Parmi les personnes issues d’un don de gamètes, certaines souhaiteraient disposer d’informations identifiantes sur leur donneur, d’autres non. Entre la liberté individuelle (connaître ou non son donneur), le droit du donneur, la place du père et les principes éthiques gouvernant le don, les éléments du débat autour de la question de l’anonymat méritent d’être rappelés.
Le don de gamètes (spermatozoïdes, ovocytes) et l’accueil d’embryons sont pratiqués en France depuis plusieurs années. Àpartir de 1973, le don de spermatozoïdes a permis la naissance d’environ 70 000 enfants. L’organisation du don est assurée par les centres d’étude et de conservation d’œufs et de sperme humain (CECOS), sous l’égide du ministère de la Santé, qui a posé des conditions strictes. Le don a été fondé sur des principes tels que le volon- tariat, la gratuité et l’anonymat. Ces principes ont été repris par la première loi de la bioéthique en 1994 et, après débats, reconduits dans les lois suivantes.
Aujourd’hui, un mouvement se met en place, remettant en question le fonctionnement actuel du don, et principalement l’anonymat. Au nom d’une génération d’enfants « du don », il réclame l’accès aux origines. Cette demande suscite à la fois l’intérêt et l’attention des médias : d’une part, en mettant en scène les diffi- cultés de ces enfants et leurs souffrances, et en s’em- parant des revendications de certains ; d’autre part, en donnant la parole à des professionnels (sociologues, psychologues, psychanalystes et anthropologues) prenant part à ce débat. Les différentes positions suscitent des réactions émotionnelles, passionnelles, parfois virulentes, entre les défenseurs du principe de l’anonymat et ceux qui revendiquent sa levée. Chaque partie présente des arguments qui s’opposent, alors que les éléments avancés n’ont pas, ou rarement, fait l’objet d’études sérieuses en France.

Le don et l’anonymat*

Les deux principes du don, l’anonymat et la gratuité, vont de pair. Ce sont ces mêmes principes qui gouvernent tout don d’un élément ou produit du corps humain. La gratuité a été instaurée pour éviter la marchandisation des gamètes, mais aussi pour préserver l’égalité entre couples demandeurs. Le principe de l’anonymat assure, lui, la liberté et le bénévolat des adultes. Selon le Pr Georges David,1 fondateur des CECOS,2 ces deux principes sont l’essence même du don. Leur instauration est posée après une longue réflexion sociologique, théologique, philosophique et éthique. G. David cite des travaux de sociologues, notamment Richard Titmuss et Jacques Godbout, qui défendent l’anonymat et la gratuité du don. Il met en avant l’aspect métaphysique et altruiste du don. Ainsi, « c’est grâce à l’anonymat que le don est recevable. C’est l’artifice de l’ignorance qui rend la circulation possible entre donneur et le receveur ». Dans cette vision, l’action du don est une action charitable et désintéressée. De son côté, le receveur se saisit de ce don pour s’inscrire dans une parentalité et rendre possible un projet de couple. Ainsi, en acceptant le don, l’homme stérile accède à la paternité, après un long travail d’élaboration du deuil, du traumatisme de l’annonce de la stérilité, mais aussi de la question de la pater- nité. Dans ces conditions, l’homme peut s’inscrire dans une paternité psychique, sociale, affective... Effectivement, la conception dans le contexte du don de gamètes fait appel à des représentations spé- cifiques de la filiation et du fait de devenir père en dehors du biologique. L’interrogation sur le lien biologique dans le don a amené certains auteurs à mettre en parallèle l’insémination artificielle avec sperme de donneur, l’adoption, et la naissance sous X pour justifier de la nécessité de lever l’anonymat afin que l’enfant ait accès à ses origines biologiques. L’idée répandue que la conception du don est similaire avec celle de l’adoption « reflète l’incapacité de raisonner dans le champ éthique ».3 En effet, dans le cas de l’adoption, ou de la naissance sous X, l’enfant a été conçu au cours d’une histoire, d’une rencontre entre un homme et une femme, puis abandonné par ses parents. Cependant, dans le cas de la conception avec don, l’origine de l’enfant est celle du désir d’un couple se mobilisant pour faire famille ensemble en passant par le don de gamètes qu’un donneur fera, leur permettant de devenir parents. Fondé sur ce principe d’aide à un couple en souffrance et qui a un réel projet d’enfant, le CECOS a organisé le don comme une réponse à l’impossible procréation naturelle. À l’aune de la mise en place de l’insémination artificielle avec sperme de donneur, la société portait un regard méfiant quant à cette pratique jugée à l’époque comme un adultère médicalement organisé. Depuis, la société a tout à fait intégré l’évolution des techniques médicales, et la pratique du don est largement acceptée et instaurée. Cependant, la demande de la levée de l’anonymat apparaît dans un contexte social en mouvance. Une demande émergente exige la légitimité de l’accès au don de gamètes pour les couples homosexuels et pour les femmes célibataires au motif que la stérilité est définie comme « sociétale ». Même si la loi n’a pas autorisé ce type de pratique, des militants réclament son ouverture. De la même manière, certains demandent la levée de l’anonymat.

Quelques arguments contre l’anonymat

Certains sociologues, psychanalystes et anthropologues apportent une nouvelle vision de la parentalité et de l’organisation du don. Agnès Fine,4 anthropologue, propose une conception de la famille pluriparentale. Irène Théry,5 sociologue, pense, à partir de cette notion, que le don de gamètes ne devrait plus être calqué sur le don d’organe ou le don de sang, c’est un don « d’engendrement » qui impliquerait trois parties : le donneur, le receveur (parent d’intention) et l’enfant né de ce don. A contrario du don d’organe, le don de gamètes n’est pas destiné à guérir mais à donner la vie, à la naissance d’un tiers extérieur à l’équation couple-donneur-médecins. L’objectif de cette nouvelle représentation est de restituer la place de chaque partie en tant qu’acteur dans la conception de l’enfant. Ainsi, le donneur est reconnu comme « un concepteur de remplacement », c’est-à-dire un tiers qui a participé à introduire du matériel génétique à l’intérieur d’un couple. L’identifier comme tel permet « à l’enfant d’identifier la personne qui lui a permis d’exister ».
Selon I. Théry,5 la pratique de l’anonymat gomme la place du tiers donneur qui joue un rôle dans l’histoire de l’enfant. Elle empêcherait l’accès à des informations sur l’histoire médicale ou génétique de la famille, mais aussi toute autre donnée. En revanche, certaines données sont tout à fait à la disposition des médecins qui les détiennent. Ils sont garants de l’anonymat, selon les exigences de la loi. L’expression de l’injustice est adressée par des jeunes militants à l’encontre des CECOS. Ils se représentent le corps médical comme détenteur de la « vérité » dans sa toute-puissance. On assiste donc à une demande teintée d’histoires personnelles et de vécus, parfois exprimant une grande souffrance.
Selon les militants de la levée de l’anonymat, il ne s’agirait pas de remettre en cause une paternité psychique ou sociale, mais de défendre l’intérêt d’un enfant qui est en manque de représentation d’une partie de son identité et d’une part du récit de son histoire. Geneviève Delaisi de Parseval6 explique ainsi « la capacité à mettre en intrigue son passé, à traduire son histoire sous une forme de récit. L’origine biologique ne donne sûrement pas l’identité mais l’identité de toute personne se construit dans une relation qui n’appartient qu’à lui avec cette origine ». L’intérêt de l’enfant est présenté sur deux niveaux : psychologique, « construire son histoire », et médical, « connaître la vérité biologique ».

Quelques arguments pour l’anonymat

À partir des arguments cités, l’anonymat présenterait une atteinte à la construction psychique de l’enfant ainsi qu’une perte de chance en termes d’accès aux antécédents médicaux et génétiques du donneur. Quels sont alors les arguments des professionnels qui défendent l’anonymat ?

Au niveau médical

L’argument lié à la santé de l’enfant et à la connaissance biologique est largement controversé par les généticiens eux- mêmes.7 D’une part, parce que la recherche des antécédents génétiques se fait systéma- tiquement avant le don, et d’autre part parce que la connaissance de l’histoire génétique n’améliorerait pas la prise en charge de certains maladies,8 ni la prédiction du risque de la maladie elle-même. De plus, selon les médecins du CECOS, il est tout à fait possible de transmettre des informations en cas de survenue de problème sans remettre en cause l’anonymat.

Au niveau psychologique

Pour les défenseurs de l’anonymat, il s’agit des fondements même de la famille. L’anonymat serait une manière de garantir et de protéger la construction du lien de parenté psychique et sociale entre l’enfant et son père légal. Dans le cas du don de sperme, ce n’est pas un spermatozoïde qui fait un père ou qui crée une histoire, si ce n’est fabriquer un vrai-faux père, « un père biologique » en donnant au spermatozoïde un statut « d’être père », affirme Jean-ClaudeMazzone,9 psychanalyste et membre du CECOS. L’histoire d’un enfant commence, comme toute histoire, par le désir qui a uni un couple et qui a permis de rêver de cet enfant. C’est en raison de ce désir que les parents sont à l’origine de l’enfant. Ils conçoivent psychiquement leur enfant avant de le concevoir avec l’aide de gamètes de donneur. L’histoire qu’un parent transmet à son enfant est celle du désir parsemé par des moments de douleurs et d’espoirs… ainsi que toute la transmission psychique, qui fait de lui « fils » de son père et qui fait de l’homme « père » de son fils, s’inscrivant ainsi dans une filiation, définie par Jean Guyotat10 comme étant « ce par quoi un individu se relie et est relié, par le groupe auquel il appartient, à ses ascendants et descendants réels et imaginaires ». De son côté l’« enfant du désir », tel que Claire Squires11 le nomme, « se reconnaît dans le récit de ses parents et de sa famille lequel est en partie validé par la société »… C’est à partir des différentes transmissions parentales et dans son inscription filiale que « l’enfant constitue son identité et son lien de filiation à partir des constructions œdipiennes et de son économie narcissique, et invente son propre roman familial… ». Les défenseurs de l’anonymat distinguent bien le secret de la conception du secret de l’identité du donneur. Le premier impliquerait des mensonges, des non-dits, un secret de famille dont la révélation est source de grande souffrance. Le second concerne la part biologique qui ne constitue pas une parentalité.

Avis des enfants nés par don

Les avis des adultes, nés grâce au don, qui ont témoigné de leur expérience et qui ont exprimé leur demande, sont divergents. Ceux qui réclament la levée de l’anonymat justifient cette demande sur différents niveaux et notamment sur le risque encouru en cas de rencontre avec un demi-frère ou une demi-sœur de sang, des rencontres entre « siblings » (enfants de même parent), selon G. Delaisi de Parseval. Cependant, nier cette part du biologique est inapproprié. Le CECOS affirme que la limite instaurée par la loi définissant le nombre d’enfants du même donneur rend ce cas très exceptionnel. De plus, en cas de doute persistant, il est possible de s’adresser au CECOS. Pour d’autres enfants, la demande est beaucoup plus nuancée. Les besoins de connaissance et leur importance n’est pas la même pour chacun, en fonction de leur histoire et de leur parcours. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux ne réclament pas la connaissance de l’identité du donneur, ils ont déjà un père

QUELLE DÉFINITION DES ORIGINES ?

La seule suppression de l’anonymat ne donnera pas instantanément une réponse à toutes les questions soulevées. Elle ne donnera pas non plus une histoire familiale, qui a traversé des générations et qui a été transmise par les parents et intégrée par l’enfant. Aussi, la revue de la littérature nous a enseigné que malgré la levée de l’anonymat notamment en Suède, depuis plus de 30 ans, très peu d’enfants ont réclamé la connaissance de l’identité du donneur. Est-ce par omission de la part des parents (persistance du secret sur la conception) ? Ou par manque d’intérêt de l’enfant lui-même ?
Préserver ou remettre en cause l’anonymat reste un grand débat. Il ne s’agit pas de renier le droit de l’enfant à connaître ses conditions de naissance, car, selon la déclaration des droits de l’enfant, tout enfant a le droit de connaître ses origines. Seulement, quelle est la définition des origines ? Se limite-t-elle à la biologie ? Constitue-t-elle son histoire ? De quel désir un enfant est-il né ? De quelle histoire ? 
* Nous ne traitons dans cet article que du don de sperme, mais la question de l’anonymat se pose de la même façon pour le don d’ovocyte.
Encadre

L’accès à des données non identifiantes sur le donneur pour les personnes conçues grâce à un don de gamètes ou d’embryon. Premières données recueillies par l’Association des enfants du don.

Le principe de l’anonymat des donneurs et donneuses de gamètes et d’embryons fait régulièrement débat, aussi bien du côté de certains couples (parents ou non) que du côté de certaines personnes issues d’un tel donb. Entre une levée totale de l’anonymat des dons et le statu quo, une position intermédiaire a été envisagée lors de la précédente révision des lois de bioéthique, avant d’être abandonnéec dans la version définitive de la loi de 2011d. Ce « compromis » consistait à proposer aux personnes issues d’un don d’accéder à certaines données dites « non identifiantes », autrement dit d’autoriser la consultation de données relatives au donneur sans permettre son identification (état civil ou photo). Parmi ces dernières figuraient la situation familiale du donneur, sa catégorie socioprofessionnelle, sa nationalité ou encore sa motivation. Le principal argument plaidant en faveur d’un accès à ces données « non identifiantes », serait d’apporter aux personnes issues d’un don des éléments d’information sur leur donneur car jugées utiles dans la construction de leur identité selon l’avis de certains psychologues et psychanalystes (v. article principal). Pour autant, ce dispositif soulève de nombreuses questions. À combien de données non identifiantes faut-il se limiter et sur quel(s) fondement(s) ? N’y a-t-il pas un risque d’en dire à la fois trop et pas assez pour les personnes désireuses de connaître leur donneur ? Et pour les autres, n’y aura-t-il pas toujours une certaine curiosité d’aller consulter ces données au risque d’être, peut-être, déçu ? Afin de se faire une idée plus précise des demandes des personnes issues d’un don, l’Association des enfants du don (ADEDD)e a interrogé 14 personnes entre 21 et 34 ans, toutes issues d’un don de sperme et informées de leur mode de conception à différents âges (entre 0f et 34 ans). Le faible nombre de personnes interrogées ne permet évidemment pas de tirer de conclusion définitive, mais simplement d’avoir une idée générale sur la question. L’analyse des questionnaires fait ainsi apparaître que 6 personnes sur 14 souhaiteraient, si la loi le permettait, disposer de données « non identifiantes » et, parmi celles-ci, 4 souhaiteraient connaître l’identité de leur donneurg. Par ailleurs, il est intéressant de constater que sur 7 personnes informées avant l’âge de 13 ans, seule 1 souhaiterait avoir accès aux données « non identifiantes » ou à l’identité de son donneur, alors que sur les 7 personnes informées au-delà de l’âge de 13 ans, 5 souhaiteraient avoir accès aux données « non identifiantes » et, parmi celles-ci, 3 à l’identité de leur donneur. À la lumière de cet échantillon, il semblerait que plus un enfant est informé tôt de son mode de conception, moins ce dernier sera en quête d’informations (identifiantes ou non) sur son donneur. Cette intuition mérite d’être confirmée par une étude de plus grande envergure que l’ADEDD entend bien poursuivre dans les prochaines années maintenant que les personnes issues d’un don sont en âge de s’exprimer et de devenir parents à leur tour.

a.En attente d’un don de gamètes ou d’un accueil d’embryon. b.Association Procréation médicalement anonyme : http://pmanonyme.asso.fr/c.Projet de loi relatif à la bioéthique n° 2911, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 20 octobre 2010. d.Loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique (v. supra). e.Association des enfants du don. www.adedd.fr, adedd@live.frf.Les déclarants disent avoir été informés « depuis toujours ». g.Dans le cas où la loi permettrait de choisir entre l’accès à des données « non identifiantes » ou à l’identité du donneur.
Références
1. David G. Don de sperme : le lien entre anonymat et bénévolat. In : Donner et après, P. Jouannet et R. Mieusset (eds). Springer, 153-60. Paris, 2010.
2. Bujan L. Histoire des CECOS : une œuvre collective. Rev Prat 2018;68:225-9.
3. Milbank JM. L’éthique du don de sperme. Traduit par Jouannet P, Bateman S. In : Donner et après. Paris : Springer, 2010:265-7.
4. Fine A, Vers une reconnaissance de la pluriparentalité ? Esprit. L’un et l’autre sexe 2001;3-4:40-52.
5. Théry I. L’anonymat des dons d’engendrement est-il vraiment « éthique » ? La Revue des droits de l’homme 2013;3.
6. Delaisi de Parseval G. Comment entendre les demandes de levée du secret des origines ? Esprit 2005;5:165-79.
7. Monteil L, Bourrouillou G., Connaître ses « origines génétiques » et… ne rien savoir ! In Donner et après, P. Jouannet et R. Mieusset (eds). Paris : Springer 2010:61-4.
8. de Melo-Martin I. How best to protect the vital interst of donor conceived individuels: prohibiting or mandating anonymity in gamete donations ? RBMS 2016;3:100-8.
9. Mazzone JC. Du sang au sens, du biologique à la psyché ou l’accès aux origines d’un enfant né d’un homme stérile. mt Med Reprod Gynecol Endocrinol 2011;13:210-3.
10. Guyotat J. Transmission. Filiation. Recherche en psychanalyse 2005;1:115-9.
11. Squires C. Essai sur le don de gamètes. Topique 2011;116:73-88

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés