Outre le suivi de grossesse et des premières années du bébé, les médecins traitants ont un rôle fondamental dans l’accompagnement à la parentalité. Mais comment l’aborder dans le temps contraint de la consultation ? Les conseils très pratiques des Drs Cardoso et Delarue.
Pourquoi se focalise-t-on sur les « 1 000 premiers jours » ?
T. C. : Cette période, qui va de la conception aux 2 ans révolus, est un moment clé pour l’enfant. C’est là que son cerveau est le plus « flexible » et a la plus grande capacité à se modeler en réponse aux expériences : ce que le bébé vit alors – et donc, en particulier, la relation qui s’installe avec ses parents – joue un rôle déterminant sur la capacité qu’il aura, toute sa vie durant, à gérer par exemple les émotions, le stress, etc. et, in fine, à s’épanouir.
Cette période est définie sur la base des connaissances actuelles, mais ce n’est pas, bien sûr, une date de péremption ! Le message fondamental est que l’expérience de la parentalité commence bien avant l’accouchement, et qu’il est possible de s’y préparer : les parents peuvent poser leurs questions – auxquelles nous, professionnels de santé, essayons de répondre au mieux –, se familiariser avec les enjeux, les besoins du futur bébé, et surtout commencer très tôt à entrer en relation avec lui pour construire un attachement sûr.
Par les effets de l’épigénétique, les répercussions des événements vécus dès la vie fœtale sont durables et peuvent être modelées en particulier par une relation parents-enfants adaptée et précoce – celle-ci peut, par exemple, atténuer l’impact d’événements difficiles. C’est la notion de nurturing care (OMS).
L’établissement de ces liens précoces peut être source de bien des questionnements et d’angoisse pour les (futurs) parents. Pour les aider dans ce processus, le médecin est un interlocuteur privilégié : un médecin qui comprend ces enjeux et qui sensibilise les parents – sans les culpabiliser –, qui se rend disponible pour les soutenir dans leurs premiers pas, qui développe une écoute leur permettant d’exprimer leurs inquiétudes, de renforcer leur confiance en eux, en créant un espace de communication avec eux, leur apporte une aide fondamentale.
En pratique, comment favoriser ce lien précoce au cours des 1 000 premiers jours ?
K. D. : Pour qu’un tout petit enfant se développe correctement, il doit se sentir en sécurité, rien ne doit parasiter ses apprentissages. Un enfant qui ne serait pas en sécurité n’explorera pas – or, pour apprendre, il doit découvrir ce qui l’entoure en expérimentant. Un attachement sûr peut être illustré de la façon suivante : un petit enfant, au parc, descend du banc sur lequel il était assis aux côtés de son parent, avance à quatre pattes vers le toboggan, s’arrête à mi-chemin, se retourne et regarde son parent. Le parent encourage d’un regard, d’un signe de tête, d’un geste, et l’enfant s’autorise à aller jusqu’à son but.
Créer au mieux ce lien d’attachement nécessite que les réponses qui sont données à l’enfant soient pour lui prévisibles (« Je pleure, mon parent va me prendre dans les bras » ; « ma couche est sale, il va la changer »…). Lorsque le parent est soucieux (problématiques sociales, conjugales, de violence, psychiatriques, de deuil, professionnelles…), il peut ne pas être complètement disponible pour son enfant et répondre de façon inadaptée ou inattendue (bébé pleure, le parent lui crie dessus…). Expliquer simplement cela aux futurs parents permet de leur faire prendre conscience des enjeux. Au-delà, il peut être nécessaire de mettre en place des aides et/ou des soins pour que les parents puissent répondre au défi qui les attend.
Quel est le rôle du médecin dans ce soutien à la parentalité ?
T. C. : Un projet de grossesse et a fortiori l’arrivée d’un bébé sont toujours un bouleversement, physiologique et psychologique. La première chose que le médecin peut faire à cet égard est de rassurer : dire aux parents que ce chamboulement est non seulement normal mais nécessaire pour devenir parents. Il peut être très angoissant de réaliser que l’enfant à naître sera complètement dépendant, une lourde responsabilité incombant aux parents. Le message que peut donner le médecin est, là encore, que les interrogations et l’anxiété sont normales : être anxieux est aussi un signe que l’on se sent concerné. L’important pendant la grossesse est de se centrer sur les besoins de la future mère : les besoins de sécurité et d’adaptation ; car, pour accueillir un bébé dans un environnement de sérénité et de confiance, il faut soi-même se sentir en sécurité. Il faudrait aussi leur dire que c’est une boucle vertueuse : d’une part, on devient capable en faisant ; d’autre part, c’est en engageant des actions pour satisfaire le bébé qu’on est soi-même satisfait en tant que parent.
Tout cela suppose que la consultation médicale ne soit pas uniquement un lieu de prescription, mais aussi d’écoute. Avant d’asséner une liste d’examens, demander simplement à la patiente comment elle va et se montrer à l’écoute permet déjà de lui faire comprendre qu’elle est dans un espace où elle peut déposer ses angoisses, ses questions.
Cela peut être difficile, lors d’une consultation qui ne dure que quelques minutes. Comment et vers qui le médecin peut-il orienter les parents ?
K. D. : Les parents peuvent être orientés vers les centres de protection maternelle et infantile (PMI) où des sage-femmes, des infirmières puéricultrices, des auxiliaires de puériculture, des psychologues sont spécifiquement formés à cet accompagnement. Ces professionnels peuvent recevoir les parents en consultation, les accueillir dans des ateliers collectifs, leur proposer une visite à domicile…
T. C. : Dans le cadre du projet des « 1 000 premiers jours », de nombreuses ressources destinées aux parents ont été créées (site, application, etc.) mais aussi pour les professionnels de santé afin de les aider à mieux orienter les parents (
Dans certaines situations (précarité, vulnérabilité…), ce processus est plus difficile : comment repérer et orienter ces patientes ?
T. C. : Oui, les soignants doivent avoir conscience que certaines personnes ont besoin davantage d’aide, de motivation et d’accompagnement que d’autres. C’est un enjeu qui tient aux inégalités sociales de santé, car réaliser son « capital biologique » est plus ou moins facile en fonction de l’environnement, des événements.
Dépister certaines fragilités parentales (précarité, vulnérabilité, violences, etc.) est important en consultation. Le médecin généraliste est un maillon fondamental de ce point de vue, car il est souvent le premier contact lors d’une grossesse, ce qui est d’autant plus important en cas d’isolement ou de difficultés…
K. D. : Lorsqu’un couple annonce une grossesse, il est fondamental de s’enquérir de ses conditions de logement, de ses éventuelles difficultés socioéconomiques, de l’existence ou non d’un entourage soutenant (famille, amis…), des antécédents obstétricaux (deuil périnatal, prématurité, parcours de PMA, IVG…), des antécédents psychiatriques, de l’histoire familiale des deux parents (placement, mesures éducatives…). La question des violences doit être posée à chacun des (futurs) parents (« Avez-vous déjà été victime ou auteur de violences durant votre vie ? »).
De même, la question des consommations de toxiques est impérative (drogues, alcool, tabac, médicaments). Enfin, il est important de demander si cette grossesse a été désirée ou non, si elle n’a pas été l’objet d’un déni et, bien sûr, si la future mère n’est pas mineure. L’entretien prénatal précoce, pris en charge à 100 % par la Sécurité sociale (code NGAP C2,5), doit être obligatoirement proposé à partir du quatrième mois de grossesse, en particulier pour faire le point sur toutes ces questions.
N’est-il pas contre-productif d’adresser des messages anxiogènes aux futurs parents sur les risques environnementaux ?
T. C. : Pour que la capacité à entrer en interaction et répondre aux besoins du bébé soit accomplie, il faut que la grossesse soit le moins perturbée possible par le cortisol ! Or le stress surgit quand on ne maîtrise pas une situation : c’est le décalage entre notre réalité et les ressources dont on dispose pour y faire face.
Si les expositions environnementales sont si anxiogènes, c’est parce que nous ne les maîtrisons pas. En revanche, ce que nous pouvons maîtriser, ce sont les choix que nous faisons chez nous : c’est dans cette mesure que le site « 1 000-premiers-jours.fr » a essayé de donner quelques éclairages avec les connaissances actuelles.
Par exemple, sur la question des perturbateurs endocriniens, qui est particulièrement compliquée – données en évolution, expositions multiples –, nous invitons toujours par précaution à la sobriété d’exposition : faire des ajustements quand ceux-ci sont possibles, et sans que cela représente un facteur de stress supplémentaire. Avec des questions simples comme « Ai-je vraiment besoin de telle ou telle chose ? », en déléguant (ménage, peinture…), etc.
Toutefois, cette question des expositions environnementales doit être replacée dans l’ensemble des déterminants qui influent sur le développement du bébé ; il ne faut pas se focaliser uniquement là-dessus.
Finalement, le plus important est que la mère soit sereine, et que les deux parents se sentent en confiance. Un parent bien dans sa peau permet à un bébé de se développer de la façon la plus harmonieuse possible.
Enfin, quand le bébé arrive, quels messages clés de prévention ? quels drapeaux rouges en consultation ?
K. D. : En amont de la naissance, il est essentiel de repérer les vulnérabilités éventuelles, afin d’orienter les parents au mieux (consultations d’addictologie en maternité, de psychiatrie périnatale, unités mère-enfant, service de PMI pour visites à domicile d’une sage-femme sensibilisée à l’accompagnement à la parentalité…). À ce titre, il ne faut pas hésiter à se mettre en lien avec les maternités dans lesquelles se tiennent régulièrement des réunions médicosociales pour les situations complexes. Une fois le bébé né, tout est ainsi en place pour que cela se passe au mieux. Mais l’accompagnement se poursuit évidemment au-delà.
Que des signes de vulnérabilité soient mis en évidence ou non, tous les parents vivent des périodes d’épuisement dans les premières semaines après la naissance – ouragan qui, de plus, déstabilise l’équilibre conjugal. Il est donc essentiel de communiquer de façon préventive sur les risques de débordement et de syndrome du bébé secoué : dire à tous les parents, quel que soit leur contexte de vie, que si les pleurs de leur enfant deviennent insupportables, ils doivent le mettre en sécurité (dans son lit vide, sur le dos) puis aller dans une autre pièce pour hurler leur désarroi ou appeler un ami/un proche/la PMI/le numéro vert 0800 00 3456...
Lorsqu’un parent explique en consultation que son bébé pleure sans arrêt, c’est un signal d’alarme : le risque de secouement est majeur. Outre la recherche d’une pathologie sous-jacente qui expliquerait les pleurs, proposer de l’aide est alors indispensable. Le service de PMI peut, là encore, être sollicité pour aider à la mise en place d’aide (humaine, visites à domicile, ateliers collectifs avec d’autres parents et enfants…).
Les « 1 000 premiers jours » : ressources pour les parents et les professionnels de santé
• Site « 1 000 premiers jours » (explications de chaque étape de la conception aux 2 ans, questions-réponses, conseils pratiques, repères sur le suivi médical…) : https://www.1000-premiers-jours.fr/fr
• Application « 1 000 premiers jours » téléchargeable sur ce lien : https://1000jours.fabrique.social.gouv.fr/
• Vidéos explicatives :
– Chaîne YouTube de Santé publique France : https://bit.ly/3U1M9JE
– Interviews d’experts : https://bit.ly/3QBzYjY
• Pour les professionnels de santé :
– Guides, affiches, dépliants, etc. : https://bit.ly/3U3jlR5
– Colloque « Les 1000 premiers jours » : https://bit.ly/3d4DfKQ