Après l’analyse que nous avions consacrée en mai à l’ouvrage de Renaud Piarroux Choléra. Haïti 2010-2018 : histoire d’un désastre (Deleuze J. Le choléra en Haïti ou la faillite de l’ONU. Rev Prat 2019 ; 69 : 578), nous publions ici une lettre de Renaud Piarroux et Stanislas Rebaudet qui apporte des précisions importantes sur l’évolution du choléra dans l’île.
Ce courrier fait suite à la parution dans le numéro de mai 2019 de La Revue du Praticien d’un article intitulé Le choléra en Haïti ou la faillite de l’ONU dans lequel est publiée une très belle note de lecture sur le livre Choléra. Haïti 2010-2018 : histoire d’un désastre. Nous avons particulièrement apprécié cette analyse, mais l’un de nous étant l’auteur du livre, nous nous garderons ici de le commenter en détail, laissant aux lecteurs de La Revue le soin de le découvrir par eux-mêmes.
Nous souhaitions juste revenir sur un point mis en exergue dans la conclusion de l’analyse qui indiquait qu’aujourd’hui « le choléra est devenu en- démique en Haïti ». Après huit années de transmission ininterrompue, cela semble une évidence. D’ailleurs, au moment de boucler le livre en février 2019, il avait fallu conclure en expliquant que, malgré les énormes progrès accomplis dans la lutte, il restait des cas ici et là et qu’une nouvelle catastrophe pouvait survenir à la moindre baisse de vigilance.

Des coprocultures négatives depuis sept mois

Mais voilà, aussi surprenant que cela puisse paraître, le choléra a maintenant disparu en Haïti. Notez ici que nous ne parlons pas d’élimination car l’Organisation mondiale de la santé (OMS) préconise d’attendre trois ans avant d’envisager l’utilisation de ce terme. Il s’agit là d’une préconisation de nature politique plus que d’une attitude fondée sur des faits. Elle vise surtout à encourager les pays à maintenir les actions de lutte longtemps après la disparition du choléra pour limiter le risque d’une réémergence. La durée d’incubation du choléra est très courte (quelques heures à quelques jours), et les épidémies sont suffisamment bruyantes pour qu’on s’aperçoive rapidement de la présence du choléra en un lieu donné, pour peu qu’on y mette en place une surveillance épidémiologique et microbiologique adéquate. D’ailleurs, dans certains documents de travail de l’OMS, il est indiqué qu’il est possible localement de conclure à l’arrêt d’une épidémie en vérifiant par la culture la négativité de tous les cas suspects pendant une période de deux semaines.
Concernant Haïti, le recul n’est pas de deux semaines, mais de sept mois. Sept mois pendant lesquels tous les cas suspects, ou presque, ont fait l’objet d’une coproculture systématique sans que le moindre Vibrio cholerae O1 ne soit isolé. Le 8 juillet, nous en étions déjà à 805 échantillons négatifs consécutifs. Malgré une recherche active menée par des équipes de terrain rompues à la lutte communautaire contre le choléra, aucune flambée évocatrice, aucun décès suspect, pas la moindre coproculture positive. Rien.

Le choléra peut disparaître d’un pays

Cet état de fait contredit les prédictions formulées par la plupart des experts quant au devenir du choléra en Haïti. Le pessimisme faisait tellement consensus que même le plan de lutte contre le choléra, pourtant intitulé Plan d’élimination du choléra 2013-2022, prévenait dès les premières lignes de son résumé stratégique que « la bactérie étant dans l’environnement, il y aura toujours des cas sporadiques ». Ainsi, avant même de commencer la lutte, il était expliqué qu’au mieux elle se solderait par une diminution des cas. Pas par la disparition du choléra.
Pourtant, de nombreux autres pays ont connu des épidémies de choléra et se sont ensuite débarrassés de ce fléau de manière durable, sinon définitive. En Europe où, après un xixe siècle marqué par de terribles épidémies, le choléra – « peur bleue » de nos ancêtres – a été relégué au statut de fléau du passé. En Amérique du Sud, la population est maintenant à l’abri de la maladie malgré la survenue d’importantes vagues épidémiques qui, dans les années 1990, totalisèrent plus de 1 million de cas. Citons aussi de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest : Burkina Faso, Gambie, Guinée, Mali, Mauritanie, Sénégal, Sierra Leone. Alors que tous eurent affaire au choléra dans les années 2000 et parfois au début des années 2010, il n’y a plus eu le moindre cas de choléra depuis lors. Citons enfin Madagascar, où le choléra a disparu après une violente épidémie au début des années 2000. Plusieurs de ces pays connaissent des problèmes majeurs d’accès à l’eau et à l’assainissement. En cela, ils restent à risque pour de nouvelles épidémies. Mais cela ne les empêche nullement d’être actuellement libres de choléra.

Une hypothèse environnementale très politique…

En Haïti, la bataille contre le choléra a immédiatement été déclarée perdue d’avance. Nombre d’experts ont considéré que la violence initiale de l’épidémie (604 634 cas et 7 436 décès en seulement deux ans – et encore, il ne s’agit là que de ceux que le système de santé a pu comptabiliser) était due au territoire haïtien et à son environnement aquatique. Un panel de scientifiques mandaté par le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) expliquait ainsi que si la cause initiale du choléra était bien liée à une activité humaine (entendez par là l’importation de la maladie par un contingent de Casques bleus), elle n’aurait pas pris une telle ampleur sans une conjonction de facteurs incluant notamment « un environnement optimal pour la croissance rapide de Vibrio cholerae ». Cette explication, qui faisait écho à une théorie attribuant aux environnements aquatiques le double rôle de réservoir et de principale source d’émergence des épidémies de choléra, évitait de s’interroger sur la responsabilité réelle des Nations unies dans le déclenchement de l’épidémie. Le fait qu’un soldat, asymptomatique ou ayant une diarrhée banale, ait contaminé à son insu un cours d’eau où la bactérie s’est ensuite multipliée peut être considéré comme un événement difficile à prévenir ; la faute à pas de chance, en quelque sorte. À l’inverse, la survenue d’une épidémie dans une base militaire de l’ONU, suivie du déversement du contenu hautement contagieux d’une fosse septique dans une rivière d’Haïti relèvent, là, d’une faute bien plus grave. Au cours de la période initiale de l’épidémie, personne, en dehors de l’ONU, n’a pu accéder à l’intérieur du cantonnement incriminé. Faute d’en savoir plus sur ce qu’il s’était passé dans le camp de Casques bleus, beaucoup se sont contentés des dénégations de l’organisation internationale et ont adopté l’explication environnementale. L’hypothèse d’une prolifération de la bactérie dans l’environnement, souvent évoquée mais jamais démontrée à propos d’Haïti, a ainsi permis de dédouaner la mission de maintien de la paix de l’ONU. En contrepartie, elle annihilait tout espoir d’éliminer ce fléau, surtout dans le contexte de pauvreté extrême, de sous-développement et de crise politique chronique dont Haïti connaît actuellement un paroxysme.

… mais incohérente

Nous voilà en juillet 2019, la saison chaude et pluvieuse a débuté déjà depuis plusieurs mois sans s’accompagner du moindre nouveau cas confirmé. Peut-on encore, dans ce contexte, soutenir que l’environnement haïtien est optimal pour la croissance rapide de la bactérie ? Bien sûr, il est légitime de rechercher si la bactérie responsable de l’épidémie se trouve encore dans les eaux – et nous allons le faire avec nos collègues haïtiens. Mais plus le temps passe et plus l’hypothèse environnementale apparaît inco- hérente. Comment, alors que la situation sanitaire du pays n’a pratiquement pas changé, expliquer que le même environnement, censé avoir déclenché une épidémie cataclysmique en 2010, ne parvienne même pas à provoquer quelques cas sporadiques neuf ans plus tard ? À l’instar de très nombreux pays, Haïti est redevenu un pays sans choléra. Certes, le risque d’une nouvelle importation de la maladie doit être envisagé, mais une telle éventualité est moins probable que pour les pays d’Afrique de l’Ouest, plus proches des zones de transmission actuelles de la maladie.

L’impact des stratégies ciblées sur les cas suspects

Dès le début de l’épidémie, nous avions proposé de mettre en place une stratégie de lutte fondée sur des interventions ciblées, mais très précoces, dans tous les foyers de choléra encore actifs. Il s’agissait de faire comme le font les pompiers quand un feu de forêt perd en intensité et qu’ils concentrent les moyens disponibles sur les foyers résiduels jusqu’à l’extinction des dernières braises. La mise en œuvre de cette stratégie a été tardive et sa montée en puissance laborieuse – logique, puisque tous ou presque considéraient que le choléra ne pouvait pas être éliminé. À quoi bon, dans ce cas, s’échiner à traquer chaque cas suspect pour intervenir dans un hameau reculé ou un bidonville parfois tenu par des gangs, et y mettre en place des mesures pour stopper la transmission du choléra ?
La situation a finalement basculé fin 2016, six ans après le début de l’épidémie (v. figure).
À cette époque, la survenue de l’ouragan Matthew a entraîné la réactivation de l’aide humanitaire. Au même moment, le secrétaire général de l’ONU a formulé des excuses au peuple haïtien pour le rôle joué par son organisation dans l’épidémie, redonnant ainsi de la visibilité au choléra auprès des bailleurs de fonds. Le cyclone et la plus grande visibilité politique du choléra ont permis une augmentation du budget de la lutte. Sur le terrain, le nombre d’équipes de réponse rapide a augmenté. Elles purent se déployer sur tous les foyers résiduels, répondre à chaque cas suspect, éduquer la population, distribuer du savon et des comprimés de chlore dans les zones touchées, traiter les sujets vivant au contact des patients et neutraliser les sources de contamination éventuelles chaque fois que possible. De 41 421 cas en 2016, le choléra a chuté à 13 681 cas en 2017, puis 3 777 en 2018. Plus le nombre de cas baissait, plus le territoire touché par le choléra rétrécissait, et plus il était possible de renforcer les équipes sur les tout derniers foyers pour y inten- sifier la lutte et la recherche des cas résiduels.
Ainsi s’explique la surprenante disparition du choléra en Haïti début 2019. 

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