Quand le tétrahydrocannabinol est éliminé de l’organisme, son consommateur n’en a pas fini avec cette drogue. Ce composant psychotrope et addictif majeur du cannabis induit des effets néfastes immédiats mais aussi des marques épigénétiques pouvant être transmises aux générations suivantes, selon de nombreuses publications. Ces données scientifiques devraient inciter ceux qui banalisent cette drogue à faire évoluer leurs réflexions.
Le tétrahydrocannabinol (THC) est le principe actif (psychotrope et toxicomanogène) majeur du chanvre indien (ou cannabis). Il est actif à partir de très faibles concentrations sanguines (de l’ordre d’une dizaine de μg/L). Sous la pression de ses consommateurs, sa concentration a été accrue d’un facteur 8 au cours des quarante dernières années dans les produits en circulation (la plante[marijuana] ou sa résine [haschisch, shit]). La France est le pays européen le plus gros consommateur de cannabis, avec 1,4 million d’usagers réguliers ; son usage est précoce, souvent dès le collège. Aussi le THC sévit-il en pleine phase de maturation cérébrale (entre 12 et 24 ans), pouvant la perturber. Le THC, beaucoup plus souvent inhalé qu’ingéré, accède aisément au cerveau, où il stimule des récepteurs cannabinoïdes de type 1 (CB1). Ces récepteurs sont ceux de substances endogènes - les endocannabinoïdes (dérivés de l’acide arachidonique), les plus nombreux de tous les types connus de récepteurs cérébraux, où ils régulent le fonctionnement d’une large variété de transmissions synaptiques.

De nombreux effets néfastes lorsque le THC est présent dans l’organisme

Les récepteurs CB1 étant ubiquistes, le THC affecte simultanément de nombreuses fonctions, suscitant de multiples effets. Quand il disparaît du milieu extraneuronal, son exceptionnelle lipophilie permet sa dissolution dans la bicouche lipidique des membranes neuronales. Il en est relargué très lentement (quelques semaines), puis transformé par le foie en des métabolites hydrophiles que les reins éliminent (cannabinoïdes urinaires).
Divers effets indésirables sont induits par le THC :
- cardiovasculaires : tachycardie supraventriculaire, fibrillation ventriculaire, infarctus du myocarde… ;
- neurologiques : vertiges, sédation, tremblements, accidents ischémiques cérébraux, déficits mnésiques ;
- psychiatriques : agitation, anxiété, paranoïa, troubles psychotiques, idées suicidaires, délire, dissociation de la pensée, comportement désorganisé… ;
- hématologiques : thrombocytopénie immune, hémorragie cérébrale ;
- autres : nausées, vomissements, syndrome d’hyper­émèse cannabique, hyperthermie, baisse de la synthèse de testostérone, diminution de la spermatogenèse, cancers (ORL, bronchopulmonaires, testiculaires).1

Persistance d’effets après élimination

Certains des effets cités persistent après que le THC a été totalement éliminé de l’organisme, alors que d’autres apparaissent ; ils constituent en quelque sorte la mémoire laissée par l’exposition des cellules au THC, laquelle résulte de ses effets épigénétiques. Le THC ne modifie pas la nature des caractères programmés par l’ADN et n’affecte donc pas le génotype. En revanche, il agit sur l’activité d’enzymes qui greffent ou détachent des groupements méthyles (CH3) – des méthylases – ou acétyles (CH3-C00H) ­– des acétylases, ou au contraire des désacétylases – sur les histones. C’est sur ces protéines (basiques, étant donné l’abondance d’acide di- aminé, la lysine [Lys] ou l’arginine [Arg]) que s’enroule le ruban d’ADN des gènes pour former la chromatine. La greffe des radicaux méthyle ou acétyle sur certaines de ces Lys ou de ces Arg, modifie durablement son état décondensé (euchromatine) ou au contraire contracté (hétérochromatine) ; dans la première éventualité (décondensée), ceci expose, ou dans la seconde (condensée), au contraire cela masque certains gènes aux ARN polymérases. Ces dernières enzymes copient les séquences d’ADN en ARN messagers qui, dans les ribosomes du cytoplasme, dirigent la synthèse des protéines correspondantes, supports de chacun de nos caractères. L’expression, la copie du gène, permet celle du caractère qui lui correspond, mais le trouble apporté à sa copie, la répression du gène, perturbe l’affirmation de ce caractère, modifiant ainsi le phénotype.
Un deuxième type de marquage épigénétique dû au THC peut affecter, dans l’ADN même d’un gène, la méthylation d’une cytosine (en méthylcytosine) sans que cela affecte la nature de l’acide aminé programmé par les trinucléotides comportant une méthylcytosine en lieu et place d’une cytosine. En revanche, ces méthylcytosines, présentes au niveau d’îlots CPG (cytosine-phosphate-guanine), modifient l’exposition du segment d’ADN du gène aux enzymes qui le copient en ARN messagers, troublant sa lecture.

Conséquences des marquages épigénétiques

Dans l’État du Colorado, qui a légalisé le cannabis il y a dix ans, on dispose d’un recul suffisant pour analyser certaines conséquences sanitaires. On note un accroissement du nombre de consommateurs, tel que 10 % des femmes enceintes en consomment désormais. Cette situation aurait un lien avec l’augmentation de la fréquence de différentes malformations fœtales,2,3 ainsi que celle des troubles du spectre autistique.4
Une étude5 portant sur vingt fœtus de 20 semaines, issus d’avortements de femmes consommant du cannabis, a montré qu’ils présentaient tous, comparativement aux fœtus du même âge de mères non consommatrices de cette drogue, une répression moyenne de 50 % du gène codant les récepteurs dopaminergiques D2 et une baisse du même ordre du nombre de récepteurs D2 dans leur noyau accumbens-striatum ventral, structure assimilée au centre du plaisir. Tout plaisir éprouvé est associé à une stimulation, par la dopamine (« le neuromédiateur du plaisir ») de ces récepteurs D2. La raréfaction de ces derniers diminue la perception du plaisir, induit un anhédonisme, un mal-être tel qu’à l’adolescence celui qui consomme une drogue, n’importe laquelle (car elles ont toutes pour effet d’intensifier la transmission dopaminergique dans ce noyau), éprouve un plaisir intense, refermant sur lui le piège de l’addiction. Cette observation a été répliquée chez des rates gestantes, en leur administrant du THC. Leurs ratons présentaient une raréfaction des récepteurs D2, qu’ils conservaient au cours de leur vie ; cela se traduisait par une appétence plus vive pour les drogues qui leur étaient présentées.
On savait que les enfants élevés dans des milieux où les adultes consomment des drogues étaient, à l’adolescence, plus vulnérables à celles-ci ; les premières explications étaient le manque d’exemplarité, l’absence de prévention, l’accès facilité aux substances ; il convient d’ajouter à ces explications celle des effets épigénétiques, à l’instar de ceux décrits pour l’alcool et le tabac.6
L’exposition à une drogue laisse derrière elle une sensibilisation à l’effet d’autres drogues. Ceci est bien montré pour une exposition au cannabis. Ce constat contredit ceux qui contestent encore la « théorie de l’escalade » des drogues. Cette théorie est validée de façon convergente : par la tolérance qui incite à recourir à des drogues de plus en plus puissantes ; par la diffusion croissante des polytoxicomanies ; par des expérimentations chez le rat montrant que le cannabis intensifie les effets ultérieurs de l’héroïne ou de la cocaïne.7
Par ailleurs, il a été montré que le cannabis (THC), par un effet épigénétique, modifie l’expression d’une protéine synaptique – la protéine DGLAP2 – impliquée dans les troubles du spectre autistique et la schizophrénie, affections pour lesquelles se précisent de mieux en mieux les relations avec la consommation de cannabis par leurs victimes ou leurs parents. Chez les hommes exposés au cannabis, dans les soixante-quinze jours suivant cette exposition (durée d’un cycle spermatique), les spermatozoïdes comportent une marque épigénétique qu’ils peuvent transmettre à leur progéniture.8,9

Alerter les consommateurs !

Ces marques épigénétiques, par méthylation de cytosines de l’ADN, de même que ces « marquages » de la chromatine, quand ils concernent les gamètes, peuvent être transmis à la descendance des parents exposés à certains agents. On l’a vu pour la femme enceinte, on le voit aussi pour l’homme en âge de procréer. Une alerte en direction de la population générale pourrait utiliser le slogan « Consommer du cannabis ou se reproduire, il faut choisir ».
Les inconditionnels de la consommation de cannabis s’infligent, au-delà de ses effets aigus, des effets rémanents qui réduisent leurs capacités cognitives et les incitent à utiliser d’autres drogues dont l’exposition au cannabis a accru l’appétence ; ils s’exposent aussi à des effets épigénétiques, délétères pour leurs futurs enfants.
Références
1. Gorelick DA. Cannabis-related disorders and toxic effects. N Engl J Med 2023;389:2267-75.
2. Reece AS, Hulse GK. Cannabis teratology explains current patterns of Coloradan congenital defects: The contribution of increased cannabinoid exposure to rising teratological trends. Clin Pediatr (Phila) 2019;58:1085-123.
3. Reece AS, Hulse GK. Canadian cannabis consumption and patterns of congenital anomalies: An ecological geospatial analysis. Addict Med 2020;14:195-210.
4. Reece AS, Hulse GK, Effects of cannabis legalization on US autism incidence and medium term projection. Clin Ped 2019;4:17.
5. DiNieri JA, Wang X, Szutoriz H, Spano S, Kaur J, Casaccia P, et al. Maternal cannabis use alters ventral striatal dopamine D2 gene regulation in the offspring. Biol Psychiatry 2011;70(8): 763-9.
6. Goullé JP, Hamon M. Drogues licites et illicites et modifications de l’épigénome. Rapport de l’Académie nationale de médecine. Bull Acad Natl Med 2023;206:466-76.
7. Sherma M, Qvist J, Asok A, Melas P. Cannabinoid exposure in rat adolescent reprograms the initial behavioral, molecular and epigenic responses to cocaine. Proc Natl Acad Sci USA 2020;117: 9991-10002.
8. Schrott R, Achaya K, Itchon-Ramos N, Hawkey AB, Pippen E, Mitchell JT, et al. Cannabis use is associated with potentially heritable widespread changes in autism candidate gene DLGAP2 DNA methylation in sperm. Epigenetics 2020; 15(1-2):161-73.
9. Murphy SK, Itchon-Ramos N, Visco Z, Huang Z, Grenier C, Schrott R, et al. Cannabinoid exposure and altered DNA methylation in rat and human sperm. Epigenetics 2018;13(12):1208-21.
10. Costentin J. Effets épigénétiques du cannabis/tétrahydrocannabinol. Bull Acad Natl Med 2020;204:570-6.

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