système de valeurs.
Avec ses proches, il invente alors un nouvel art de mourir, hédoniste, plus conforme à ce qu’ils sont devenus que les modèles anciens. Il meurt à la campagne, entouré des membres de sa «tribu », après un dernier repas gastronomique et d’ultimes avances à l’infirmière venue lui installer secrètement le goutte-à-goutte fatal. Techniquement, son décès est un suicide assisté plus qu’une véritable euthanasie. Le film (le meilleur d’Arcand à mon avis), véritable mythe contemporain du mourir, a eu un grand succès.
Avec beaucoup d’intelligence historique, il pose la question de savoir comment les baby boomers (nés, selon une définition large, entre 1945 et 1965) vont faire pour mourir et avec quelles conséquences sur nos attitudes face à la mort. À cette question un peu étrange – on est plus habitué les concernant à s’interroger sur l’impact de leur vieillissement sur les comptes publics ou le marché de l’emploi –, on sera peut-être tenté de répondre de prime abord : comme ils pourront. C’est-à-dire probablement pas très bien, mais ni plus ni moins, en somme, que leurs prédécesseurs, puisque comme disait déjà Villon, « quiconque meurt, meurt à douleur » et qu’on ne voit pas très bien ce qui pourrait à court terme changer cette donnée fondamentale de la condition humaine.
Mais cette génération que sociologues et historiens s’accordent à considérer comme mutante a certaines spécificités qui donnent à penser que sa disparition pourrait bien constituer une sorte d’événement dans nos annales anthropologiques.
La première de ces caractéristiques est démographique. Dans le régime actuel, la mortalité infanto-juvénile a presque disparu, les décès se concentrent au-delà de 65 ans et nos contemporains considèrent désormais comme une sorte de droit acquis celui de vivre jusqu’à 80 ans, barre en-deçà de laquelle tous les décès sont considérés comme plus ou moins prématurés.1
Nous y avons gagné en amont une sécurité psychologique extraordinaire, inédite dans l’histoire de l’humanité : un quasi-sentiment d’immortalité. Mais comme la mortalité finale d’une génération reste, jusqu’à nouvel ordre, de 100 %, il a d’ores et déjà commencé à se produire un effet de rattrapage de la mort d’autant plus spectaculaire que les baby boomers sont plus nombreux et que les décès seront plus concentrés dans le temps. C’est une conséquence de ce que les démographes appellent la « rectangularisation de la courbe de survie ». Les baby boomers, arrivés pour la première fois dans l’histoire de l’humanité presque au complet près de la chute finale, seront les premiers à étrenner ce système des départs groupés par temps calme.
La deuxième caractéristique est culturelle. Elle tient au jeunisme de la génération, qui a la réputation d’avoir été, successivement, les enfants-rois de l’après-guerre, les adolescents de la prospérité, d’être entrés sur le marché du travail (pour les premières cohortes) avant le choc pétrolier et d’avoir fait en sorte de rester jeune le plus longtemps possible. Le phénomène est avant tout social et psychologique, mais il a aussi un soubassement démographique. Avec les progrès de la médecine, de l’hygiène, de l’alimentation, le seuil biologique de la vieillesse (et donc des questions qui fâchent) s’est élevé et on y accède plus tard.2 La question se pose malgré tout de l’adaptation du système culturel ambiant à cette échéance capitale, marqué notamment par un tabou de la mort renforcé (toute l’histoire de la mort des années 1970-80, celle de Michel Vovelle et Philippe Ariès, est née de constat problématique). La tentation sera grande de demander à la technique des solutions que la culture traditionnelle ne fournit plus.
Le troisième paramètre est familial et lié à l’expérience que les baby boomers ont souvent faite de la mort de leurs vieux parents. L’ordre de passage des générations face à la mort s’est mécanisé au point de devenir quasi-infaillible. Dans les familles, l’allongement de l’espérance de vie a pour effet de transformer les grands-parents en génération intermédiaire. Il n’est pas rare de voir quatre générations coexister dans une famille. Le phénomène a comme conséquence de retarder chez les enfants la survenue de cet événement important qu’est la mort des parents, et donc le moment où l’on se retrouve à la fois pleinement adulte et découvert face à la mort. Ils ont dû aussi accompagner leurs aînés dans la vieillesse et la maladie. Ils ont ainsi touché du doigt très concrètement ce qu’elles sont devenues dans nos sociétés, avec à la clé, bien souvent, la résolution d’échapper pour eux-mêmes à un tel destin.
Reste le paramètre religieux. Les travaux actuels sur la crise religieuse des années 1960 dans les pays occidentaux insistent tous sur le caractère générationnel de la rupture.3 Ce sont les enfants nés à partir de 1950 qui l’ont massivement portée. En vieillissant, ils lui ont fait remonter la pyramide des âges, et elle s’est encore élargie aux générations suivantes. Une enquête d’octobre 2018 montre qu’en France, parmi les 16-29 ans, 64 % se considèrent désormais comme « sans religion ». Révolution silencieuse d’une portée majeure que la focalisation actuelle des inquiétudes sur l’islam ne doit pas faire oublier. Or dans l’ancien monde, la religion était censée vous aider à mourir, même si ce n’était pas là sa seule fonctionnalité et qu’on peut toujours discuter de l’efficacité de ses consolations.
Les baby boomers, sauf improbable retour religieux, vont devoir faire sans.
Pour toutes ces raisons, on peut faire l’hypothèse que leur mort sera un événement non pas générateur mais généralisateur de tendances déjà présentes, avec lesquelles ils ont noué une espèce de rapport électif. On en suivra les effets dans trois domaines en particulier.
Les débats sur l’avortement et l’euthanasie ont été ouverts en même temps dans les années 1970, mais ils n’ont pas eu le même calendrier ni, provisoirement, la même issue. La naissance du mouvement des soins palliatifs dans les années 1980 a fourni au second une réponse considérée alors comme pertinente et la génération, pour des questions d’âge, y était moins immédiatement intéressée. Mais, de toute évidence, on y vient par étapes et on ne voit pas bien ce qui, dans nos courbes et nos tendances, pourrait nous empêcher d’y arriver. Les baby boomers ont cumulé dans leur existence le poids de deux révolutions anthropologiques majeures qui ont été autant d’explosions nucléaires dans la subjectivité. Par la contraception et l’avortement, ils ont délogé le hasard des sources de la vie. Gageons qu’ils auront du mal à accepter de le maintenir à la fin, a fortiori dans un monde où le moment précis de la mort dépend de plus en plus d’une décision médicale. La technique va vouloir boucler l’existence.
Une des tendances lourdes de la démographie contemporaine est l’élimination quasi totale de la mortalité dite « extraordinaire » (guerres, épidémies, famines). Elle n’existe plus parmi nous que sous des formes résiduelles, au point qu’on en vient parfois dans les médias à signaler sans ciller des épidémies à 5 morts. Or les deux types de mortalité, ordinaire et extraordinaire, ne génèrent pas la même angoisse. Les sociétés anciennes, grouillantes de vie et de mort, étaient structurées en profondeur par la nécessité de faire face à une mortalité extraordinaire et aléatoire massive.
A peste, fame et bello, libera nos Domine, disait la prière d’un long Moyen Âge qui s’est prolongé fort avant dans le XXe siècle. Ne reste plus, tendanciellement, que la mortalité ordinaire dont la caractéristique principale est d’être, jusqu’à un certain point, anticipable. Surtout dans un monde où l’espérance de vie, jadis simple artefact mathématique sans grande signification parce que déformé par la mortalité infanto-juvénile, correspond désormais à des dates probables de décès (d’où l’importance sociale de l’indice et de sa publication annuelle). Hier le problème de la mort était la surprise et l’aléa, demain, peut-être, sa trop grande prévisibilité.
Avec l’allongement de l’espérance de vie se multiplient enfin les profils de vie « en cloche », qui se terminent à un âge très avancé, dans une forêt de tuyaux et d’écrans bienfaisants, comme une bougie s’éteint. De ce fait, un nombre croissant de nos contemporains redoutent davantage le déclin physique et psychologique du grand âge que la mort ellemême, qui pourrait, au contraire, les en délivrer. Une zone grise de vie médiocre s’étire désormais en amont de la mort qui focalise toutes les craintes. On sousestimera difficilement l’importance de ce déplacement topologique des lieux de l’angoisse collective.
Références
1. Yonnet P. Le recul de la mort. Paris: Gallimard; 2006: 517 p.
2. Bourdelais P. L’âge de la vieillesse. Histoire du vieillissement de la population. Paris: Odile Jacob; 1994: 500 p.
3. Cuchet G. Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement. Paris: Le Seuil; 2018: 260 p.