L’antibiorésistance constitue aujourd’hui l’une des plus graves menaces pesant sur la santé mondiale, liée à l’usage abusif et trop souvent incorrect des antibiotiques. Mais d’autres classes de médicaments peuvent-elles contribuer à ce phénomène ? C’est la question que s’est posée une équipe de chercheurs chinois et australiens de l’université du Queensland (Australie). Cette idée a surgi en 2014, lorsque l’un de ces chercheurs, Jianhua Guo, a mis en évidence davantage de gènes liés à l’antibiorésistance dans les eaux usées domestiques que dans les eaux usées des hôpitaux, lieu où la consommation d’antibiotiques est plus importante qu’en population générale.
Les antidépresseurs sont la 5e classe pharmacologique la plus prescrite dans le monde, avec une part sur le marché équivalente à celle des antibiotiques, autour de 5 % (seulement aux États-Unis, 16 000 kg de ces produits sont consommés chaque année).
L’équipe de l’université du Queensland avait déjà montré en 2018 que la fluoxétine (Prozac) induisait l’apparition de résistances à plusieurs antibiotiques chez la bactérie Escherichia coli. Pour déterminer à quel point ces premiers résultats étaient généralisables, les scientifiques ont renouvelé l’expérience avec la même souche d’E. coli, mais cette fois en utilisant cinq antidépresseurs – sertraline, escitalopram, bupropion, duloxétine et agomélatine – à différentes concentrations, de 0,1 à 100 mg/L.
Un effet rapide sur l’induction des résistances, surtout avec la sertraline et la duloxétine
Dans cette étude parue dans PNAS, les bactéries ont été laissées en incubation 60 jours, pendant lesquels elles ont été exposées à différentes concentrations d’antidépresseurs. Chaque jour, les chercheurs ont testé en parallèle combien de colonies de bactéries étaient capables de résister à 13 antibiotiques de 6 classes différentes : bêtalactamines, phénicols, fluoroquinolones, macrolides, aminosides et tétracyclines.
Tous les antidépresseurs testés entraînaient une résistance accrue des bactéries à plusieurs classes d’antibiotiques. Pire, la plupart des souches bactériennes avait acquis des multirésistances. Leur développement était proportionnel à la durée d’exposition et à la dose d’antidépresseur, mais certaines résistances apparaissaient rapidement, après quelques jours. Les effets les plus importants ont été observés avec la sertraline et la duloxétine, même avec des faibles doses. Pour les autres antidépresseurs testés, seules les hautes doses étaient capables d’induire des antibiorésistances. Par ailleurs, l’acquisition des résistances était durable, persistant pendant au moins 5 jours consécutifs, en dehors de toute pression sélective (milieu de culture sans antidépresseurs).
Comment expliquer ce phénomène ?
En traquant les gènes mutés chez les bactéries nouvellement antibiorésistantes, les chercheurs ont déterminé un probable mécanisme d’action : les antidépresseurs engendrent une « réponse SOS » de défense cellulaire. En effet, sous l’effet de ces molécules, les bactéries produisent des dérivés réactifs de l’oxygène, toxiques. Cela entraîne un stress mutagène chez les bactéries, et l’activation de pompes d’efflux qui chassent les toxines potentielles, mais aussi les antibiotiques, hors de la cellule.
Les chercheurs ont aussi découvert que l’exposition à certains antidépresseurs faisait augmenter le taux de mutation d’E. coli, ce qui accélère le processus de développement de la résistance. Enfin, l’équipe a remarqué que la sertraline était capable de favoriser le transfert de gènes entre les cellules bactériennes, un processus qui peut accélérer la propagation de la résistance au sein d’une population ; ce transfert peut se produire entre différentes souches de bactéries, permettant à la résistance de « sauter » entre les espèces, y compris des bactéries inoffensives aux pathogènes.
Ces travaux doivent bien sûr être confirmés in vivo, mais ils pointent qu’il faut explorer le rôle d’autres médicamentes (hors antibiotiques) dans l’apparition des résistances bactériennes.
Drew L. How antidepressants help bacteria resist antibiotics. Nature 24 janvier 2023.