Pourquoi le mutualisme est-il une notion importante ?
Il désigne une modalité d’interaction entre deux espèces vivantes dont chacune retire un bénéfice. C’est un concept qui émerge assez tardivement dans l’histoire des sciences, en 1875, sous la plume de Pierre-Joseph Van Beneden. Il est issu de la veine de pensée du proudhonisme, qui promeut la coopération dans le fonctionnement social. Il est resté longtemps marginal face à la théorie darwiniste, qui faisait alors de la compétition et de la prédation les modalités privilégiées de l’évolution. Depuis peu, on s’aperçoit que la plupart des interactions sont neutres ou mutualistes. Ces dernières construisent en grande partie la physiologie des organismes et le fonctionnement des écosystèmes, et constituent même une force motrice de l’évolution, au moins autant que la compétition.
Cela vous amène à mettre en question la notion d’organisme.
La plupart des êtres vivants ne sont pas indépendants, mais en relation avec d’autres espèces que la leur, d’une façon mutualiste qui leur est indispensable. Ainsi, à l’origine, les mitochondries sont des bactéries, devenues intracellulaires et chargées de fonctions respiratoires. Nos bactéries cutanées nous aident à nous défendre. Alors que le staphylocoque doré est présent chez 20 % d’entre nous, très peu en sont infectés parce qu’il est en concurrence avec l’ensemble des micro-organismes qui nous colonisent. On a découvert récemment que cela s’explique dans les cavités nasales par l’existence d’un autre staphylocoque (S.lugdunensis) qui sécrète un antibiotique, la lugdinine, qui empêche le développement du staphylocoque doré. Les bactéries intestinales sont nécessaires à notre digestion, de manière parfois très spécifique. Les Japonais, grands consommateurs d’algues rouges (le nori), possèdent des microorganismes qui métabolisent les polysaccharides soufrés de celles-ci, alors qu’elles sont le plus souvent indigestes pour les Européens.
L’important est qu’une bonne partie de notre physiologie est empruntée à des microorganismes sans lesquels nous ne pouvons vivre. Il y a ainsi deux façons de voir les choses. La première se concentre sur l’organisme, aujourd’hui étendue avec la notion d’holobionte (la somme de l’organisme et de ses microbes). Elle est au fondement de notre médecine depuis un siècle et demi et profondément liée à la conception occidentale de l’individu, qui met l’accent sur des entités autonomes. La seconde se focalise sur l’interaction, c’est-à-dire sur la dépendance de tous les êtres vivants à l’égard de partenaires vivants, non seulement pour leur existence, mais aussi dans leur constitution même : c’est l’interaction qui construit le monde.
Il ne faut pas opposer ces deux points de vue, de même que les physiciens font coexister les visions corpusculaire et ondulatoire de la lumière, utilisant chacune d’elles en fonction des problèmes à résoudre. Cependant, la conception interactionniste lance un programme novateur de recherche très prometteur.
Vous vous élevez contre les excès de l’hygiénisme.
Longtemps, la médecine a considéré les microbes quasi exclusivement comme des agents pathogènes. La conséquence était qu’il faut les éliminer. C’est l’origine de l’hygiène, qui a permis d’obtenir des résultats remarquables pour la santé, mais qui a également supprimé tous les microorganismes avec lesquels nous avons évolué pendant plusieurs millions d’années, sans douche ni antibiotique ! Ces microbes-là font bien plus que nous défendre ou nous aider à digérer, ils nous construisent. Nous comprenons de mieux en mieux qu’ils jouent un rôle majeur dans le développement de l’enfant, dans la structuration de son système immunitaire, de son système nerveux et de son comportement.
Cela a été particulièrement bien mis en évidence chez des souris axéniques, c’est à-dire élevées dans un milieu complètement stérile. Par rapport à des souris normales, elles sont moins curieuses, ont moins d’interactions sociales, adoptent des comportements dangereux, mémorisent plus difficilement... Il est possible de corriger ces défauts jusqu’à un certain stade de leur développement, en les replaçant dans un environnement non stérile. Nous comprenons de mieux en mieux que la structuration de l’organisme a besoin des messages que les microbes lui adressent par voie humorale, nerveuse ou immunitaire.
L’absence ou une insuffisante diversité de microorganismes a des conséquences sur la santé humaine que nous commençons à percevoir, dans l’émergence de maladies modernes comme l’obésité, les pathologies auto-immunes, les allergies, l’autisme. Nous sommes exposés à un environnement où la diversité microbienne a été réduite, et qui n’est pas celui où l’évolution a sélectionné notre fonctionnement ordinaire.
Il faudrait donc réintroduire les « bons » microbes ?
Je ne suis pas certain que nous soyons encore capables de définir correctement les probiotiques. On les administre dans certaines situations extrêmes, par exemple chez les prématurés pour prévenir les entérocolites nécrosantes. Il existe également des programmes pour les nourrissons nés par césarienne : on leur inocule les bactéries qu’ils auraient dû recevoir de leur mère en naissant par voie basse. Il y a aussi des traitements fondés non sur l’apport de microbes souhaitables, mais de substances favorisant leur développement (les prébiotiques).
Ainsi, les fibres alimentaires apportent des nutriments pour nos « bonnes » bactéries intestinales. C’est aussi le rôle des oligosaccharides, le troisième composant quantitatif du lait maternel (après le lactose et les lipides), que les enfants ne peuvent digérer ; en revanche, ils servent à nourrir les lactobacilles et bifidobactéries dont l’installation dans le tube digestif est souhaitable.
Il faut être très prudent. Ainsi les probiotiques recommandés aux enfants sont en fait constitués des mêmes bactéries présentes en excès dans la flore intestinale des obèses. Il est tout à fait possible que d’ici une ou deux générations l’hypothèse antihygiéniste soit disqualifiée par les effets indésirables qu’elle aura provoqués, surtout si on ne s’en est pas méfié ! En termes de santé, il n’y a aucune action qui n’ait sa part d’ombre : on doit estimer les effets secondaires avant toute recommandation.
Il est merveilleux que médecins et microbiologistes travaillent de concert. Mais certains produits sont parfois commercialisés rapidement en parapharmacie – et il ne faut pas se cacher que, comme dans tout progrès, nous risquons de créer des problèmes dont nous n’avons pas encore idée.
Pour vous, la médecine est une branche de la biologie.
Oui, et je suis bien conscient que pour les médecins, c’est une leçon de modestie difficile à accepter. L’humilité n’est d’ailleurs facile pour personne, je vous garantis qu’en lisant pour écrire mon livre, j’en ai eu ma dose en biologie ! Je dois ajouter que ma discipline de départ, la botanique, est née de la médecine : les liens sont forts.
Un biologiste est évidemment incapable de soigner qui que ce soit, mais il peut poser des questions en apparence naïves que les médecins ne formulent pas du fait de leur formation. Il peut par exemple s’interroger sur le rationnel de la supplémentation martiale des femmes enceintes. Chez tous les animaux, les femelles gravides sont carencées en fer, ce qui joue un rôle dans leur protection à l’égard des pathogènes à un moment où leur système immunitaire baisse la garde pour tolérer le fœtus. Chez les animaux, les petits ont un déficit en vitamine K, qu’on compense chez nos enfants alors qu’il a peut-être un intérêt. Au cours d’une intervention chirurgicale de l’abdomen, il est fréquent d’enlever l’appendice cæcal, même s’il n’est pas inflammé. Mais si l’évolution l’a conservé, alors qu’on risque l’inflammation, il y a sans doute une raison… Sans compter les vertus curatives de la fièvre ! Si on acceptait que la médecine soit une spécialisation de la biologie, on dégagerait de très grandes synergies de compréhension.
Je vais même plus loin. Aujourd’hui, l’écologie est enseignée après la biologie des organismes, en partant du principe qu’une fois qu’on les a compris, on peut saisir leurs interactions. Or nous réalisons de plus en plus que les organismes eux-mêmes sont construits par l’écologie des communautés microbiennes qu’ils abritent ! L’écologie doit donc être enseignée en même temps que la biologie, ainsi qu’au cours des études de médecine.
Je pense que les microorganismes et l’écologie sont au cœur d’une révolution scientifique en cours. J’aimerais terminer en citant Bachelard : « Accéder à la science, c’est spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. »