En France, les hospitalisations et les décès provoqués par des overdoses aux opioïdes ont respectivement augmenté de 128 % et de 161 % entre 2000 et 2015.1
Le tramadol est l’antalgique opioïde le plus prescrit dans notre pays avec une majoration de près de 70 % des prescriptions entre 2006 et 2017.2 Antalgique d’action centrale de niveau 2, c’est un opioïde agoniste du récepteur mu dont l’un des métabolites a une affinité supérieure à celle de la molécule mère pour les récepteurs opioïdes. Le tramadol inhibe également la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline comme beaucoup d’antidépresseurs.3 Il est souvent considéré à moindre risque d’abus ou de mésusage que les autres opioïdes par les prescripteurs,4 cependant il s’agit de rester vigilant.3 En effet, les usages problématiques du tramadol ont encore augmenté ces dernières années : le rapport d’expertise de 2020 pour l’ANSM a montré un accroissement des déclarations annuelles de 3,8 % des cas d’abus/mésusage rapportés au réseau d’addictovigilance ainsi que du nombre d’ordonnances suspectes (enquête OSIAP [Ordonnances suspectes indicateurs d’abus possible]).
Deux éléments sont notables dans cette enquête :
- d’une part, le léger rajeunissement des cas notifiés et des patients présentant des ordonnances suspectes ; la proportion des notifications de cas concernant des mineurs a augmenté (9,7 %), notamment chez les polyconsommateurs de substances psychoactives (13 % vs 6,9 % en 2019) ; parmi les cas déclarés dans cette population, on note en outre des intoxications médicamenteuses volontaires avec épisodes antérieurs d’idées suicidaires ou de tentative de suicide (TS) ;
- d’autre part, deux types d’usages problématiques ont pu être distingués ; dans un tiers des cas, il s’agit d’une consommation pour traiter la douleur ou une prise persistante liée à un syndrome de sevrage voire une véritable addiction ; pour 62 % des cas, la consommation est détournée avec recherche d’effet psychoactif positif. Ce dernier usage, sans autre substance associée, semble lié à l’automédication d’un trouble psychiatrique plutôt qu’à un usage récréatif.5
Ces observations doivent conduire à plus de vigilance quant au risque d’abus/mésusage du tramadol, et plus particulièrement chez des patients vulnérables comme ceux souffrant d’un trouble de l’humeur (dépression unipolaire ou bipolaire) et/ou à risque suicidaire (idées suicidaires et/ou antécédents de TS). Un dysfonctionnement du système opioïdergique est observé chez ces patients.6 Par exemple, le taux de ß-endorphines (ligand naturel du récepteur mu) est plus faible chez les patients ayant une dépression7 et chez ceux réalisant des actes hétéro-agressifs non suicidaires8 comparé à celui des sujets sains.9 Les patients souffrant d’un trouble psychiatrique ayant un antécédent de TS ont un taux de ß -endorphines plus faible que ceux sans antécédent suicidaire ;10 ces patients sont donc plus sensibles au risque d’abus/mésusage et d’addiction aux opioïdes, associés à des passages à l’acte suicidaire.3
Au cours des dernières années, la littérature scientifique décrit une association réciproque bidirectionnelle entre consommation d’opiacés et risque suicidaire.6, 11 En particulier, le risque de conduite suicidaire est augmenté chez les personnes recevant des antalgiques opioïdes, et s’accroît avec la dose prescrite.11, 12 Ce risque est indépendant de l’accessibilité à un moyen létal (les méthodes suicidaires n’étant pas uniquement médicamenteuses), de l’état de santé et du niveau de douleur.6
Devant l’abondance des prescriptions de tramadol, il est primordial que les soignants adoptent plus de mesure et de vigilance, notamment chez les patients ayant un trouble de l’humeur ou à risque suicidaire. Il existe une véritable nécessité d’évaluation du risque en matière d’abus et de suicide dans cette population ainsi qu’un réel intérêt à rechercher toute consommation possible de tramadol chez ces patients.
1. Chenaf C, Kaboré JL, Delorme J, Pereira B, Mulliez A, Zenut M, et al. Prescription opioid analgesic use in France: Trends and impact on morbidity-mortality. Eur J Pain 2019;23(1)1:124‑34.
2. Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Use and abuse of opioid analgesics-situation report. Février 2019.
3. Nobile B, Bonnin M, Olié E, Courtet P. Multiple suicide attempts associated with addiction to tramadol. Ann Gen Psychiatry 2022;21(1):24.
4. Dunn KE, Bergeria CL, Huhn AS, Strain EC. A systematic review of laboratory evidence for the abuse potential of tramadol in humans. Front Psychiatry 2019;10:704.
5. Increase of high‐risk tramadol use and harmful consequences in France from 2013 to 2018: Evidence from the triangulation of addictovigilance data. Roussin et al, British Journal of Clinical Pharmacology, 2022; DOI :10.1111/bcp.15323
6. Nobile B, Lutz PE, Olié E, Courtet P. The role of opiates in social pain and suicidal behavior. Curr Top Behav Neurosci 2020;46:197-210.
7. Ehrich E, Turncliff R, Du Y, Leigh-Pemberton R, Fernandez E, Jones R, et al. Evaluation of opioid modulation in major depressive disorder. Neuropsychopharmacol 2015;40(6):1448‑55.
8. van der Venne P, Balint A, Drews E, Parzer P, Resch F, Koenig J et al. Pain sensitivity and plasma beta-endorphin in adolescent non-suicidal self-injury. J Affect Disord 2021;278:199‑208.
9. Störkel LM, Karabatsiakis A, Hepp J, Kolassa IT, Schmahl C , Niedtfeld I. Salivary beta-endorphin in nonsuicidal elf-injury: An ambulatory assessment study. Neuropsychopharmacology 2021; 46(7):1357‑63.
10. Blasco-Fontecilla H, Herranz-Herrer J, Ponte-Lopez T, Gil-Benito E, Donoso-Navaroo E, Hernandez-Alvarez E et al. Serum β-endorphin levels are associated with addiction to suicidal behavior: A pilot study. Eur. Neuropsychopharmacol. 2020; 40:38‑51.
11. Olié E, Courtet P, Poulain V, Guillaume S, Ritchie K, Artero S. History of suicidal behaviour and analgesic use in community-dwelling elderly. Psychother Psychosom 2013;82(5):341‑3.
12. Ilgen MA, Bohnert ASB, Ganoczy D, Bair MJ, McCarthy JF, Blow FC. Opioid dose and risk of suicide. Pain 2016;157(5):1079‑84.