Eric a presque 30 ans, et je le reçois en consultation pour la première fois. Pourquoi vient-il, au fait ? C’est son chef qui le lui a recommandé, peut-être aussi ses parents, sa future épouse, un proche collègue, un ami… C’est qu’il s’est trouvé être l’auteur d’un écart de comportement qui a attiré sur lui l’attention d’un entourage suspicieux : un excès de vitesse au sein de l’entreprise, en pleine nuit, le plaçant dans une étrange course-poursuite. Alors un rendez-vous avec un docteur, c’est une bonne idée.
Que faire de cette consultation ? Tout se joue en quelques minutes. D’abord méfiant, il semble prendre la mesure du moment, rechercher un danger. Nous portons des masques antiprojections, c’est de saison et à la mode. Échange de regards, attention réciproque, profondeur de l’échange, possibilité d’une écoute… Et puis son visage se transforme, son regard s’illumine. Il prend la parole, la garde, et raconte, sans plus vouloir s’arrêter, ses difficultés de vie passées et du moment, sans retenue. Les mots sont bien choisis, les idées élaborées, les situations finement analysées.
Restons thérapeute : il faut soigner, arranger, raccommoder, ou plutôt, comme appris de nos maîtres, faire un diagnostic, proposer un traitement, en contrôler l’efficacité et la tolérance, et atteindre l’objectif thérapeutique.
En quelques instants, bien que d’abord dissimulée, la perspective apparaît aux yeux du thérapeute : la déviance, la marginalisation à peine identifiée qui en cache une autre, bien plus profonde et terrifiante, l’addiction à la cocaïne qui est en train de dévorer la vie, petit à petit.
Pour Éric, rien n’est clair, et, moins que tout, sa demande de soins : « Tout va bien, je n’ai besoin de rien… »
Une dizaine de consultations suivront ce premier rendez-vous. Éric revient, et reprend la parole. Il utilise ces moments d’écoute pour analyser son propre discours et comprendre pourquoi il a eu besoin de remplir sa vie de feu et de passion, comment a commencé ce besoin, ce manque d’avant la première prise. Comment ses journées trop bêtes ont nécessité d’être suivies de soirées très intenses. Il parle. À défaut de soins, il lui faut l’oreille d’un médecin pour écouter son chemin de vie, pour essayer de comprendre « comment il en est arrivé là ». Et d’un discours à la fois riche et détaché, il décrit le vaisseau dont il prend le contrôle, le manque, et les projets qui disparaissent. Il explique ce qui remplit sa vie et ce qui la vide.
Il vient ainsi se mettre de temps en temps dans le monde des patients, un monde parallèle, entre la vie et la mort, où chacune des deux peut être mise en perspective. Et c’est comme si, dans ces moments, il venait, en les racontant, analyser médicalement et rationnellement ses comportements à risque. Il n’a pas de demande de soins, toujours pas, même si de temps en temps il essaie de diminuer, ou d’arrêter, le cannabis, l’alcool, la cocaïne, un à la fois ou tout en même temps.
Parfois, il ne se sent pas bien : il y a des moments où les tremblements, l’insomnie, les nausées ou tout simplement une bonne bronchite remettent son corps, dans ce qu’il a de plus fragile, au centre de sa brillante logorrhée et viennent démentir sa capacité supposée à être plus fort que tout.
Ce sera tout pour cette année.
« Ne soyez pas déçue, me dit-il, vous avez fait tout votre possible, et vous m’avez beaucoup aidé ; grâce à vous, j’ai pu culpabiliser un peu, me sentir responsable », me dit-il avec un grand sourire consolateur, après avoir perdu épouse, travail, appartement et beaucoup d’amis. Heureusement, les parents sont proches et ont recueilli au nid ce coucou volage, dépensier, gourmand d’ivresse et de passion. Le sevrage, l’objectif thérapeutique enfin atteint, ce sera au prochain carrefour, peut-être avec un autre médecin, dans un autre cadre d’échanges. Pour cette fois, c’était un temps de médecine narrative, un temps pour raconter pour mieux comprendre.