Il semble n’y avoir rien de tangible dans l’anorexie
Effectivement. Les femmes que j’ai interrogées peuvent affirmer une chose et son contraire dans le même mouvement. Elles sont prises dans un nœud de contradictions. De plus, toute leur symptomatologie repose sur des paradoxes, dont un des plus puissants, difficile à comprendre, est : « Je veux mourir pour pouvoir vivre ». Cela m’a fortement déstabilisée et j’ai eu du mal à organiser leur discours et les différentes parties de mon livre.
Cela semble relever d’un fonctionnement très archaïque
Le rapport à la nourriture est aussi un rapport à l’autre. La relation du petit enfant avec celui ou celle qui le nourrit lui permet de se structurer psychiquement, si cet être nourricier est « suffisamment bon », comme disait Winnicott. Les anorexiques se disent débordées par une peur aiguë de dévorer et de se laisser dévorer : « Je peux me jeter sur les aliments comme si j’étais une bête ». En retour « la nourriture pourrait me manger toute crue » comme l’expriment très explicitement plusieurs des personnes enquêtées. Toutes racontent ce combat qu’elles mènent contre une profonde avidité, une voracité aiguë de la vie. Elles tentent alors de « faire le vide » et d’extraire des aliments toute attractivité, de les détruire pour ne pas être anéanties par eux. Elles cherchent ainsi à neutraliser tout désir.
D’où cela vient-il ?
L’anorexie ne dépend pas d’une seule cause. Comme l’expliquent les sujets de notre étude, il leur a probablement manqué quelque chose, une relation, un regard, des mots pour apaiser et symboliser une angoisse fondamentale liée à la nourriture et qui existe chez chacun de nous.
Autrefois, on incriminait des mères hyperprotectrices, anxieuses, rigides, mais cette interprétation a été abandonnée. Les familles concernées ne sont pas particulièrement dysfonctionnelles. Pour autant, il existerait une problématique de la séparation, une difficulté d’ajustement de la distance et un possible enchevêtrement des rôles. Un certain nombre d’entre elles parlent de l’obligation de jouer un rôle pour protéger l’équilibre familial ou du sentiment de ne pas ou plus avoir de place dans la fratrie.
Elles commencent souvent leur régime au début de l’adolescence dans l’idée d’être vues, pour tenter de « prendre un nouveau départ ». Elles le font intensément, jusqu’à ce qu’elles réalisent qu’elles sont habitées et contraintes par une force irrépressible qui les pousse à se débarrasser d’elles-mêmes, à s’effacer, à s’extraire de leur passé.
Elles y trouvent des bénéfices importants dans la mesure où l’anorexie permet de résoudre une insécurité existentielle profonde, de faire face à la peur de vivre, à celle de grandir. Leur pathologie fonctionne comme la recherche éperdue d’une identité, d’une essence propre.
Cette force qui le plus souvent est décrite comme une voix intérieure, une présence parasite, finit par les diriger, les gouverner et les coloniser, ne leur laissant plus aucune liberté. L’étau se resserre et les effets biochimiques de la dénutrition contribuent à en optimiser les exigences.
Qu’est-ce qui les amène à un moment donné à sortir de l’anorexie ?
Renoncer à l’anorexie revient à quitter cette « compagne » tyrannique, qui demande toujours plus au fil du temps. Mais ce n’est pas évident car en contrepartie elle fait des promesses d’apaisement et assure une fonction protectrice cruciale. Elles doutent, se sentent tiraillées.
Avec le temps apparaissent l’usure, un sentiment d’impasse, un enfermement de plus en plus verrouillé dans le système anorexique qui s’affirme par un contrôle permanent et profondément éprouvant. Il faut « garder l’os », éviter la tentation des aliments. Elles constatent que très peu de personnes sont capables d’aller jusqu’où elles sont parvenues, au risque de mourir.
Mais elles ne réussissent jamais du premier coup à s’en sortir d’autant plus que les symptômes se sont rigidifiés. Elles font de nombreuses tentatives, qui, comme chez les toxicomanes, leur permettent de repérer et de se mesurer aux différents obstacles qui jalonnent le chemin du renoncement à la maladie. La sortie ne peut se faire que par paliers.
L’élément déterminant, c’est à la fois de se sentir prête et de rencontrer une équipe, et en particulier un soignant, en qui elles ont confiance et avec lequel elles sont alors capables d’établir un lien, alors qu’elles ont été jusque-là dans un refus radical de l’autre. Elles expliquent que l’important n’est pas seulement la reprise alimentaire ou le gain de poids, mais plus fondamentalement que quelque chose puisse se transformer dans le rapport à l’autre.
C’est-à-dire ?
Qu’elles puissent rencontrer quelqu’un qui respecte le rythme auquel elles peuvent progresser, qui ne cherche pas à exercer sur elles une emprise, qui ne les force en rien. Elles disent ainsi combien leur voix, leur point de vue, leur propre désir sont décisifs dans la prise en charge. Le chemin de la sortie est douloureux. Il s’agit pour elles d’accepter ce qu’elles ont refusé et démonté avec tant d’acharnement : l’aliment, la chair, qui est pour elles la chose la plus avilissante qui soit, parce que lieu du désir et de la relation à l’autre, le corps, ce corps envahissant avec ses énergies internes, ses matières, ses bruits, ses limites, ses bassesses et ses besoins.
L’anorexie débute souvent un peu avant l’adolescence. Elles racontent la rage contre le corps qui se transforme. Elles veulent s’en défaire, le détruire. Ce qui les soulage, c’est la froideur, l’intemporalité et la fermeté de l’os.
Elles inventent un langage, celui des creux, des interstices. Le langage de l’os qui lutte contre celui du corps vivant, de l’amour et du désir. Mais aussi du plaisir. Elles ne se représentent pas non plus leur intériorité : leur corps est un sac sans organes. Rien ne se prend, rien ne s’y transforme.
S’alimenter, ça n’est pas seulement ouvrir son corps pour y introduire quelque chose, mais incorporer des aliments qui ont des significations, des saveurs partagées. Manger est un acte fondamentalement collectif et symbolique : on ne mange pas n’importe quoi, ni avec n’importe qui, ni n’importe comment. Les lois et règles sociales sont gravées en nous. C’est ce qui nous donne une substance identitaire, nous inscrit dans le monde et en même temps ce qui nous renvoie à la part la plus archaïque de nous-mêmes.
L’anorexie est-elle un reflet de notre fonctionnement social ?<br/>
Nous avons dans notre société un rejet très profond de la graisse qui renvoie à tout un imaginaire de l’informel, dégoulinant, sale et négligent. Cette appréciation porte non seulement sur l’esthétique du corps, sur la santé mais aussi sur le caractère, avec une très forte stigmatisation des personnes en surpoids dénoncées pour leurs attitudes de passivité et de laisser-aller. On valorise le corps sec, ferme et énergétisé, qui garantit la vitalité, voire même la rentabilité. Les femmes anorexiques nous apprennent beaucoup sur cet idéal de performance. Elles se glissent dans les représentations contemporaines avec un renoncement à la chair qui ressemble étrangement à celui des mystiques d’autrefois, qui elles aussi recherchaient le dénuement absolu, le sentiment d’infini et de complétude, ce qu’elles appellent fréquemment dans l’étude « l’état zéro » du corps : « c’est ne plus rien sentir ». C’est le travail entre autres de la pulsion de mort. Il est d’ailleurs très vraisemblable que certains athlètes hommes soient des anorexiques qui s’ignorent : ils cherchent un corps dur, ferme, contrôlent leur alimentation et vont très loin dans l’effort sur eux-mêmes.
Votre travail est fondé sur des entretiens avec des patientes. En quoi est-ce important ?
Mon livre donne la parole à des adultes anorexiques hospitalisés, essentiellement des femmes. J’ai réalisé au total 67 entretiens auprès d’une trentaine de patientes dont certaines anorexiques depuis 40 ans.
Il est capital de donner la parole aux personnes qui vivent la maladie. On parle beaucoup d’information des malades, de leur participation, etc. Mais sur le terrain des soins, en particulier à l’hôpital, je me rends compte à quel point il est important de prendre en compte leurs mots, leurs propres explications qui structurent leur rapport au réel. Je travaille avec des personnes malades pour voir comment elles comprennent leur situation et comment à partir de là elles font des choix ou repèrent l’aide dont elles ont besoin. Il y a dans la prise de parole sur la maladie, outre l’apport d’un matériau scientifique, une véritable vertu thérapeutique. Le philosophe Paul Ricœur a dit : « Il n’y a d’humanité que racontée. » C’est très juste.