Afin d’assurer la pérennité financière du système de retraite, le gouvernement propose d’allonger la durée d’activité, par un relèvement de l’âge légal de deux ans, pour atteindre la cible de 64 ans, ainsi qu’une accélération du calendrier de relèvement de la durée d’assurance (à raison de trois mois par génération à compter des assurés nés à partir du 1er septembre 1961) sans changer la cible actuellement prévue de 43 annuités. Le projet de loi concernant la réforme des retraites1 annonce également la fin des régimes spéciaux ; les nouveaux embauchés dépendront donc du régime général (seulement certains, gaz, Banque de France…). Pour les agents publics, fonctionnaires et contractuels, le mode de calcul de leur pension reste fondé sur l’indice de traitement des six derniers mois. Pour les fonctionnaires en catégories dites « actives » (infirmiers, aides-soignants…) et « super-­actives » (personnel actif de la police nationale, personnel de surveillance de l’administration pénitentiaire, contrôleurs aériens…), l’âge d’ouverture des droits à retraite est reculé de 57 à 59 ans pour les premières et de 52 à 54 ans pour les secondes. La possibilité de travailler jusqu’à 70 ans dans la fonction publique est systématisée sans condition (notamment le nombre d’enfants). De même, la retraite progressive lui est étendue.

Pour « contrebalancer » ces mesures, et pour toutes les personnes qui n’auraient pas pu cotiser quarante-trois ans, l’âge de la retraite à taux plein (sans décote) reste fixé à 67 ans, la retraite minimale est revalorisée et, selon les ambitions exprimées dans le projet de texte, est prévu « un investissement fort dans la prévention de l’usure professionnelle et la facilitation des conditions d’accès à un départ anticipé dès 62 ans à taux plein pour les personnes usées par le travail ». Si le mot pénibilité ne revient jamais en tant que tel dans le projet de texte de loi, pour autant, il est utilisé dans les explications du projet de loi (ce terme avait été éradiqué du code du travail en 2017). Et l’utilisation du terme « usure » n’est pas anodin : il signifie que l’on se situe davantage dans le cadre du constat des dégâts causés que dans la prévention des facteurs de risque de pénibilité. Nous envisagerons successivement le volet prévention du projet de loi sur la réforme des retraites,1 le volet compensation de cette « usure »2 ainsi que la place que le texte entend donner aux professionnels de santé au travail dans ce dispositif.3

Un volet prévention pour le moins parcellaire

Les exposés des motifs du projet de loi s’appuient sur les chiffres de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) pour préciser notamment que « les personnes de 50 à 59 ans, durablement exposées à des pénibilités physiques durant leur carrière, sont moins souvent en emploi après 50 ans, surtout lorsqu’elles ont cumulé plusieurs facteurs de pénibilité ». On peut remarquer que la lecture des pénibilités recensées par la Dares est pour le moins « sélective », et les mesures préventives subséquentes sont pour le moins partielles au regard des maux qui impactent plus généralement la morbidité des travailleurs (par exemple, l’exposition à au moins un produit chimique concerne un tiers des salariés en 2017, et, même si l’exposition aux agents CMR [cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction] baisse, elle reste réelle et pourvoyeuse de maladies trop rarement rattachées à l’activité professionnelle).2  Le projet ne prévoit que trois mesures de prévention de cette usure, dont on peut craindre qu’elles soient largement insuffisantes en ce qu’elles ne couvrent pas tous les risques d’usure connus et qu’elles n’envisagent pas la prévention de façon plus systémique, par exemple en s’assurant de l’effectivité de la prévention primaire. Ces mesures consistent en  :

⇒ un index senior et l’obligation de négocier

Cet index senior rend obligatoire la publication par les entreprises d’au moins 300 salariés des indicateurs de suivi des mesures prises pour favoriser leur recrutement et leur maintien en emploi, afin de faire de l’emploi des seniors une priorité accrue des entreprises, plus visible et traçable. Il est discuté le fait que cet index puisse entraîner des mesures coercitives pour les mauvais élèves. Les entreprises devront rendre public l’ensemble des indicateurs, par une communication externe et au sein de l’entreprise et les transmettre également au ministère chargé du Travail. De plus, afin d’inscrire l’index dans une logique d’amélioration continue des pratiques des entreprises, sauf si un accord de méthode en décide autrement, les entreprises devront obligatoirement négocier sur ­l’emploi des seniors dans le cadre de la négociation sur la gestion des emplois et des parcours professionnels en s’appuyant sur les indicateurs de l’index. Le dispositif entrera en vigueur progressivement. L’obligation de publication des indicateurs s’appliquera dès 2023 pour les entreprises d’au moins 1 000 salariés, avant d’être généralisée au 1er juillet 2024 pour les entreprises d’au moins 300 salariés. Si une telle mesure est susceptible d’être vertueuse, elle ne concerne que les grandes entreprises et, si l’on en croit les effets de l’index relatif à l’égalité professionnelle, peinera à atteindre rapidement ses objectifs. D’ailleurs, l’objectif est-il de maintenir en emploi les ­seniors ou de leur permettre de travailler plus longtemps en bonne santé ? Quel serait alors le bon indicateur ?

⇒ un fonds de prévention des (seuls) risques ergo­nomiques  !

Un fonds pour prévenir l’exposition aux risques ergonomiques (port de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques), doté de 1 milliard d’euros pour la durée du quinquennat, sera créé au sein de la branche accidents du travail et maladies professionnelles. Il aura pour mission de cofinancer avec les employeurs des actions de prévention (sensibilisation, aménagement de postes, formation et reconversion) au bénéfice de ces salariés exposés. Il est prévu que soit construite une cartographie des métiers qui exposent le plus à ces facteurs de risque ergonomique. Il faut cependant déplorer que les risques chimiques et psychologiques ne soient pas évoqués dans ce fonds de prévention.

⇒ un fonds de prévention de l’usure professionnelle dans les établissements de santé et médico-sociaux publics auprès de l’Assurance maladie

Ce fonds a vocation à financer des actions de sensibilisation et de prévention de l’usure professionnelle ainsi que des dispositifs d’aménagement de fin de carrière pour les agents qui ont été exposés à des facteurs de risque professionnels.

Un volet compensation plus cosmétique que révolutionnaire

Comme souvent en droit français, le volet compensation/réparation est plus développé que le volet prévention. Ce volet consiste principalement à améliorer des dispositifs existants plutôt qu’à innover.

Carrières longues, invalidité, inaptitude

Les conditions de départ anticipé sont maintenues à 50 ans pour les travailleurs exposés à l’amiante, à 55 ans pour les travailleurs en situation de handicap, et à 62 ans à taux plein pour les travailleurs inaptes ou déclarés en incapacité de travail (par le médecin-conseil de l’Assurance maladie). En effet, la situation de ces assurés, notamment en matière d’espérance de vie et d’inaptitude au travail (au sens de la Sécurité sociale, donc reconnue par le médecin-conseil), justifie que leur âge de départ à la retraite soit maintenu à 62 ans, via la création d’un âge de départ anticipé à la retraite.

Le dispositif de carrière longue va être adapté pour que les actifs ayant commencé à travailler tôt ne soient pas obligés de travailler plus de quarante-quatre ans. Ceux qui ont commencé avant 16 ans pourront partir à 58 ans ; entre 16 et 18 ans, dès 60 ans, et entre 18 et 20 ans, dès 62 ans. Ce dispositif devrait également profiter aux personnes ayant commencé à travailler avant 20 ou 21 ans. 

Pour les salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle (AT-MP), le dispositif de départ pour incapacité permanente sera simplifié pour permettre un départ deux ans avant l’âge légal à taux plein lorsqu'il s’agit d’une incapacité permanente d’un taux d’au moins 10 % en lien avec une exposition aux facteurs de pénibilité. La condition de durée d’exposition sera réduite de 17 à 5 ans pour justifier de ce lien.

Pour les travailleurs handicapés, les conditions d’accès à la retraite anticipée sont assouplies avec, d’une part, l’abaissement du taux d’incapacité de 80 à 50 % nécessaire pour saisir la commission ad hoc au moment du départ à la retraite et, d’autre part, la suppression de la condition de trimestres validés pour ne garder que celle se rapportant aux trimestres cotisés.

Compte professionnel de prévention amélioré

Rappelons qu’au décours de la réforme des retraites de 2010 avait été mis en place le « compte personnel de prévention de la pénibilité » (C3P). Un dispositif non rétro­actif permettant aux salariés exposés à des conditions de travail éprouvantes d’accumuler des points pour financer des formations, un temps partiel sans baisse de salaire ou un départ à la retraite jusqu’à deux ans plus tôt. À l’origine, le C3P prenait en compte dix facteurs de risque (manutention de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques, agents chimiques dangereux, travail en milieu hyperbare, températures extrêmes, bruit, travail de nuit, en équipes successives alternantes, répétitif). Ces facteurs ont été encadrés par des seuils réglementaires de temps et d’intensité. Fin 2017, le C3P a été remplacé par le compte professionnel de prévention (C2P). Cette évolution a surtout réduit le nombre de facteurs de pénibilité pris en compte passant de dix à six (exit les manutentions de charges, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et surtout les agents chimiques dangereux). De plus, le mot pénibilité a été banni du code du travail. Dans un rapport publié fin 2022, la Cour des comptes estime que le C2P touche peu de travailleurs, constitue « un dispositif voué à n’exercer qu’un effet réduit, sans impact sur la prévention  » et qui « n’est pas à la hauteur des objectifs qui lui étaient assignés, dans un contexte où l’âge de départ en retraite recule par ailleurs ».3

Le projet actuel prévoit que l’accumulation de droits au C2P sera déplafonnée au-delà des 100 points actuels pour toute la carrière et que l’exposition simultanée à ­plusieurs facteurs sera mieux prise en compte : pour les salariés polyexposés, le texte gouvernemental prévoit de multiplier l’obtention de chaque point en fonction du nombre exact de facteurs de risque professionnel auxquels le salarié est exposé (3 points par trimestre d’exposition pour trois facteurs, 4 points pour quatre facteurs, etc.) ; le seuil de reconnaissance du travail de nuit passera de 128 à 100 nuits par an, et celui du travail en équipes successives alternantes passera de 50 à 30 nuits par an ; les utilisations du C2P en faveur d’actions de prévention seront également renforcées. Les salariés pourront désormais utiliser le C2P pour bénéficier d’un droit à un congé de reconversion afin de changer de métier ; les droits C2P pour la formation seront augmentés (1 point au C2P ouvrira un droit de 500 euros de financement de formation, contre 375 euros aujourd’hui). Ces précisions illustrent le caractère cosmétique de ce texte, qui aurait pu introduire des facteurs de pénibilité professionnelle ou des catégories socioprofessionnelles (plus faciles à déterminer) qui induisent un excès de morbidité et/ou de mortalité, comme le montrent les études de l’Insee.4

Le rôle des professionnels de santé au travail dévoyé de leur mission princeps de prévention primaire

Le médecin du travail est un médecin de prévention. Il doit avoir pleinement sa place dans le volet prévention primaire de l’usure professionnelle. C’est ce qu’a essayé de prévoir la loi d’août 2021.5 Le projet de texte propose que les professionnels de santé au travail accentuent leur rôle de prévention secondaire lors de la visite de mi-carrière pour repérer les personnes les plus vulnérables et tenter de les orienter/accompagner vers un poste mieux adapté ou une évolution professionnelle. Là où le texte dévoie le rôle du médecin du travail, c’est lorsqu’il confie à ces mêmes professionnels de la prévention des risques professionnels, un rôle de dépistage des incapacités de travail (et non des inaptitudes éventuelles), rôle habituellement dévolu au médecin-conseil ! Ainsi sont envisagées  :

⇒ une visite de mi-carrière « renforcée »

Le gouvernement dit vouloir aussi renforcer le suivi médical des salariés exposés aux facteurs de risque d’usure. Les salariés exerçant ou ayant exercé pendant une durée définie par voie réglementaire des métiers ou activités particulièrement exposants à des facteurs d’usure reconnus par les textes (article L4161-1 du code du travail) bénéficient, à l’occasion de la visite de mi-carrière (prévue entre 43 et 45 ans) et si des altérations de leur santé sont identifiées, de mesures de maintien dans l’emploi, voire d’un suivi de santé adapté. Il faut noter que ces orientations sont déjà prévues à l’issue de toute visite de suivi de santé au travail !

⇒ une visite obligatoire de fin de carrière

Il est en plus projeté de mettre en place une visite obligatoire de fin de carrière, à 61 ans, « afin de favoriser un départ anticipé dès 62 ans à taux plein pour ceux qui ne sont pas en mesure de continuer de travailler  » : «  À cette occasion, si l’état de santé du salarié le justifie, le professionnel de santé au travail informe celui-ci de la possibilité de bénéficier de la pension pour inaptitude prévue à l’article L351-7 du code de la Sécurité sociale et transmet le cas échéant un avis favorable au médecin-conseil. » Le rôle dévolu ici au médecin du travail est loin de sa mission de préserver le travailleur vis-à-vis des risques auxquels il est exposé. D’une part, ce n’est pas en fin de carrière qu’on commence l’action de prévention. D’autre part, l’accumulation de visites médicales, surtout pour constater les dégâts, n’a pas fait la preuve de ses bénéfices pour la santé des travailleurs. Enfin, on fait ici intervenir le médecin du travail dans un champ appartenant au médecin-conseil qui, d’ailleurs, a, dans ses bases de données, davantage d’indicateurs lui permettant de déterminer si la santé d’un assuré social justifie une retraite pour incapacité de travail ! On imagine déjà les pressions qui vont être effectuées sur le médecin du travail pour donner cet avis favorable…

Le rôle des professionnels de santé au travail « perverti »

À ce stade, on peut regretter que la notion de pénibilité ou celui préféré d’« usure » professionnelle ne prenne pas en compte plus largement l’impact global des activités professionnelles sur la morbidité ou sur la mortalité. Les données disponibles (et à construire) devraient être prises en compte pour redéfinir la durée cumulée du travail exigible et l’âge de la retraite des travailleurs ayant été exposés à ces nuisances dans les conditions définies par le code du travail. 

Par ailleurs, la notion de risque chimique, cancérogène, n’est même pas évoquée dans les mesures de prévention, trop peu ambitieuses. Actuellement, la seule exposition à un agent chimique donnant déjà lieu à une possibilité réglementaire de cessation anticipée d’activité avec une retraite à taux plein en l’absence de toute pathologie concerne les expositions à l’amiante. 

Enfin, le rôle des professionnels de santé au travail est dévoyé, non mobilisé dans leur mission princeps, celle de la prévention primaire vis-à-vis des risques professionnels, mais alourdi (ne devrions-nous pas dire « perverti ») par un rôle qui n’est pas le leur, celui d’aiguillage vers une retraite anticipée, qui plus est sur l’appréciation générale d’une incapacité de travail (et non au poste de travail). Espérons que la navette parlementaire améliore ce volet crucial de prévention afin de permettre le travail en santé plus longtemps ! 

Références
1. Projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 23 janvier 2023.
2. Dares. Comment ont évolué les expositions des salariés du secteur privé aux risques professionnels sur les vingt dernières années ? Septembre 2019, n°41, 14 pages. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/comment-ont-evolue-les-expositions-des-salaries
3. Cour des comptes. Décembre 2022. Les politiques publiques de prévention en santé au travail dans les entreprises. https://www.ccomptes.fr/fr/documents/62810
4. Insee. Tables de mortalité par catégorie sociale et par diplôme. Insee Résultats, n° 177 soc. 2016.
5. Loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail.