« Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui… » Marcel Proust
Le regard, clé des échanges, exprime la balance des hémisphères. Appréhender l’espace, révéler des sentiments, communiquer, agir, le regard est impliqué dans de nombreuses fonctions. Il intervient aussi dans la relation médecin-malade.
Une utilisation indépendante ou simultanée des deux yeux, selon les espèces
Faire face
Dans l’échelle des vertébrés, l’hémisphère droit, aux aguets, veille aux agressions et repère les proies, le gauche s’en empare. Les oiseaux étant dépourvus de corps calleux, chacun de leurs hémisphères contrôle l’hémi-espace opposé. Au service de l’espèce, l’hémisphère droit, avec l’œil gauche qui le dessert, veille au grain ; au service de l’individu, l’hémisphère gauche, avec l’œil droit, pique le grain. Le rapace tourne la tête selon qu’il plane en quête d’une proie ou qu’il plonge sans détour sur l’objet qui a retenu son attention.2 Comme les autres mammifères, l’homme dispose d’un corps calleux. Les informations issues de l’un et l’autre de ses yeux sont partagées entre les hémisphères. La perte d’un œil ne compromet pas totalement son champ visuel ni son mode opératoire, il ne cesse pas de gérer l’espace ou de viser l’objet. En revanche, une lésion du cortex occipital, où s’opère la synthèse des informations issues de chacun des yeux, engendre une hémianopsie latérale homonyme, amputation bilatérale du même hémichamp visuel (droit ou gauche), avec épargne maculaire, controlatérale à la lésion.1
Une activité conjuguée
Le fait que la perception visuelle soit le fruit d’une synthèse des informations issues de chacun des yeux implique une conjugaison de leurs mouvements, qui définit le regard. Une telle conjugaison n’est pas fondamentale dans les espèces où les yeux disposés latéralement traitent chacun un hémi-espace. Il en est ainsi chez les herbivores qui vivent auprès de leurs congénères et trouvent leur nourriture à portée de museau. Cette vision découplée, agent de distraction, est un obstacle à la domestication, que l’homme a surmonté par l’invention des œillères à l’usage des équidés et notamment de sa plus noble conquête, le cheval.
Voir devant
L’homme se tient debout et voit « devant soi ». Il lui suffit de tourner la tête pour parcourir l’espace. Chasseur-cueilleur, il a mis à profit ce champ d’action panoramique. Homo faber, il a concentré son attention sur l’objet. Scripteur-lecteur, il a mis son regard au service de la pensée. Voir est un accident, regarder c’est la vie. Le cyclope fut aisément trompé par Ulysse. Pour regarder, il faut conjuguer les mouvements des deux yeux. Les trois nerfs qui se partagent la motilité oculaire, le moteur oculaire commun (ou oculomoteur, 3e paire des nerfs crâniens), le moteur oculaire externe (ou abducens, 6e), le pathétique (ou trochléaire, 4e), prennent naissance dans la substance grise périaqueducale du tronc cérébral. Un contingent de fibres non myélinisées annexé à la 3e paire contrôle la pupille. Ces nerfs voient leurs activités antagonistes arbitrées dans le plancher du quatrième ventricule. Une telle intégration en termes de latéralité, de verticalité et de convergence sous-tend le regard. Dans cette compétition, chaque hémisphère pèse dans la direction opposée, de telle sorte que le patient hémiplégique « regarde sa lésion ».
Exprimer les émotions
Le regard c’est la vie
« Il pleure de joie… » Ébahissement, frayeur, surprise, dégoût ou, à l’opposé, satisfaction, épanouissement, exaltation, le regard reflète des impressions relatives aux menaces pesant sur l’homéostasie ou à la sensation de bien-être. Intervenant dans le registre des émotions et le domaine des passions, il relève du « sentiment même de soi » qui est, selon António Damásio, le premier niveau de la prise de conscience. Cette étape qui fonde la personne repose sur le jeu du dispositif mésencéphalo-limbique.3
Au service de l’empathie
On supporte d’entendre les gens se plaindre, mais on n’accepte pas de les voir souffrir. « Il fond en larmes… » Au moment où le sujet conscient de soi affronte en tant qu’individu le monde de l’autre, deuil, tristesse, accablement, au même titre que satisfaction, enthousiasme, haine ou désir interviennent dans le registre des sentiments. Quand s’affirme le moi, le regard appelle au partage d’un état d’âme, il manifeste la compassion à la rencontre d’un être qui souffre aussi bien qu’en présence d’une Pietà ou d’une Crucifixion. Fondé sur la relation, il mobilise le jeu des émotions, et ainsi il fait intervenir l’hémisphère droit.4
Vecteur privilégié du désir
« Tout son être semblait déborder malgré elle, dans l’éclat de son regard et dans la joie de son sourire. Elle s’efforça d’atténuer le feu de son regard, mais il continua de briller à son insu, au fond du sourire imperceptible. » Telle est la réaction d’Anna Karénine lors de sa première rencontre avec Vronski. Cet échange visuel est un élément fondateur du coup de foudre.
Un moyen d’échange et d’action, de l’artiste au soignant, en passant par le donneur d’ordres
Suivez mon regard…
Intimer un ordre, indiquer une direction, formuler un interdit, décliner une sollicitation, le regard est un agent de communication subtil et confidentiel, plus instinctif que la parole. Le clin d’œil complice, le coup d’œil indicatif, l’humble regard qui exprime la soumission, le détour qui affiche le dédain, voire le mépris, le regard impératif, le regard suppliant sont autant de façons de communiquer qui, au-delà des émotions et à l’étage des sentiments, constituent un langage. Qui dit langage dit pensée, qui dit expression dit intention. Cette forme de communication qui, au-delà du soi, affirme le moi et engage la personne, fait appel à l’hémisphère gauche. Quand le sujet est appelé à décrire la scène, à lire un texte et, à plus forte raison, à viser une cible, l’hémisphère gauche, entièrement maître du jeu, s’affirme par la fixation du regard.
Le regard du peintre
« Holbein, chaque fois qu’il est devant un modèle, retrouve une inquiétude fraîche de l’œil et une émotion. » S’il est utile que la main droite apprenne à manier le pinceau, comme elle a appris à écrire sous contrôle de l’hémisphère gauche, il faut que l’autre hémisphère participe à la réalisation pour que l’artiste exprime sa personnalité. La présence, comme modèle, d’une personne en chair et en os, la reproduction de scènes vivantes, des spectacles authentiques de la nature participent à son éveil. « Jamais d’après nature, toujours d’après le souvenir et les gravures des maîtres. » Baudelaire ne manqua pas de s’élever contre ce conseil formulé par Ingres à l’intention du jeune Degas et en profita pour plaider la cause de Delacroix qui, cherchant l’inspiration dans l’exotique et le mouvant de la scène, subtilisant le jeu de la couleur à la rigueur du graphisme, inaugurait en peinture le romantisme.
À l’école du portrait : « Quand on sait peindre une figure, on sait tout peindre ». Corot, auteur de cette réflexion, fut portraitiste avant de devenir peintre de la nature. La place qui revient au portrait dans l’histoire de la peinture mérite qu’on s’y arrête. Dès la Renaissance, les peintres italiens (Léonard de Vinci, Lorenzo Lotto, Titien, Le Tintoret, El Greco), les Allemands (Dürer, Cranach, Holbein), les Flamands (Memling, Rembrandt) aussi bien que les Français (Clouet, de La Tour) se sont livrés au portrait. Les impressionnistes se prenaient l’un l’autre comme modèle. Modigliani imposa un genre, Picasso ne cacha pas son attachement au portrait, même après la période bleue. Dans le portrait, c’est l’expression du regard qui exprime au mieux la rencontre des âmes du peintre et de son modèle. Exécuter un portrait, c’est s’intéresser à ce qui distingue une personne de toutes les autres et pour cela rendre une physionomie. Connaître les visages est le propre d’une région limitée du lobe temporal droit dont les lésions déterminent la prosopagnosie. S’exercer au portrait, c’est engager une activation hémisphérique droite. Au même titre que la saisie, sur place, des caprices de la nature ou d’une scène vivante, le portrait est une voie ouverte au peintre soucieux d’exprimer sa personnalité en prêtant la parole à son hémisphère droit.5
L’autoportrait : « Connais-toi toi-même. » Pour ce faire, la pratique de l’autoportrait peut être déterminante. Vincent van Gogh, jusqu’à l’âge de 33 ans, a vécu d’expédients tout en apprenant à manier le pinceau sans que ses œuvres expriment une réelle personnalité. De 1886 à 1888, il séjourne à Paris et fréquente le milieu des impressionnistes. Ne pouvant s’offrir de modèle, il peint devant un miroir sa propre figure. Vingt autoportraits ont été réalisés durant cette période qui a précédé son départ en Arles et l’épanouissement du style qui constitue sa signature.
À l’école du portrait : « Quand on sait peindre une figure, on sait tout peindre ». Corot, auteur de cette réflexion, fut portraitiste avant de devenir peintre de la nature. La place qui revient au portrait dans l’histoire de la peinture mérite qu’on s’y arrête. Dès la Renaissance, les peintres italiens (Léonard de Vinci, Lorenzo Lotto, Titien, Le Tintoret, El Greco), les Allemands (Dürer, Cranach, Holbein), les Flamands (Memling, Rembrandt) aussi bien que les Français (Clouet, de La Tour) se sont livrés au portrait. Les impressionnistes se prenaient l’un l’autre comme modèle. Modigliani imposa un genre, Picasso ne cacha pas son attachement au portrait, même après la période bleue. Dans le portrait, c’est l’expression du regard qui exprime au mieux la rencontre des âmes du peintre et de son modèle. Exécuter un portrait, c’est s’intéresser à ce qui distingue une personne de toutes les autres et pour cela rendre une physionomie. Connaître les visages est le propre d’une région limitée du lobe temporal droit dont les lésions déterminent la prosopagnosie. S’exercer au portrait, c’est engager une activation hémisphérique droite. Au même titre que la saisie, sur place, des caprices de la nature ou d’une scène vivante, le portrait est une voie ouverte au peintre soucieux d’exprimer sa personnalité en prêtant la parole à son hémisphère droit.5
L’autoportrait : « Connais-toi toi-même. » Pour ce faire, la pratique de l’autoportrait peut être déterminante. Vincent van Gogh, jusqu’à l’âge de 33 ans, a vécu d’expédients tout en apprenant à manier le pinceau sans que ses œuvres expriment une réelle personnalité. De 1886 à 1888, il séjourne à Paris et fréquente le milieu des impressionnistes. Ne pouvant s’offrir de modèle, il peint devant un miroir sa propre figure. Vingt autoportraits ont été réalisés durant cette période qui a précédé son départ en Arles et l’épanouissement du style qui constitue sa signature.
Le regard en médecine
« Peindre ce qu’on voit comme on le voit. » Yves Pouliquen, en traitant du regard et de l’œil de Claude Monet, avant et après intervention sur la cataracte, a montré à quel point un désordre perceptif peut marquer de son sceau l’œuvre d’un peintre et déterminer le cours de son existence.6
Si les troubles de la perception ne compromettent pas nécessairement le regard du patient, les précautions des malvoyants incertains dans l’espace n’échappent pas à l’attention du médecin. S’agissant du regard, strabisme, ptosis, sont évidents quand ils sont permanents, mais ils peuvent être intermittents ou ne se dévoiler qu’à la fatigue chez le myasthénique. Les troubles de l’accommodation attirent l’attention quand ils engendrent une asymétrie pupillaire.
Au temps où la syphilis appartenait au quotidien, la recherche du signe d’Argyll Robertson, abolition de la réponse à la lumière (myosis) contrastant avec la conservation de la constriction pupillaire lors de l’accommodation-convergence, était la conclusion rituelle de l’examen clinique. De nos jours, la lampe de poche tend à rejoindre l’épingle à nourrice au musée des accessoires. Au-delà de cette sémiologie élémentaire de l’oculomotricité, certaines anomalies ne se révèlent que si elles sont recherchées. En présence de chutes inexpliquées, la mise en évidence d’une paralysie de la verticalité du regard met sur la piste d’une maladie dégénérative ; chez un patient atteint d’une hémiplégie gauche, l’incapacité pour le regard de franchir la ligne médiane est à mettre sur le compte de la négligence spatiale ; chez les autistes, la fixation obstinée du regard à un détail est confirmée par les tests explorant la simultagnosie.
« Le coup d’œil du médecin l’emporte toujours sur sa vaste érudition. » Cet adage ne signifie pas seulement que le regard du médecin est naturellement en alerte. Il laisse entendre que l’échange des regards est une composante de la relation médecin-malade. Qu’il le veuille ou non, le médecin est vécu comme un guérisseur en puissance. Le patient est sensible au praticien qui écoute son regard. Au demeurant, l’hypnotisme, qui a fait ses preuves en thérapeutique, fait appel au regard. Entre le praticien, attentif au regard du patient, et le patient, sensible au regard du médecin, l’échange qui mobilise l’effet placebo a une vertu thérapeutique. Théophile Alajouanine menait l’interrogatoire assis auprès du patient consultant, avant de le prier de se déshabiller sous ses yeux. Le coup d’œil fondait le diagnostic, l’examen ne faisait que le confirmer.
Si les troubles de la perception ne compromettent pas nécessairement le regard du patient, les précautions des malvoyants incertains dans l’espace n’échappent pas à l’attention du médecin. S’agissant du regard, strabisme, ptosis, sont évidents quand ils sont permanents, mais ils peuvent être intermittents ou ne se dévoiler qu’à la fatigue chez le myasthénique. Les troubles de l’accommodation attirent l’attention quand ils engendrent une asymétrie pupillaire.
Au temps où la syphilis appartenait au quotidien, la recherche du signe d’Argyll Robertson, abolition de la réponse à la lumière (myosis) contrastant avec la conservation de la constriction pupillaire lors de l’accommodation-convergence, était la conclusion rituelle de l’examen clinique. De nos jours, la lampe de poche tend à rejoindre l’épingle à nourrice au musée des accessoires. Au-delà de cette sémiologie élémentaire de l’oculomotricité, certaines anomalies ne se révèlent que si elles sont recherchées. En présence de chutes inexpliquées, la mise en évidence d’une paralysie de la verticalité du regard met sur la piste d’une maladie dégénérative ; chez un patient atteint d’une hémiplégie gauche, l’incapacité pour le regard de franchir la ligne médiane est à mettre sur le compte de la négligence spatiale ; chez les autistes, la fixation obstinée du regard à un détail est confirmée par les tests explorant la simultagnosie.
« Le coup d’œil du médecin l’emporte toujours sur sa vaste érudition. » Cet adage ne signifie pas seulement que le regard du médecin est naturellement en alerte. Il laisse entendre que l’échange des regards est une composante de la relation médecin-malade. Qu’il le veuille ou non, le médecin est vécu comme un guérisseur en puissance. Le patient est sensible au praticien qui écoute son regard. Au demeurant, l’hypnotisme, qui a fait ses preuves en thérapeutique, fait appel au regard. Entre le praticien, attentif au regard du patient, et le patient, sensible au regard du médecin, l’échange qui mobilise l’effet placebo a une vertu thérapeutique. Théophile Alajouanine menait l’interrogatoire assis auprès du patient consultant, avant de le prier de se déshabiller sous ses yeux. Le coup d’œil fondait le diagnostic, l’examen ne faisait que le confirmer.
Ne pas quitter des yeux : l’ère de l’image
L’imagerie a pris le pouvoir. Le patient ne consulte plus pour faire état des troubles qu’il ressent, il se présente muni d’une imagerie débordante pour lequel il sollicite un avis. Le regard du médecin comme celui du patient peinent à se détourner de l’image, ils ne se rencontrent plus. L’échange, fondement de l’empathie, est compromis. Qu’en est-il au temps de la télémédecine ?
Références
1. Cambier J. Un cerveau, deux hémisphères, pour quoi faire ? Montceaux-les-Meaux : Éditions Fiacre, Montceaux-les-Meaux, 2021.
2. Rogers LJ, Andrew RJ. Comparative vertebral lateralization. Cambridge: Cambridge University Press, 2002.
3. Damasio A. Le Sentiment même de soi. Paris : Odile Jacob, 1999.
4. Damasio A. L’Ordre étrange des choses. Paris : Odile Jacob, 2017.
5. Brissot P, Barthélémy C, Danis M, Delmas V, Michot F, Ville R. Le regard en art et en médecine. Académie nationale de médecine, 2019.
6. Malraux A. Psychologie de l’art : I. Le Musée imaginaire. Paris : Albert Skira, 1947.
2. Rogers LJ, Andrew RJ. Comparative vertebral lateralization. Cambridge: Cambridge University Press, 2002.
3. Damasio A. Le Sentiment même de soi. Paris : Odile Jacob, 1999.
4. Damasio A. L’Ordre étrange des choses. Paris : Odile Jacob, 2017.
5. Brissot P, Barthélémy C, Danis M, Delmas V, Michot F, Ville R. Le regard en art et en médecine. Académie nationale de médecine, 2019.
6. Malraux A. Psychologie de l’art : I. Le Musée imaginaire. Paris : Albert Skira, 1947.