La pénurie de médecins est une fausse découverte : voilà une vingtaine d’années que l’on s’en inquiète, que l’on cherche des solutions pour la pallier. Elle est aujourd’hui une réalité et rien de ce qui avait été projeté n’est efficient pour résoudre ce grave manque… Pourtant, des solutions existent et ne résident pas exclusivement dans le nombre de forces actives ! Les autorités « savent pouvoir compter » sur les troupes de médecins généralistes ; ne devraient-elles pas plutôt leur offrir la reconnaissance et donc les aménagements nécessaires à un exercice serein ?
La pénurie de médecins est une fausse découverte. Voilà une vingtaine d’années que l’on s’en inquiète, que l’on cherche des solutions pour la pallier lorsqu’elle sera une réalité. Elle est aujourd’hui cette réalité : 5,7 % de la population vivait en zone géographique sous-dotée en 2018, selon une étude menée par le ministère de la Santé.1 La situation n’a pu que s’aggraver depuis, et rien de ce qui avait été projeté n’est efficient pour résoudre ce grave manque.
Le souhait était-il vraiment de le résoudre ? La question se pose dès lors qu’on se souvient que, dans les années 1990, la pléthore médicale était décriée : praticiens inquiets d’être désœuvrés, autorités inquiètes des dépenses croissantes de santé. Le mécanisme d’incitation à la cessation d’activité (MICA) est alors né d’une volonté affichée de réduire les dépenses de santé en diminuant l’offre. Les soins, comme une marchandise, répondant à la loi de l’offre et de la demande ? On devine les prémices d’une politique de santé tournée vers la rentabilité… La tarification à l’activité, mise en place en 2004, est venue affirmer le projet. Certes, la France investit dans la santé de sa population – 3e rang européen des dépenses en pourcentage du PIB : 11,1 %, derrière l’Allemagne (11,7 %) et la Suisse (11,3 %)2 –, mais peut-être mal ? La Cour des comptes confirme ainsi qu’il faut mobiliser « les marges d’efficience […] dans quatre domaines : l’organisation des soins, la rémunération des acteurs de santé, les causes évitables des dépenses et la contribution des technologies numériques à la transformation du système de santé ».2
On accuse aujourd’hui le numerus clausus, instauré en 1971 et resté drastique trop longtemps (au plus bas, 3 500 places au début des années 1990). Il n’est certainement pas l’unique responsable du manque de médecins traitants. Mais sans doute est-ce le coupable le plus facile à désigner pour ignorer le mal-être de la profession : fuite des médecins vers des pays plus accueillants (selon une enquête récente,3 15 % envisageraient de quitter la France pour exercer à l’étranger alors que, paradoxe, le recours aux médecins diplômés à l’étranger tâche de combler le manque !), fuite du libéral vers le salariat (l’augmentation actuelle du nombre de médecins en exercice de 0,6 % par an en moyenne depuis 2012 se fait au profit de l’exercice salarié [+ 1,5 %])4, fuite de l’exercice clinique vers d’autres métiers (journalisme, industrie…), réorientation vers la médecine esthétique, la sexologie, vers des médecines alternatives, report de l’installation au profit de remplacements s’inscrivant sur la durée, diminution du temps de travail – qui reste cependant de 54 heures hebdomadaires en moyenne5 – pour une meilleure qualité de vie (pour les hommes comme pour les femmes, dans un contexte sociétal à l’avenant)…
Moins de temps médical, donc. Et davantage de demandes : la population ne cesse de croître (+ 0,3 % par an depuis 2017 selon l’Institut national de la statistique et des études économiques [Insee]6) et de vieillir (29 % de + 65 ans projeté en 2070 contre 21 % en 2020, selon le scénario central de l’Insee7), les technologies diagnostiques et thérapeutiques sont toujours plus performantes et on vit de plus en plus longtemps (l’espérance de vie à la naissance en 2019 est de 85,6 ans pour les Françaises et 79,7 ans pour les Français [soit respectivement + 0,2 an et + 0,5 an depuis 20146]), le réchauffement climatique promet l’apparition de nouvelles pathologies, d’autres pandémies que celle du Covid-19 pourraient se profiler… Enfin, on ne peut le nier, les habitudes consuméristes s’installent.
Quelles conséquences sont à craindre de la pénurie ?
La prévention ne peut que pâtir de cette France malade de ses médecins. Là où elle devrait prendre une place prépondérante (comment mieux se prémunir de la demande de soins qu’en préservant la santé d’une population ?), la santé publique est reléguée au second plan : non rentable à court terme, peu visible et peu exubérante, elle échoue à se mettre en scène.
Si la pandémie de SARS-CoV-2 a donné une forte valeur à la prévention vaccinale, cela a été aux dépens d’autres soins de dépistage (baisse de 30 % des diagnostics de cancers, par exemple8). On peut craindre que les années à venir soient celles des économies de santé au vu des dépenses induites par la crise sanitaire. Or il faudrait justement renforcer les actions de santé publique pour contribuer à éviter d’autres catastrophes sanitaires.
Autres conséquences dramatiques du manque de médecins généralistes, on constate des retards de prise en charge, des renoncements aux soins, le développement de médecines parallèles, voire de pratiques sectaires et d’exercices illégaux de la médecine… telle est la catastrophe visible et accentuée par la pandémie actuelle.
Si les inégalités territoriales se nivellent (par le bas du fait de la pénurie), les inégalités sociales de santé se creusent en conséquence. C’était d’ailleurs l’objet d’un rapport de Santé publique France publié en mai 2021.9 La pénurie créerait ainsi une médecine à plusieurs vitesses : celle des plus riches et des plus insérés, et celle des autres.
Enfin, le médecin n’a-t-il pas une obligation de moyens et d’information ? Peut-il y répondre lorsqu’on lui demande de prendre en charge toujours plus de patients (durée moyenne de consultation de 18 minutes, mais les 25 % des médecins ayant le volume d’activité le plus élevé consacrent en moyenne 5 minutes de moins par consultation que les 25 % ayant le plus faible volume d’activité5) ? Qui répondra de ces défauts éventuels de prise en charge ?
La solution se trouve-t-elle dans le nombre de médecins ?
Augmenter le numerus clausus (et le rebaptiser numerus apertus) serait-il la solution de tous les maux ? Il a déjà été largement assoupli depuis 1998, pour atteindre 9 361 places en 2020 ; une augmentation est encore annoncée pour les années à venir. Mais on sait le délai nécessaire pour former un médecin (qui n’exercera d’ailleurs peut-être pas à temps plein !). De plus, l’enseignement doit pouvoir se faire dans de bonnes conditions pour les professeurs comme pour les étudiants, à la faculté comme sur les lieux de stage. La qualité de la formation initiale reste-t-elle garantie si les amphithéâtres débordent ? Enfin, est-ce que, dans quelques années, nous ne serons pas de nouveau en situation de surpopulation médicale ? Les Suisses ont créé une « clause du besoin ». C’est sans doute l’un des objectifs à atteindre : connaître (et définir) les besoins exacts pour déterminer le nombre de soignants nécessaire !
D’autres mesures sont indispensables car le sauvetage passe par le bien-être des médecins dans leur exercice. Or celui-ci ne dépend certainement pas que de leur nombre !
Pour ne pas définitivement perdre les forces volontaires, les dispositions prises doivent évidemment être incitatives et non coercitives. Les médecins ne sont pas redevables à l’État, qui aurait financé leurs études, comme on l’entend parfois ! Les étudiants en médecine travaillent dès la 4e année dans les services hospitaliers ! Et quand bien même ce ne serait pas le cas, doivent-ils rendre à l’État ce qu’il leur a offert d’instruction ? N’est-ce pas remettre en cause le principe de l’accès universel à l’enseignement, en médecine comme pour les autres domaines ?
D’aucuns proposent le développement de stages en zone désertée… Là encore, la limite est dans le nombre de maîtres de stage mais aussi dans l’infrastructure des services en place autour de ces lieux de stages : l’interne peut-il s’installer avec sa jeune famille ? Y aura-t-il du travail pour le conjoint, un mode de garde aux horaires élargis pour l’enfant ?…
Toutefois, la santé d’une population est bien moins le fait de son système de santé que celui des autres déterminants de la santé : hérédité, mode de vie et environnement... L’enjeu est alors de créer une culture sanitaire dans l’ensemble de la population. L’éducation des patients, la prise en compte de la littératie en santé sont donc une option : la demande de soins est moindre lorsque la santé est préservée, truisme s’il en est ; l’interlocuteur de la demande est mieux choisi par un patient bien informé. Mais qui pour mener ces deux actions de prévention ? Le développement de postes d’infirmières en pratique avancée est intéressant mais reste à ses prémices et plutôt circonscrit aux services hospitaliers.
La délégation de tâches à des assistants médicaux pourrait être une belle idée : décharger le médecin des lourdeurs administratives (en moyenne 5,5 heures hebdomadaires sont consacrées aux tâches de gestion et de coordination5), de la prise des constantes, de la vérification des vaccinations et des dépistages organisés... Mais on peut s’interroger sur la formation dont vont bénéficier ces nouveaux professionnels. De plus, les conditions à remplir pour obtenir un financement sont contraignantes. Et les médecins sont-ils prêts à se délester de certaines de leurs missions ? Selon une enquête du syndicat ReAGJIR (Regroupement autonome des médecins généralistes jeunes installés et remplaçants) auprès de ses adhérents, en mars-avril 2019, 52 % des interrogés refuseraient le recours à un assistant médical.10
L’exercice en groupe constitue aussi une évolution prometteuse : rassembler sur un même lieu des professionnels paramédicaux (kiné, sage-femme, orthophoniste, orthoptiste…) pour un regard pluriel et efficace sur des situations partagées. Encore faut-il que cette solution entre dans les mœurs, et cela ne peut être immédiat.
Des initiatives voient le jour, cherchant à pallier le manque : bourses, mise à disposition gracieuse d’hébergement pour les internes, protocole d’accueil pour les médecins et leur famille dans les communes désertées, numéro dédié permettant aux patients sans médecin traitant d’être orientés vers une consultation rapide en médecine générale... Ce sont des idées louables, mais qui restent circonscrites au niveau local.
Enfin, si la numérisation, les nouvelles technologies, les téléconsultations permettent effectivement un gain de temps pour le praticien, il est néanmoins essentiel de garantir la qualité des soins et de la relation médecin-malade dans ces évolutions.
Des solutions existent donc. Elles ne résident certainement pas exclusivement dans le nombre de forces actives (nombre qu’il faudrait pouvoir adapter efficacement) mais surtout dans un ajustement aux besoins en santé et dans une organisation des soins optimisée !
Au-delà des éphémères applaudissements…
Il n’est pas possible de nier qu’il existe un véritable problème sociétal de reconnaissance du métier (pas seulement financière !) tant par les usagers que par les instances. L’accès à une information médicale (ou se prétendant l’être) foisonnante sur internet grève la confiance du patient, qui pourrait devenir de plus en plus consumériste. Si l’on ne peut que se réjouir d’avoir vu disparaître le paternalisme médical, on aimerait que la confiance du patient en la science, relayée par le médecin de famille, se rétablisse. Les autorités « savent pouvoir compter » sur les troupes de médecins généralistes, ne devraient-elles pas plutôt douter et leur offrir la reconnaissance et donc les aménagements nécessaires à un exercice serein ? Les propositions des candidats à la présidence de la République sont attendues.
1. Legendre B. En 2018, les territoires sous-dotés en médecins généralistes concernent près de 6 % de la population. Études et résultats (DREES), 1144, février 2020.
2. Cour des comptes. Santé : garantir l’accès à des soins de qualité et résorber le déficit de l’assurance maladie. Les enjeux structurels pour la France. Décembre 2021.
3. Duquéroy V. Enquête sur la rémunération des médecins : l’impact Covid. Medscape, 4 mai 2021.
4. Les soins de médecins généralistes et spécialistes. In: Gonzalez L, Lefebvre G, Mikou M, et al (dir.). Les dépenses de santé en 2020 – Résultats des comptes de la santé – Édition 2021. Panoramas de la DREES, septembre 2021.
5. Chaput H, Monziols M, Fressard L, et al. Deux tiers des médecins généralistes libéraux déclarent travailler au moins 50 heures par semaine. Études et résultats (DREES), 1113, mai 2019.
6. Insee. Tableaux de l’économie française – Édition 2020. Février 2020.
7. Insee. Projections de population 2021-2070 pour la France [en ligne, consulté en décembre 2021]. Disponible sur : https://bit.ly/3GindX1
8. Diagnostic des cancers : baisse de 30 % en France. Rev Prat (en ligne). Décembre 2021. Disponible sur : https://www.larevuedupraticien.fr/article/diagnostic-des-cancers-baisse-de-30-en-france
9. Santé publique France. Les inégalités sociales et territoriales de santé. Mai 2021.
10. Fraih É. Assistants médicaux : qu’en pensent les jeunes médecins ? Rev Prat Med Gen 2019;33(1021):365.