Affaire des bébés sans avant-bras. L’article de Catherine Hill « Agrégation dans le temps et dans l’espace de naissances d’enfants sans avant-bras » (Rev Prat 2018;68:1061-2) a suscité une réaction d’Élisabeth Gnansia, présidente du conseil scientifique du Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera), que nous publions ci-dessous. La réponse de Catherine Hill est publiée sous le titre « Il n’est pas responsable d’affirmer l’existence d’un cluster sans en avoir validé l’existence dans une publication scientifique ».
L’article que Catherine Hill a signé fin décembre 2018 (Rev Prat 2018;68:1061-2) a retenu toute mon attention, et il importe qu’un certain nombre de points de débat soient soulevés.
Cette biostatisticienne de renom, dont les compétences en matière d’épidémiologie du cancer du sein, développées pendant quatre décennies, ne font pas débat, a montré son intérêt plus récemment pour la pharmaco-épidémiologie, à l’occasion des affaires Mediator et Dépakine, au cours desquelles elle a conseillé les associations de victimes et leurs avocat. Cette fois, elle traite de ce qui apparaît dans la presse comme l’« affaire des bébés sans bras » et conclut à l’absence de significativité statistique de l’agrégat de cas de malformations observé dans l’Ain.
Dans l’introduction, on peut lire que l’agrégat est constitué de « 7 cas sur un nombre de naissances indéterminé ». C’est évidemment faux. Le nombre de naissances dans chacune des communes d’où sont issus les cas est connu. Par ailleurs, ce ne sont pas 7 mais 8 cas qui ont été identifiés par Remera. L’annonce du 8e cas a d’ailleurs donné lieu à une communication de la part de Santé publique France annonçant en conférence de presse avoir découvert « 11 nouveaux cas suspects ».
L’article en question est ensuite structuré en quatre parties, qui nécessitent chacune des commentaires.

Sur le paragraphe « Première analyse »

Dans « Première analyse », Catherine Hill reprend les rapports de Santé publique France et les méthodologies employées, pour conclure : « Les trois méthodes conduisent à conclure à l’existence d’agrégats significatifs d’agénésies transverses isolées dans les deux communes du Morbihan et de Loire-Atlantique », excluant la réalité du cluster de l’Ain.
Un peu plus loin, on lit : « Cette méthode ne peut être utilisée dans l’Ain où les 7 cas ont été observés dans 7 communes différentes ». Voilà une bonne raison d’éliminer le caractère significatif de cet agrégat. La meilleure méthode d’éviter les clusters serait-elle de morceler les territoires ?

La deuxième partie est intitulée « Discussion des données de l’Ain »

On discute d’abord la couverture du département de l’Ain par le registre. Elle a effectivement été décidée en raison du signalement de 3 cas d’agénésie transverse au registre par l’agence régionale de santé Rhône- Alpes en 2010. Et la meilleure des preuves de la réalité de ce cluster est le fait que la première alerte, incluant 3 cas, a été suivie au cours des années 2011-2014 de 5 naissances d’enfants atteints de cette même malformation rare, dans une zone rurale de 17 km de rayon.
Elle poursuit, en parlant du Remera et du registre de Bretagne : « Ces deux registres n’ont pas le même périmètre d’étude ». S’agissant du « périmètre » d’étude, en effet, le registre breton et le registre rhônalpin ont des limites géographiques différentes. En revanche, leurs critères d’inclusion sont identiques. Les deux registres s’attachent en effet à collecter les données des naissances issues de mères résidant dans le département surveillé et les rapportent au dénominateur « naissances domiciliées » fourni par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee, données payantes). L’éventualité d’une naissance hors zone de surveillance issue d’une mère résidant dans le périmètre du registre ne peut cependant être écartée. Mais c’est vrai pour les deux registres. Le risque est toutefois assez marginal pour la région Rhône-­Alpes, qui dispose de plusieurs centres hospitaliers universitaires (CHU) de référence prenant en charge les enfants porteurs de malformations graves (Lyon, Saint-Étienne, Grenoble), et les enfants issus de départements voisins sont en principe retrouvés.
Je n’ai pas assez de légitimité en matière de biostatistiques pour critiquer l’analyse de Catherine Hill, et j’ai donc interrogé Jacques Estève, spécialiste d’épidémiologie descriptive, que je cite avec sa permission :
« J’avais été contacté à ce sujet lors des premiers signalements de prévalence anormale autour d’un village de ce département et convaincu de la réalité de cette “anomalie statistique” connue sous le nom d’agrégat ou “cluster”, problème difficile à interpréter et encore plus difficile à gérer tant les polémiques s’installent rapidement dès que ces observations arrivent à la connaissance du public. J’ai donc été particulièrement surpris du communiqué de presse de Santé publique France qui déclarait qu’il n’y avait pas d’excès de cas dans cette région de l’Ain. J’ai donc été voir leur rapport d’investigation. Ma surprise fut grande à la lecture du tableau publié (tableau 1). Il est surprenant à plus d’un titre : en dehors de méthodes de calcul obsolètes, deux remarques simples invalident la conclusion du rapport :
1) l’argument avancé pour justifier la conclusion est que le nombre attendu dans l’Ain est égal au nombre observé ; il n’a aucune valeur de preuve en matière d’agrégat ; ce qui doit être évalué est la distribution des cas dans la population surveillée par rapport à une distribution attendue qui est a priori dans ce cas une distribution binomiale de probabilité identique pour chaque naissance ;
2) cette probabilité est évaluée par le rapport de Santé publique France à 1,7 10 -4 et on peut déduire du tableau le nombre de naissances dans chaque village de la région retenue ; la probabilité d’y observer 7 cas est tellement faible (7,1 10-5) que le biais causé par le choix a posteriori de la région suspecte peut être ignoré. Même si on éliminait les 3 cas qui ont identifié la région suspecte, les 5 cas observés ensuite suffiraient à rendre la distribution géographique observée incompatible avec la distribution attendue. La présence d’un agrégat dans cette région est donc hautement probable. En d’autres termes, Santé publique France s’est trompée dans son analyse. “L’erreur est humaine”, dit la sagesse populaire, et aucun scientifique, même parmi les meilleurs, ne peut se vanter de n’avoir jamais fait d’erreur, mais il me semble que la position actuelle de Santé publique France relève de la deuxième partie de la citation : “Persévérer dans l’erreur est diabolique !”»

La troisième partie s’intitule « La recherche des causes »

Pour étayer son idée qu’on ne retrouvera probablement jamais la cause de ces clusters, Catherine Hill cite un article publié par Eurocat sur 165 « clusters » identifiés sans qu’aucune cause ait été mise en évidence. Cette recherche de clusters a été rétrospective, purement statistique, et n’a rien à voir avec les signaux enregistrés par des cliniciens qui ont donné lieu aux alertes dont il est question. Les clusters dont il s’agit ne sont pas des regroupements géographiques (pas de localisation des cas dans Eurocat, les codes postaux ou les géolocalisations étant des données identifiantes). Ces « clusters » sont en réalité des augmentations inattendues, mais réelles, de fréquence. Ils ont été repérés des années après les naissances (la plupart des registres adressent leurs données deux ans après l’année de naissance, puis les données sont analysées l’année suivante). Les registres d’Eurocat peuvent donc ignorer même ces « clusters temporels », et Catherine Hill omet de préciser que l’immense majorité de ces « clusters temporels » n’ont jamais été investigués. Enfin, elle ajoute qu’avec la méthode employée par Eurocat, les clusters du Morbihan et de Loire-Atlantique n’auraient pas été identifiés, ce qui laisse présager de la qualité de la méthode employée.
Affirmer qu’on ne trouvera probablement pas de cause est à mon sens inacceptable et irresponsable dans un contexte comme celui du cluster de l’Ain. En effet, j’ai dirigé un registre pendant plus de 25 ans, et participé à des discussions de clusters, locales comme internationales, et il m’apparaît inédit d’observer un tel nombre de naissances de malformations rares, très homogènes, survenues au cours d’une période clairement limitée et dans un périmètre très restreint, a fortiori dans trois départements différents non contigus. Ce pourrait être à mon sens une première situation d’identification d’un tératogène environnemental. Les conditions pour cela sont réunies.
On lit plus loin : « Par ailleurs, le signalement de cet “agrégat” a été accompagné de l’information “que ‘plusieurs cas’ de malformation chez des veaux, nés à Chalamont au cours de ces dernières années (‘épicentre’ du cluster humain), ont été signalés. Il s’agit de veaux nés avec des agé­nésies de côtes et de queue”, mais la journaliste Géraldine Woessner a enquêté auprès des éleveurs et des vétérinaires de la région et n’a trouvé aucune confirmation de cette allégation. » Il n’y a pas de registre de malformations des bovins dans l’Ain. Cette information a été fournie par les services vétérinaires de la Direction départementale de la protection des populations (DDPP) lorsqu’ils ont confirmé l’information selon laquelle des naissances de veaux porteurs de malformations avaient été expressément signalées par des vétérinaires de la zone concernée par l’agrégat d’agénésies de membre. À cette information délivrée par écrit par la responsable d’un service de l’État à l’appui de la demande d’un professeur de pharmacotoxicologie à l’École nationale vétérinaire de Lyon, Catherine Hill oppose une allégation « d’enquête » réalisée par une journaliste politique.
On lit ensuite : « Santé publique France a fait une recherche plus systématique des agénésies dans l’Ain à partir de la base des données de santé et a identifié 11 cas supplémentaires nés entre 2000 et 2014… Il reste à localiser ces cas supplémentaires. » Ainsi, Santé publique France aurait attendu fin 2018 pour procéder à des recherches alors même que l’information était disponible dans « la base des données de santé » et que les premiers signalements dataient de 2011.
Cette phrase appelle les réflexions suivantes :
– qu’est-ce qu’une recherche « plus » systématique ?
– quelle est cette « base de données de santé » dont la référence exacte n’est pas sourcée par Catherine Hill ? Si les informations sur les malformations contenues dans cette base sont fiables, pourquoi financer des registres ? Pourquoi surtout avoir attendu 7 ans et la médiatisation des agrégats pour faire la lumière sur la réalité épidémiologique des agénésies transverses isolées du membre supérieur ? Ce long délai est-il plutôt le reflet d’un « manque de transparence » comme l’affirme Catherine Hill ou, pour le moins, d’un manque de réactivité ?
Catherine Hill se veut plus affirmative encore que le directeur général de Santé publique France qui, le 30 octobre 2018, annonçait avoir retrouvé 11 cas « suspects » d’agénésies transverses dans l’Ain :1« Dans le département de l’Ain, sur la période de 2000 à 2014, Santé publique France a identifié 11 cas suspects supplémentaires aux 7 cas signalés par le registre Remera. Le 8e cas d’un enfant né en 2012, signalé lundi par Remera, figure parmi les 11 nouveaux cas suspects qui doivent encore être validés ».* À quoi bon se saisir de cette information si la démonstration qu’il n’y a pas d’excès de cas est suffisante ? Cela étant, Catherine Hill a forcément lu cette déclaration puisqu’elle la rapporte. Pourtant, sa démonstration ne porte que sur les 7 premiers cas signalés et omet le 8e qui a justement été à l’origine de la déclaration de Santé publique France.
L’auteur affirme que 11 cas supplémentaires ont été identifiés dans l’Ain. Or Remera a reçu en janvier 2019 le fichier du Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) et vérifié chacun de ces cas. Ce fichier ne contient aucun cas d’agénésie transverse isolée du membre supérieur (ATIMS) qui ait été manqué par Remera. Mieux, sur la période 2006 à 2016, Remera a identifié 13 ATIMS dans l’Ain, dont 8 qui constituent le cluster, et les 5 autres correspondent à des cas dits « attendus » (quand la main est manquante, la prévalence attendue est de 1/10 000 naissances). Via le PMSI, Santé publique France n’en a identifié que 5, tous inclus dans le cluster. Contrairement à ce qu’a avancé Santé publique France, le 8e cas n’a pas été repéré par le PMSI.
À la fin du chapitre « La recherche des causes », Catherine Hill écrit : « C’est la responsable du registre Rhône-Alpes qui, en rendant l’affaire publique, a obligé Santé publique France à présenter précipitamment les trois rapports sans en faire la synthèse ». Il convient de préciser que l’affaire a été rendue publique dès le 26 septembre 2016 par le journal Le Monde.2 À la suite de cet article et après avoir pris connaissance de la note que Santé publique France avait rédigée à son intention, le conseil scientifique de Remera a répondu en ces termes à Santé publique France : « La proposition de “vigilance renforcée” n’est pas adaptée à la situation, d’autant plus que deux autres signalements d’agrégats de MRTIMS ont été effectués. Elle ne consiste selon Remera qu’à continuer l’action de surveillance telle qu’elle est pratiquée en routine par le registre, alors qu’une action urgente d’exploration du cluster s’impose. »
Au regard de ces éléments factuels, la justification de la réaction de Santé publique France par des mesures précipitées auxquelles l’agence aurait été contrainte de recourir semble, là aussi, peu sérieuse.
La dernière partie s’intitule « Nécessaire transparence ». De quelle transparence parle-t-on ? De celle qui fait que les choses sont invisibles ? C’est en tout cas ce que l’auteur de l’article ne semble pas s’appliquer à elle-même. 
* La manœuvre de Santé publique France est claire : en agrandissant les bornes de l’analyse du cluster à 15 années (2000-2014) et en lui ajoutant d’éventuels cas sporadiques antérieurs, l’excès temporel de cas disparaissait (18 cas sur 15 ans – et non 14 comme indiqué par C. Hill). Par ailleurs, cela jetait opportunément le discrédit sur la capacité du registre à identifier les cas.
Références
1. Bébés sans bras : la révélation de nouveaux cas relance la polémique. L’Express, 30 octobre 2018. https://www.lexpress.fr ou https://bit.ly/2RIvDwY
2. Santi P. Malformations congénitales : d’étranges coïncidences. Le Monde, 26 septembre 2016. https://www.lemonde.fr ou https://lemde.fr/2MU1hqx

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