Si la pratique du dessin anatomique a toujours accompagné le développement de la médecine, c’est aujourd’hui une spécialité rare, à l’heure de la photographie et du tout-numérique… Pourtant, il offre des possibilités dont la photo est dénuée, notamment lorsqu’il s’agit de faire le lien avec les patients, pour des opérations complexes mais aussi en médecine générale… Emma Blanc-Tailleur est illustratrice médicale, et vous explique ce métier, au plus proche de la clinique !

Une illustratrice scientifique et médicale, qu’est-ce que c’est ?

L’illustration scientifique est un vaste ­domaine qui englobe les champs de la biologie, de la biodiversité, de la physique, de la médecine, etc. Il s’agit de réaliser des visuels pour la vulgarisation de données scientifiques complexes, notamment à­ ­visée pédagogique, mais pas seulement !

En effet, si nos dessins sont principalement destinés à l’enseignement (pour illustrer des manuels d’anatomie, par exemple, mais aussi des dessins sur commande pour les professeurs d’université), ils sont aussi très utiles en pratique clinique. Ces illustrations sont un support précieux lorsqu’il s’agit d’expliquer aux patients des chirurgies particulièrement complexes (neuro­logiques, maxillofaciales), surtout en pédiatrie, mais aussi chez les adultes (en oncologie...) ; ils peuvent aussi servir à faire de la médiation sur des thèmes plus simples avec certains patients pour qui le support visuel est un moyen de communication privilégié (non francophones, ceux ayant des troubles cognitifs, etc.). Et bien d’autres usages sont possibles : j’ai récemment produit des illustrations anatomiques pour des étudiants en école de chant, afin que les professeurs puissent expliquer aux élèves les aspects physiques du chant (cordes vocales, poumons, diaphragme...). Ces projets sont toujours menés en collaboration avec des professionnels de santé, qui corrigent les dessins produits.

Mon intérêt pour la médecine est né de mon activité de sapeur-pompier qui m’a fait connaître le milieu des urgences. Après une licence en graphisme, je me suis spécialisée dans l’illustration médicale, qui est une véritable niche : on doit être une centaine en France ! Je travaille donc avec des médecins, à l’hôpital et en ville, mais aussi avec d’autres professionnels de santé.

À l’hôpital, quels sont les usages de l’illustration ?

Je travaille au bloc opératoire, en illustrant les étapes importantes d’une opération, de l’incision – voire dès l’anesthésie – jusqu’à la fin de la procédure. Cela concerne en particulier des chirurgies complexes neurologiques et maxillofaciales en pédiatrie, notamment des opérations rares – certaines chirurgies pour corriger des malformations crâniofaciales, par exemple –, de développement récent, pour lesquelles il n’existe actuellement pas d’images descriptives. Or ces images sont nécessaires pour l’enseignement, pour expliquer aux internes par la suite, etc. : mon travail consiste donc à les produire !

J’assiste six ou sept fois à une même opération pour m’en imprégner : j’observe, je fais des croquis sur lesquels je fonde ensuite mes dessins (figures). Une fois numérisés, j’y apporte les corrections nécessaires en direct avec les médecins concernés.

Bien sûr, un second usage pour ces illustrations – mais qui est tout aussi important – est celui de faire comprendre aux parents et aux enfants l’opération qui va être pratiquée.

Quel est l’avantage du dessin par rapport à la photographie ?

La photographie montre le corps humain tout entier, alors que le dessin permet de sélectionner : je peux montrer seulement l’organe malade, la tumeur qui sera retirée, etc. Il est donc plus précis.

Le dessin permet aussi de mieux distinguer des parties peu ou pas visibles sur une photo ; de mieux mettre en évidence, grâce aux couleurs sur lesquelles je peux jouer, certains détails : c’est le cas des nerfs, par exemple.

Enfin, lorsqu’il s’agit d’utiliser des images pour expliquer une opération aux enfants et aux parents, la photographie est bien trop choquante – elle peut même avoir des effets contre-productifs lorsqu’on cherche à obtenir l’adhésion des parents –, alors que le dessin adoucit le message… il donne presque « envie » de faire l’opération !

Quelle est la réaction des patients à la vue des dessins ?

Tous les parents que j’ai rencontrés ont éprouvé un vrai intérêt à regarder ces illustrations, et sont très reconnaissants, car cela aide à dissiper l’angoisse face à la chirurgie de leur enfant et à en comprendre l’intérêt, d’une façon moins froide mais aussi moins repoussante que la photographie. Nous avons de très bons retours, et il y a de plus en plus de demandes pour ce genre de démarches...

Quelles sont les applications en médecine générale ?

Outre les posters anatomiques pour les cabinets, le principal usage de ces illustrations en médecine générale est l’éducation et la médiation pour les patients : depuis les fresques pour les salles d’attente détaillant les parcours de soins jusqu’aux dessins expliquant des pathologies couramment rencontrées en pratique, pas nécessairement complexes (une angine, par exemple) mais qui peuvent être difficiles à expliquer à des personnes non francophones, des patients ayant des troubles cognitifs, etc.

Enfin, sentez-vous que votre métier puisse être menacé par l’intelligence artificielle ?

Il est vrai que l’illustration et les arts graphiques en général sont touchés par cette technologie naissante qui peut paraître inquiétante. Mais, à moyen terme, je ne pense pas que mon métier soit menacé : l’illustration scientifique et médicale est un domaine si précis et demande des analyses tellement fines en fonction de la demande du commanditaire qu’il me paraît compliqué d’imaginer que, en l’état actuel des choses, l’intelligence artificielle puisse s’en emparer. Elle doit encore progresser pour atteindre le niveau d’expertise et le degré de précision qu’offre un illustrateur scientifique…