La constipation, trouble intestinal fréquent, a une prévalence d’entre 15 et 20 % en population générale ; elle touche plus souvent les femmes et les sujets âgés. De nombreux laxatifs étant disponibles sans ordonnance, leur usage est répandu : au Royaume-Uni, on estime que 85 % des patients ayant une constipation en prennent. Au niveau mondial, le marché des laxatifs, qui a généré un chiffre d’affaires de 6 milliards de dollars en 2021, devrait encore croître de 5,5 % d’ici à 2030, selon certaines estimations.
Si leur utilisation entraîne à court terme peu d’effets indésirables, elle pourrait avoir à long terme des conséquences sur le développement de la démence, selon l’hypothèse de l’axe microbiote-intestin-cerveau. Toutefois, ce lien a fait l’objet de peu d’études à grande échelle. Une nouvelle étude de cohorte prospective utilisant la base de données britannique UK Biobank est la première à étudier cette association sur une vaste population, avec un suivi de plusieurs années. Ses résultats viennent de paraître dans la revue Neurology.
Un risque de démence 50 % plus élevé chez les utilisateurs réguliers de laxatifs
Environ 500 000 personnes âgées de 40 à 69 ans (âge moyen à l’inclusion : 56,5 ans ; 54,4 % de femmes), sans histoire de démence, ont participé à l’étude. Pour exclure la possibilité d’une causalité inverse entre la démence et l’utilisation de laxatifs, les participants qui ont développé une démence dans les 2 à 4 premières années du suivi ont été exclus de l’analyse principale.
Parmi les participants, 3,6 % rapportaient une utilisation régulière de laxatifs, c’est-à-dire durant la plupart des jours de la semaine, au cours des 4 semaines précédant l’inclusion. Pour certains d’entre eux (n = 6 530) les types de laxatifs utilisés étaient aussi rapportés (émollients, de lest, osmotiques et stimulants, v. tableau). Les données démographiques, sur la santé et le mode de vie étaient collectées au début de l’étude par autodéclaration (questionnaire et interviews orales), complétées par un examen physique. Les événements de santé étaient ensuite colligés durant le suivi grâce aux dossiers liés au patients (données en soins primaires, hospitalières, registres des cancers et données relatives aux décès). Les critères de jugements étaient la survenue d’une démence toutes causes confondues, d’une maladie d’Alzheimer et d’une démence vasculaire.
Sur une durée moyenne de suivi de 9,8 années, 218 (1,3 %) des participants ayant rapporté une utilisation régulière de laxatifs ont eu une démence toutes causes confondues, contre 1 969 (0,4 %) des participants ne prenant pas de laxatifs régulièrement. L’âge moyen au moment du diagnostic était 67,1 ans pour tous les participants (plus précisément : 68,8 pour les premiers et 67 pour les seconds).
Après ajustement pour des facteurs confondants tels que les caractéristiques sociodémographiques et médicales, les antécédents familiaux, le mode de vie et la prise d’autres médicaments, l’analyse a montré que l’utilisation régulière de laxatifs était associée à une augmentation de 51 % du risque de développer une démence toutes causes (hazard ratio [HR] = 1,51 ; IC95% : 1,30-1,75). Ce sur-risque était de 65 % pour la démence vasculaire (HR = 1,65 ; IC95% : 1,21-2,27). En revanche, aucune association significative n’a été retrouvée avec la maladie d’Alzheimer. Par ailleurs, plus les types de laxatifs utilisés étaient nombreux, plus ce risque augmentait (aHR = 1,28 [IC95% : 1,03-1,61] pour l’utilisation d’un seul type de laxatif, contre 1,90 [IC95% : 1,20-3,01] lorsqu’au moins deux types étaient pris).
Enfin, parmi les participants ayant reporté l’utilisation d’un type unique de laxatif, seuls ceux prenant un laxatif osmotique avaient une augmentation statistiquement significative du risque de démence toute causes (HR = 1,64 ; IC95% : 1,20-2,24) et de démence vasculaire (HR = 1,97 ; IC95% : 1,04-3,75).
Cette association est-elle médiée par la constipation ?
L’utilisation régulière de laxatifs étant un indicateur de constipation chronique, cette association entre laxatifs et démence pourrait-elle être attribuable à un lien entre constipation elle-même et démence ? Pour examiner cette possibilité, une comparaison entre les différents types de laxatifs a été effectuée chez les participants utilisateurs réguliers (tous ayant par définition une constipation et étant donc comparables à cet égard). Résultats : prenant comme groupe de référence les laxatifs de lest, les osmotiques étaient toujours significativement associés à la démence toutes causes confondues (aHR = 2,10 ; IC95% : 1,20-3,69), suggérant que l’association observée entre les laxatifs – et leur type – et la démence ne reflète pas uniquement l’association, si elle existe, entre la constipation et la démence.
Cette différence observée ne reflèterait pas non plus une influence de la sévérité de la constipation, car dans les recommandations britanniques les laxatifs osmotiques sont indiqués pour traiter la constipation légère à modérée, en cas d’inefficacité des laxatifs émollients et de lest, alors que les laxatifs stimulants sont indiqués dans la constipation plus sévère. Pour rappel, en France, les laxatifs osmotiques ou de lest, en association aux mesures hygiénodiététiques (v. encadré ci-dessous), sont recommandés en première intention.
Quels mécanismes pourraient être en cause ?
Plusieurs hypothèses pourraient expliquer ce lien : en causant une dysbiose dans l’intestin, les laxatifs pourraient affecter la modulation des signaux nerveux et la production de nombreux neurotransmetteurs impliqués dans les fonctions cognitives (acétylcholine, sérotonine, dopamine, acide gamma-aminobutyrique). La dysbiose pourrait également favoriser la production de toxines intestinales comme les lipopolysaccharides, qui ont été associés dans des études animales aux dépôts amyloïdes, à l’inflammation locale et à des lésions neuronales. Enfin, les laxatifs pourraient aussi faciliter – en raison de la disruption de la barrière épithéliale intestinale – le passage de nombreux métabolites neurotoxiques dans le système nerveux central.
Malgré les limites de l’étude (possibles biais de sélection et de détection ; impossibilité d’étudier une potentielle association dose-dépendante…), les auteurs avancent que les professionnels de santé devraient être au fait de ces risques à long terme que peut poser l’utilisation régulière de ces médicaments – surtout s’il est confirmé dans de prochains travaux –, afin de prévenir chez leurs patients leur usage à mauvais escient. En effet, bien que la prise régulière de laxatifs osmotiques et stimulants ne soit déjà pas recommandée, cette étude a montré que de nombreux patients la pratiquent. Les auteurs incitent donc à mettre davantage en valeur les règles hygiénodiététiques (aliments riches en fibres, apports hydriques, activité physique…), dont les bénéfices sont prouvés.
Règles hygiénodiététiques dans le traitement de la constipation
Règles alimentaires :
– ration en fibres suffisante pour augmenter le volume des selles (15 à 40 g/j) sans accroître le ballonnement abdominal (5 fruits et légumes/j par ex.) ;
– boissons abondantes.
Pratique d’une activité physique (effet psychologique positif).
Instaurer un rythme de vie fixe :
– aller à heures régulières aux toilettes, surtout après le petit déjeuner (réflexe gastrocolique) ;
– limiter les efforts de poussée ;
– ne pas refouler une envie (risque de rétention rectale puis neuropathie pudendale d’étirement et altération du schéma de commande).
À lire aussi :
Desprez C, Melchior C. Item 283 (ancien 280). Constipation chez l’enfant et l’adulte (avec le traitement) – partie adulte. Rev Prat 2019;69(10);e351-357.