La crise sanitaire du début de l’année 2020, au moment du passage au stade 3 de l’épidémie, a entraîné des situations inédites dans l’accompagnement des patients, notamment en soins palliatifs. La première injonction des directions d’insti­tution d’interdire les visites aux malades a été suivie de situations d’une violence inédite pour les soignants, comme pour cet homme qui venait d’accompagner son épouse, pour une entrée en unité de soins palliatifs, et qui demande à la psychologue du service* :
– « Je voudrais connaître les horaires de visites, et si je dois avoir une attestation particulière pour me déplacer et venir voir mon épouse ?
– En fait, monsieur M., il se trouve que nous venons d’apprendre que les visites seront interdites à partir de demain. Plus aucun visiteur ne sera autorisé désormais à entrer dans l’établissement. »
Cette phrase, prononcée de façon quasi automatique par une professionnelle sous le choc des ordres qu’elle a reçus quelques minutes auparavant, va générer chez cet homme incompréhension et sidération. Il explique alors à sa femme :
– « Ma chérie, je crois que c’est la dernière fois que je te vois. »
Il s’assoit auprès d’elle et ne se retourne pas. Il est effondré non seulement de l’entrée en soins palliatifs de son épouse mais également de ce qui va les séparer, même pas sa maladie, même pas le Covid-19, mais les précautions sanitaires.
La plupart des équipes, dans l’après-coup de cette commande choquante et teintée d’inhumanité, ont par la suite détourné les consignes et autorisé les visites dans ces lieux où la présence des proches ne peut en aucun cas s’envisager comme accessoire.
De façon générale, la période initiale de la pandémie a marqué le retour inattendu de la mort de masse. Quand bien même celle-ci a été largement exprimée à travers les formes « abstraites » des tableaux statistiques, des litanies de chiffres, des courbes modélisant des projections, etc., cela n’atténue en rien la violence de la secousse qu’a représenté, pour des sociétés spontanément persuadées d’avoir laissé derrière elles des phénomènes de cet ordre, un nombre si important de morts imputable, en si peu de temps, à la propagation d’une maladie infectieuse. À cet égard, non seulement l’impossibilité d’accompagner la mort de ses proches mais encore la mise en bière immédiate – sans que l’on ait été autorisé même à voir ou approcher un corps devenu intouchable, comme si le cadavre était plus dangereux que la personne porteuse du virus de son vivant – sont autant de situations qui, pour un temps du moins, ont confiné à une sorte de rupture anthropologique. Il n’est pas déraisonnable de considérer que, dans les mois et les années à venir, les effets d’un tel bouleversement sont, à leur tour, susceptibles de se traduire par une augmentation des « deuils pathologiques ».

* Issu de la communication "Être psychologue en soins palliatifs en temps de pandémie : maintenir l'humanité" - Gautier S. & Peyrat-Apicella D., colloque Vie Psychique à l'Hôpital, Dijon, 24-25 juin 2021.