Une meilleure observation des règles de bon usage aurait-elle pu limiter l’ampleur du drame du Mediator et, plus récemment, la crise de la Dépakine ? L’auteur de ces lignes le pense. Mais combien d’autres accidents iatrogènes se produisent, bien plus nombreux, dont on parle pourtant si peu ?
En France où, plus qu’ailleurs, le médicament est à la fois l’objet de tant de désirs, de tant de suspicion et de tant de polémiques, le respect des règles de son bon usage devrait être considéré comme une ardente et sainte obligation. D’autant que jamais le terme de consommateur, qui tend de plus en plus à se substituer à celui de patient, n’est apparu plus approprié pour définir les rapports que notre société entretient désormais avec ses médicaments. Il résulte en effet de l’évolution des mentalités et des comportements que, si les professionnels de santé doivent toujours être considérés comme la cible prioritaire de tous les messages en faveur du bon usage, il y a lieu de ne pas omettre d’y associer d’une certaine manière les citoyens, désireux d’exercer les droits que leur confère une démocratie sanitaire proclamée et de donner un assentiment éclairé aux décisions thérapeutiques proposées par leurs médecins. Et, face aux questionnements, aux sollicitations du « patient-consommateur » inondé d’informations caricaturales ou erronées, les référentiels de « bon usage » qui disent la science constituent pour le prescripteur l’argumentaire, voire le contre-argumentaire, qui lui permetront de convaincre son patient pour le traiter le plus ef­fica­cement et le moins dangereusement possible, tout en se préservant d’éventuelles suites judiciaires.
Tout nouveau plaidoyer en faveur du bon usage, et même lorsqu’il s’agit d’une actualisation, court le risque d’être considéré comme une inutile et fastidieuse redite, une tarte à la crème et donne envie de « zapper » la chaîne sous le prétexte qu’on a déjà vu le film. Il en va pourtant de ces plaidoyers comme il en va des rappels de vaccination : il arrive qu’on ait à regretter de les avoir manqués, surtout dans ces temps de judiciarisation de nos pratiques médicales. D’autant que le constat est sans appel : en matière de prescriptions chez la personne âgée ou chez la femme enceinte, comme en matière de prescription d’anti-inflammatoires non stéroïdiens ou de psychotropes, l’observation des pratiques montre que le bon usage est loin d’être une constante. Redire les messages ne semble donc pas a priori une entreprise inutile. Reste la question de leur impact.

Se fonder sur les référentiels « officiels » disponibles

Le risque thérapeutique, en grande partie prévisible, est en grande partie évitable. Le rôle du prescripteur consiste donc à favoriser l’expression de l’effet favorable du médi­cament chez un patient donné, en prenant par ailleurs toutes les précautions utiles à la minimisation de ses effets non souhaités ou même défavorables. Le bon usage du médicament est un outil pour son usage validé et optimal.

AMM et RCP

Cet usage repose d’abord sur le respect du libellé de son indication d’auto­risation de mise sur le marché (AMM) octroyée par la Commission européenne après avis de l’Agence européenne des médicaments (EMA). Mais on ne doit pas oublier que cette autorisation est impérativement assortie d’un ensemble d’informations appelé Résumé des caractéristiques du produit (RCP) dont la prise en compte permet, au-delà des précautions d’emploi et des contre-indications, de le prescrire en toute connaissance de cause et dans les meilleures conditions. S’écarter si peu que ce soit de ce contexte détaillé et restreint à ce qui a été démontré et validé, c’est déjà pour le prescripteur faire courir un risque souvent inutile à son patient, dans un domaine où la balance bénéfices-risques du médicament, non réellement connue, pourrait se révéler moins favorable ou peut-être même tout à fait défavorable. C’est pourquoi les rappels à l’ordre récurrents des autorités de santé, pour caporalistes qu’ils apparaissent parfois, doivent être considérés comme des incitations à la prudence plutôt que comme des atteintes à la liberté de prescription. On peut toutefois regretter que l’ensemble des informations du RCP, qui couvre plusieurs pages d’un intérêt inégal pour le praticien, manque singulièrement de lisibilité. Mais on peut tout de même s’entendre sur le fait que la rédaction du libellé lui-même (tel symptôme précis, telle forme clinique de la maladie et non pas toute les formes cliniques…), la posologie préconisée (y compris la posologie maximale tolérée), la voie d’administration, la durée du traitement (s’il y a lieu), le maniement du produit chez la personne âgée, la femme enceinte, ou en cas d’insuffisance rénale, d’insuffisance hépatique… qui sont les plus utiles à respecter, sont assez accessibles.
Une insuffisance de ces RCP, qui traduisent l’état de la science au jour de leur rédaction, tient au retard de leurs actualisations malgré des mises à jour régulières en matière de sécurité d’emploi (c’est un rôle essentiel de la pharmaco-vigilance). C’est que les AMM, processus administratifs, n’évoluent pas au même rythme que les données médicales et scientifiques, lesquelles sont produites en permanence. Toutefois, ce défaut ne saurait justifier pour autant, sauf exceptions, les trop nombreuses prescriptions dites « hors AMM » recensées. Car toute anticipation par le prescripteur d’une éventuelle validation par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) de nouvelles données scientifiquement robustes issues de la littérature doit être solidement étayée pour être acceptable. Une autre faiblesse des RCP, celle-là constitutive, est qu’ils ne peuvent que refléter le contenu des dossiers de demande d’AMM fournis par les firmes pharmaceutiques. Certaines populations de patients ou situations cliniques sont délibérément écartées des essais cliniques. Les enfants, par exemple, ne sont généralement pas inclus dans les essais cliniques qui ne concernent pas directement les pathologies propres à la pédiatrie ; de même les femmes enceintes… Il en résulte pour les prescripteurs des situations parfois très inconfortables face à leurs patients, justifiant alors pleinement des prescriptions hors AMM, mais avec discernement et prudence.

Avis de la Commission de la transparence et recommandations

La Haute Autorité de santé (HAS) est l’émettrice de deux autres référentiels moins contraignants mais pourtant d’intérêt pour le prescripteur. Les avis de la commission de la Transparence n’ont certes trait qu’aux médicaments remboursables par l’Assurance maladie, mais ces derniers représentent toutefois la majorité des médicaments et sont ceux dont le mésusage est susceptible d’être le plus délétère pour le patient. Et même si la finalité des avis de cette commission n’est de se prononcer que sur le bien-fondé de leur prise en charge par la solidarité nationale, ils font clairement état de leur intérêt thérapeutique (service médical rendu, SMR), c’est-à-dire de leurs performances en termes d’efficacité et de sécurité d’emploi, mais aussi du progrès thérapeutique (amélioration du service médical rendu, ASMR) qu’ils apportent par rapport aux produits déjà disponibles. C’est pourquoi la lecture de ces avis, régulièrement mis à jour, permet de se faire une idée de la place justifiée par chaque médicament dans les stratégies de prise en charge des patients et de tempérer les allégations généralement enthousiastes de leurs zélateurs en matière de progrès thérapeutiques, lors de leur lancement commercial. Chaque avis est résumé en une synthèse claire d’une à deux pages aisément accessible. Il serait déraisonnable de les ignorer, de même que les fiches « Bon usage du médicament » portant sur tel produit ou sur telle classe pharmacothérapeutique. Quant aux « Recommandations de bonne pratique » de la HAS, elles sont destinées à guider les professionnels de santé dans la mise en œuvre des stratégies de soins les plus appropriées, sur la base des connaissances médicales avérées à la date de leur édition. De même, ses guides professionnels touchant aux parcours de soins, en particulier dans le cadre des affections de longue durée, permettent aux professionnels de santé de repérer les actes et les soins pertinents en s’appuyant sur un consensus scientifique. La prise en compte de ces recommandations et de ces guides, comme aussi ceux de l’Institut national du cancer, ne peut par ailleurs que favoriser l’harmonisation des pratiques et donc l’égalité des chances des patients où qu’ils se trouvent.

Et en l’absence de référentiels officiels ?

Un certain nombre de situations cliniques au nombre desquelles figurent beaucoup de maladies rares sont encore dépourvues de moyens thérapeutiques médicamenteux labellisés par une AMM, une autorisation temporaire d’utilisation ou une recommandation temporaire d’utilisation. Il y a donc lieu, pour une prescription appropriée à ces circonstances, de se tourner vers les recommandations des sociétés savantes et vers la littérature scientifique. Moins contraintes et plus réactives que les instances officielles, les sociétés savantes ont la possibilité et la capacité de s’exprimer sur l’actualité la plus récente de la science dans leur domaine électif et de produire des documents fiables dès lors qu’elles prennent garde de ne pas cautionner ou promouvoir des données qui ne seraient que prometteuses sans être véritablement établies. Les prises de position communes de ces sociétés, en particulier dans le cadre européen ou dans un cadre plus largement international, sont une garantie de crédibilité et de conformité aux données acquises de la science. En l’absence de recommandations issues de sociétés savantes, force est alors, pour le prescripteur désireux de justifier sa prescription, de recourir directement à la littérature scientifique lorsqu’elle propose des données robustes, ce qui n’est pas toujours facile à établir et encore plus difficile à contrôler.

Le bon usage du médicament est avant tout un usage personnalisé

On a longtemps reproché à la médecine fondée sur les preuves (evidence- based medicine), qui est le fondement conceptuel même de nos référentiels et de nos recommandations thérapeutiques de bon usage, de ne prendre en compte que des résultats d’une recherche clinique ayant porté sur une population restreinte, sélectionnée et peu représentative de la population « tout-venant » et hétérogène observée en pratique quotidienne. De tels résultats, obtenus « en moyenne », ne porteraient que sur des patients « moyens » qui ne sont pas censés exister dans la réalité. Mais il s’agit d’un procès d’intention. Car la médecine fondée sur les preuves n’a d’autre but et d’exigence que de permettre au prescripteur d’adapter les résultats validés de cette recherche clinique à la prise en charge individuelle de chaque patient. Il en est ainsi du bon usage du médicament : fournir au prescripteur un cadre scientifique indiscutable lui permettant, compte tenu des caractéristiques de son malade et du terrain qu’il représente, d’optimiser et de personnaliser, en toute connaissance de cause, la balance bénéfices-risques du médicament qu’il se propose de prescrire à un moment donné. C’est pourquoi, plutôt que de considérer les textes régissant le bon usage du médicament comme des contraintes insupportables et des atteintes à la liberté de prescription, il faut les voir pour ce qu’ils sont : une garantie pour prodiguer les soins les plus appropriés dans un contexte de sécurité.

Un zeste d’économie constitue-t-il une dérive ?

Une définition extensive du bon usage, qui y inclut des considérations économiques, a pu être un temps considérée comme une dérive, voire une pollution, du concept scientifique originel. Il s’agirait d’un asservissement des données de la science aux préoccupations inavouables des organismes payeurs. Pourtant, prétendre que, dans un système de financement aux ressources contraintes, lorsque deux médicaments font jeu égal sur des données scientifiques pures et dures, le bon usage est de prescrire le moins coûteux n’a rien de condamnable ni même de choquant. La HAS s’est plusieurs fois prononcée naguère dans de telles situations, recommandant de prescrire, quand leurs performances étaient jugées équivalentes, le médicament le plus ancien et le moins cher plutôt que le plus récent et le plus cher des deux. On peut y trouver un autre avantage : à efficacité égale, n’est-il pas préférable de prescrire celui des deux produits dont le profil de sécurité, pour d’évidentes raisons d’ancienneté et donc de recul, est le mieux connu et le mieux maîtrisable ?

Des règles à respecter

Les choix thérapeutiques ne sauraient être du ressort de la mise en application de théories physiopathologiques ou de spéculations intellectuelles. Ils doivent être fondés sur les données acquises de la science et sur des faits démontrés d’interprétation indiscutable, même si nous savons bien qu’aucune « vérité » thérapeutique n’est définitive. Tout principe actif est à risque. Il est donc indispensable d’en réserver la prescription, selon des modalités validées et optimales, aux seuls patients dont il a été prouvé qu’ils pouvaient en tirer un avantage, et si possible en termes cliniques, c’est-à-dire avant tout en termes de morbimortalité. Ne pas tenir compte de ces impératifs risque de se traduire par des comportements thérapeutiques inefficaces, donc inutiles ou dangereux, ce qui n’est admissible ni du point de vue de l’éthique – l’intérêt des patients – ni du point de vue judiciaire.
Cet article inaugure une série consacrée au bon usage. Prochain article à paraître : « Le bon usage des AINS ».
Encadre

Messages clés pour un bon usage des médicaments

Un traitement médicamenteux ne se conçoit que personnalisé : il doit toujours s’adapter au terrain du patient. Le bon usage exclut l’idée d’une prescription standard : on traite un patient plus qu’une maladie. Le « sur mesure » doit être préféré au « prêt-à-porter ».

Il faut respecter l’indication thérapeutique précise et souvent restreinte de chaque médicament dans l’intérêt du patient. Car cette indication, fondée sur des données robustes et validées, est la seule à même de lui garantir une balance bénéfices-risques démontrée comme favorable.

Les bonnes posologies et durées (lorsqu’elles sont signalées) des traitements doivent être respectées : ni plus ni moins. Dépasser la dose signalée comme la dose maximale ne permet d’espérer aucun surplus d’efficacité, face à un surcroît d’effets indésirables. Éviter les durées suboptimales : trop courtes, elles peuvent être causes d’inefficacité ou de résistances, par exemple pour les antibiotiques ; trop longues, elles exposent inutilement le patient aux effets indésirables du médicament.

Éviter les coprescriptions de médicaments de même mécanisme d’action.

Ne prescrire qu’avec discernement les associations de médicaments dites fixes comportant deux ou trois principes actifs, et jamais en première intention : pas toujours adaptées au besoin spécifique du patient, elles doivent être réservées aux situations stables car elles ne permettent généralement pas les ajustements posologiques parfois nécessaires, sans compter que la mémorisation de la nature de leurs composants, surtout à partir de trois, s’émousse avec le temps.

Chez la personne âgée, presque toujours polymédiquée car polypathologique, savoir adapter la nature et les modalités des traitements à l’âge et veiller à ne choisir que les produits reconnus comme les mieux tolérés, à des posologies et des durées de traitement appropriées à la fragilité et à la labilité de leur état. Savoir se fixer des objectifs thérapeutiques réalistes et s’imposer de hiérarchiser les traitements à envisager en fonction de leur utilité, en ne prescrivant que les indispensables, en tout cas les prioritaires.

Chez la femme enceinte, éviter deux écueils : faire abusivement courir un risque à l’embryon ou au fœtus en traitant un symptôme ou une affection bénigne dont on sait qu’ils seront spontanément et rapidement résolutifs ; ne pas traiter ou sous-traiter une maladie maternelle dont l’intensité de la séméiologie et le pronostic réclament une prise en charge urgente, ou encore interrompre le traitement d’une maladie chronique équilibrée par le traitement habituel. Toute prescription impose qu’on se soit au préalable documenté sur les risques tératogènes et de malformations fœtales de chaque médicament en fonction de la période de la grossesse, et qu’on en informe la patiente (antiépileptiques, par exemple…). Se méfier même des médicaments paraissant les plus anodins.

À indication thérapeutique identique et à équivalence d’efficacité reconnue, préférer celui des médicaments envisageables dont l’ancienneté aura permis d’en mieux connaître le maniement et les circonstances prévisibles de survenue de ses effets indésirables.

Être à même de justifier toute prescription hors AMM dans les situations d’impasse thérapeutique médicamenteuse, en l’absence d’alternative validée.

S’efforcer d’identifier systématiquement une automédication du patient pour limiter les interactions ou éviter un surdosage au cas où, par ignorance, la prescription concernerait le même type de principe actif que celui de l’automédication, comme on l’observe parfois dans le domaine du traitement de la douleur.

Hormis en cas de maladie chronique stable (et encore), refuser les reconductions tacites et surtout indéfiniment prolongées : une ordonnance répond à une situation temporelle précise de la vie du patient. Elle ne saurait anticiper les évolutions de sa maladie, ni la survenue inopinée d’une affection intercurrente, ni une modification de sa fonction rénale ou de ses conditions environnementales (climat, qualité de l’entourage, solitude…).

Avant de conclure à l’inefficacité d’un médicament, toujours s’assurer de sa bonne observance par le patient.

Tout traitement médicamenteux doit faire l’objet d’une réévaluation périodique systématique susceptible de conduire à son éventuelle déprescription.

En cas de constatation d’un ou de nouveaux symptômes chez un patient traité, évoquer systématiquement au moins autant un effet indésirable médicamenteux que la survenue d’une affection intercurrente : avoir le réflexe « iatrogène ».