Le Dr Jonville-Bera, présidente du Réseau français des centres régionaux de pharmacovigilance, nous explique que la gestion des notifications spontanées est particulièrement bien faite en France, que l’imputabilité ne sert pas à éliminer des signaux et se livre ensuite à une exégèse, aussi détaillée qu’inutile, de l’imputabilité de quelques notifications spontanées de malformation après exposition in utero au valproate de sodium.
Pour le Motilium, le directeur de l’agence a déclaré : « La France consomme quatre fois trop de Motilium » en ajoutant : « Utilisée dans de bonnes conditions, la dompéridone présente un rapport bénéfices-risques acceptable ». Tout le problème de la sécurité du médicament en France est admirablement illustré ici. « La dompéridone est un produit très suivi, dont on connaît les risques depuis longtemps. » C’est le premier argument de l’ANSM : le problème est connu, on peut donc considérer l’affaire comme classée. L’utilisation « dans de bonnes conditions » n’est pas définie. La dompéridone est largement utilisée non seulement pour traiter nausées et vomissements, symptômes pour lesquels son efficacité est considérée comme établie, mais aussi pour des ballonnements, des aigreurs d’estomac, et divers autres problèmes digestifs chez les adultes, ainsi que pour des problèmes de reflux gastro-œsophagien et de gastro-entérite chez les enfants et pour stimuler la lactation chez les femmes allaitantes, toutes indications dans lesquelles son efficacité n’est pas établie. L’Agence européenne du médicament recommande de restreindre son usage au soulagement des symptômes de nausées et vomissements et de ne pas l’utiliser pour traiter d’autres symptômes tels que les ballonnements ou les brûlures d’estomac (la dompéridone n’a jamais été autorisée pour stimuler la lactation). Sous réserve de cette utilisation restreinte, que son directeur se garde de rappeler, l’agence conclut à « un rapport bénéfices-risques acceptable ». Pour qui le rapport bénéfices-risques est-il acceptable ? Pour l’industriel ? Pour l’agence, pour le prescripteur, pour les 9 999 patients soulagés ou pour celui qui est mort ? Le médicament est utilisé trop largement, et « c’est donc à cette surconsommation… qu’il faut s’attaquer ». Mais comment s’attaquer à cette surconsommation sinon en faisant un bilan honnête des risques et en diffusant cette information ?
On peut aussi verser au dossier le suivi de l’alerte liée au docétaxel. La réponse de l’ANSM figure dans le compte-rendu de la réunion du 3 octobre 2017 de la commission de suivi du rapport entre les bénéfices et les risques des produits de santé, publié le 2 février 2018. Interrogé par une épidémiologiste, Patrick Maison, directeur de la pharmacovigilance à l’ANSM, répond que « les investigations n’ont pas fourni de nouveaux éléments sur le profil de risque qui est déjà connu. Un cluster de cas a été identifié temporairement et géogra- phiquement, mais aucune explication n’a été identifiée, et ce phénomène ne semble pas s’être reproduit ».2 Nous avons demandé à Patrick Maison quelles données démontrent une agrégation temporaire et géographique des cas et quelle(s) étude(s) ont été réalisées pour mesurer le risque avant, pendant et après l’alerte ; mais nos questions sont, pour l’instant, restées sans réponse.
L’ANSM vient de publier son guide Bonnes pratiques de pharmacovigilance.3 Le lecteur intéressé pourra constater que l’imputabilité continue à figurer en bonne place, et que c’est un document de procédures qui énonce des objectifs, en général sans préciser la méthode à utiliser pour les atteindre. Ainsi une enquête de pharmacovigilance a pour objectifs de « confirmer un signal potentiel ; caractériser un signal avéré ; surveiller le profil de risque d’un médicament », mais rien n’est dit sur la façon de procéder pour y arriver. De même, une étude de sécurité post-autorisation a pour objectif principal « d’identifier, caractériser ou quantifier un risque ». La seule information sur la méthode est l’assertion « cette étude peut être une étude non interventionnelle (observationnelle) ou interventionnelle ». Il est difficile d’être plus vague. Et comme on ne peut pas « quantifier » un risque à partir des notifications spontanées, il faudra bien que la pharmacovigilance française accepte d’utiliser l’ensemble des outils de la pharmaco-épidémiologie. Il ne suffit pas de lancer des alertes au niveau de l’Agence européenne, il faut aussi les argumenter avec des données solides. À défaut, on aboutit à la conclusion de cette agence à propos du docétaxel : « There is no evidence of a change in known risk of neutropenic enterocolitis with docetaxel », qui signifie simplement que les données présentées par l’ANSM n’ont pas démontré l’existence du problème. Le système de pharmacovigilance doit être réformé dans son entier. Cela implique non seulement les centres régionaux de pharmacovigilance mais aussi les activités de pharmacovigilance à l’ANSM et dans l’industrie pharmaceutique.
La phrase du Dr Jonville-Bera : « Mais les pharmacologues n’utilisent jamais le score d’imputabilité pour déterminer si un cas est un signal potentiel, comme en témoigne les cas marquants signalés à l’ANSM par les centres régionaux cd pharmacovigilance au sujet des risques du valproate de sodium »4 fait appel à une référence qui ne dit nulle part que l’imputabilité ne doit pas être utilisée pour déterminer si un cas est un signal potentiel, et ne mentionne pas le valproate de sodium. C’est seulement un papier descriptif sur l’imputabilité.
1. Raguideau F, Zureik M, Dray-Spira R, Blotière PO, Weill A, Coste J. Exposition in utero à l’acide valproïque et aux autres traitements de l’épilepsie et des troubles bipolaires et risque de malformations congénitales majeures (MCM) en France. Rapport ANSM-CNAM, juillet 2017. http://ansm.sante.fr/var/ansm_site/storage/original/application/fb3faa8c4a5c5c5dedfc1423213c219d.pdf
2. http://ansm.sante.fr/var/ansm_site/storage/original/application/7ca9b3fe58e79b9741030035a0b969bb.pdf
3. Bonnes pratiques de pharmacovigilance. Rapport ANSM, février 2018. http://ansm.sante.fr/Activites/Elaboration-de-bonnes-pratiques/Bonnes-pratiques-de-pharmacovigilance/(offset)/0