Dans un article paru dans Le Monde le 12 août 2022, Véronique Chocron donne la parole à six anciens ministres de la Santé : Jean-François Mattei, Xavier Bertrand, Philippe Bas, Roselyne Bachelot, Marisol Touraine et Agnès Buzyn.1 Ils y évoquent ce qui aurait dû être ou ne pas être fait pour éviter la situation actuelle du système de santé français. Le Pr Joël Ménard analyse ces propos avec un regard attentif et méfiant.

Lorsque six anciens ministres de la Santé se réunissent pour commenter dans la presse la partie « organisation des soins » de la santé publique, il faut être attentif et méfiant.
Attentif. Leurs points de vue confirment qu’on ne fait pas forcément ce que l’on veut pendant un bref temps d’accès à des responsabilités. On en conclut qu’il faut arriver avec des connaissances et un idéal, puis s’adapter aux circonstances.
Une première limite est l’obligation de vivre et de réagir dans l’instant, de menace en menace. Ces six ministres ont chacun et chacune dû ployer sous les critiques, quoi qu’ils aient fait ou dit.
Une seconde limite vient de la contrainte des autres ministères, des Finances en particulier, du Premier ministre, du président, et de leurs conseillers respectifs souvent plus influents que les ministres. Ils ont tous été soit confortés par les approbations des zélés députés godillots d’un président, soit assaillis par les protestations systématiques, voire les vociférations venues des oppositions.
La diversité des compétences initiales des six ministres de la Santé successifs qui commentent le travail tenté dans la même fonction peut faire penser que la fenêtre sur cour de la santé publique s’éclaire par leurs déclarations.
Méfiant. Tout ce qui a été décrit par ces six anciens ministres est vrai, mais leur mémoire et leur temps d’expression sont trop courts pour faire connaître la totalité de leurs actions. On observe dans leurs réponses une tendance à insister sur le contraste entre la justesse de la vision des ministres et leur impossibilité de faire tomber les résistances aux changements. Les divergences observables ne recoupent pas exactement celles du paysage politique. Cette accumulation de regrets et cette sélection d’excuses apportée par les interviews finissent par masquer les contributions des ministres, petites peut-être mais très utiles.

Une position défensive faisant oublier leurs contributions

De même que Xavier Bertrand, Roselyne Bachelot a eu un rôle important lors de la préparation et de la réalisation du Plan Alzheimer qui me furent demandées par le président Sarkozy. En insistant sur l’importance possible de la musique pour les personnes âgées ou atteintes de la maladie d’Alzheimer, la ministre Roselyne Bachelot a été massivement utile par sa spécificité personnelle, qui lui a fait inclure cet art dans la recherche et l’accompagnement des personnes concernées, malades, accompagnants, sujets normaux volontaires et soignants.
Roselyne Bachelot n’a pu s’empêcher de mettre en avant une plainte enfantine de sensation personnelle de mépris des médecins envers les pharmaciens, même quand ils deviennent ministres. C’est peut-être le souvenir trop précis de Gustave Flaubert, créant dans Madame Bovary une image de pharmacien péremptoire et haïssable, monsieur Homais, ou les souvenirs de son action antérieure dans le syndicalisme des pharmaciens. Or quand on est reçu par un ou une ministre, comme je l’ai été brièvement par chacun d’eux, on ne pense guère à leur passé, tant est forte la sensation de toute-puissance imaginée pour la fonction.
La généralisation des plaintes en France, incluant celles des ministres, est presque en elle-même une maladie, que l’augmentation du nombre des médecins de 60 000 environ à 220 000 en cinquante ans n’a pas guérie. Curieusement, les ministres ne parlent que des difficultés rencontrées au cours de leur passage. Elles sont attribuées à d’autres, et font à tort oublier les contributions utiles, peu voyantes mais quotidiennes, de leurs responsabilités ministérielles. Ainsi, Marisol Touraine ne parle pas de ses efforts en faveur de la protection maladie universelle de 2016 en complément de la couverture maladie universelle instituée préalablement par Martine Aubry. Agnès Buzyn ne signale pas le succès de sa communication exacte et rassurante pour faire accepter l’obligation vaccinale des enfants, préalablement analysée scientifiquement par le Pr Alain Fischer. Comme ministre successivement chargé des Personnes âgées, du Handicap puis, brièvement, de la Santé, Philippe Bas a lui aussi contribué à l’amélioration de différents volets de la protection sociale, avant que le monde de la santé ne soit privé de ses compétences par des tâches politiciennes médiocres (conduite d’une commission d’enquête sénatoriale sur la minable affaire Benalla).
Dans la formulation des réponses, on reconnaît des modes d’expression différents selon les formations initiales, depuis le passé de haut fonctionnaire issu de l’École nationale d’administration (ENA) de Philippe Bas à celui de pharmacienne de Roselyne Bachelot ou de professeur pour Jean-François Mattei, et de médecin pour l’hématologue Agnès Buzyn. Xavier Bertrand et Marisol Touraine ont un langage politiquement correct vis-à-vis de leurs électeurs médecins. Jean-François Mattei porte encore, avec les membres de son cabinet, le fardeau d’une erreur de communication au moment de la canicule de 2003. Ainsi prend-il une position défensive, et l’on en oublie son action bénéfique dans les progrès et l’organisation de la génétique en France, comme la qualité de sa réflexion éthique.
On accentue les difficultés en diminuant par les plaintes l’attractivité des métiers de soins, d’accompagnement, voire de recherche, fondés sur un mélange d’empathie et de technicité qui a tout pour faire encore rêver et vivre. Comme dans tous les métiers, chercheurs, dirigeants de grande entreprise, professeurs, ministres, président, on fait croire à des succès individuels, alors que, le plus souvent, tout est initié, réalisé et conclu par d’autres sur des échelles de temps plus longues que celles imaginées. En revanche, la responsabilité des erreurs reste anonyme.

Priorités de santé, sources de confusion

Constamment utilisé, le terme de « priorité » est source d’ambiguïté : en concentrant les efforts et les financements, il est perçu comme une exclusion des ressources par une majorité qui se croit oubliée. En contre-feu, des priorités venues de partout sont sans cesse reformulées et entrent en compétition, les unes poussant les autres.
Aux priorités personnelles éventuelles d’un ministre s’ajoutent chaque jour des faits de société baptisés immédiatement « priorités ». Cet état de fait est affronté par une communication sous pression : urgences sanitaires ou environnementales, sélection des médias.
Pour exemple, le premier jour de mon arrivée à la Direction générale de la santé (DGS), il m’a fallu affronter une épidémie de légionellose chez des Français en voyage en Turquie. Affronter signifiait communiquer ! Les journaux en parlaient. Personnellement, j’avais oublié ce qu’étaient les légionelloses et ne connaissais pas les villes de Turquie hormis Constantinople et Ankara. J’ai découvert dès le premier jour l’étendue des ressources de connaissances présentes en permanence dans cette administration centrale parmi les trois ou quatre directions impliquées directement dans la santé.
Le décryptage de ces urgences « prioritaires » est difficile entre réalités d’un moment, catastrophe, lobbyisme, ou émergence d’évolutions en profondeur qui avaient été sous-estimées. Les fausses urgences prennent le temps de la réflexion nécessaire pour répondre aux questions de fond.
Ainsi, dans les années 1997-1999, l’attention se portait sur la mise à disposition du traitement antirétroviral contre le VIH en ville et non plus à l’hôpital ; le principe de précaution était sans cesse mis en avant, à la suite des erreurs médicales liées à la transfusion sanguine et à l’hormone de croissance extraite d’hypophyses humaines ; le complotisme battait son plein sur les vaccinations contre l’hépatite B et leur éventuelle association à la sclérose en plaques, tandis qu’en Angleterre des travaux truqués sur l’autisme attaquaient la vaccination contre la rougeole ; la vache folle débarquait du Royaume-Uni ; de grands événements sportifs apportaient leurs dangers, comme la Coupe du monde de football de 1998 ; la prévention des lésions oculaires par l’éclipse de soleil du 21 août 1999 demandait toute une organisation (elle fut mise en place grâce au rapport remis par le Pr Pouliquen en 1998, qui sera peut-être une œuvre utile au ministre de la Santé lors de la prochaine éclipse totale de soleil prévue en France le 3 septembre 2085 !). Il s’y ajoutait quotidiennement les méningites, listérioses, légionelloses et autres épidémies, et le versant santé des crises médiatiques.
Un décès perçu à juste titre comme inacceptable peut, pendant un temps, avoir plus d’influence que des dizaines d’autres évitables quotidiennement mais auxquels on est habitué au point de ne plus les ressentir. Il existe un cycle infernal qui part de l’accident, la rencontre d’une victime ou d’un lanceur d’alerte avec la presse, la dissémination de l’information et des opinions sur les faits de 50 millions de citoyens-spécialistes, ceci dix ans avant même l’information continue des chaînes de télévision et l’apparition des réseaux sociaux. Ces « crises » induisent une communication ministérielle pour faire face dans l’immédiat, puis la création d’un groupe de travail, la diffusion des conclusions du groupe, la proposition de nouvelles structures habillées de beaux sigles ou l’annonce d’une loi, le vote de la loi, les décrets d’application. Les délais sont tels qu’à la fin le point de départ est oublié ou contredit, mais l’organisation de la santé s’en trouve toujours alourdie et parfois améliorée. Voilà pourquoi aucun ministre ne peut faire ce qu’elle ou il voudrait : pas de temps, pas de silence dans le divertissement pascalien.

« Numerus clausus» : un cache-misère facile

Dès qu’un chiffre est disponible, un schéma de pensée est simplifié autour de lui, et l’on discute sans fin sur cet apparent point de repère.
L’arbre du numerus clausus des médecins cache la forêt des changements à faire, progressivement ou vite selon les cas, comme l’âge de la retraite cache la réforme du système.
À la suite des événements de mai 1968, la loi Edgar Faure a introduit un nombre annuel d’admissions aux études de médecine, le numerus clausus, dont le but était « l’adaptation du nombre des médecins aux besoins de la population ». À partir de 1978, le pilotage a été assuré par le plus avisé et le plus percutant de ceux qui ont influencé la santé publique en France, Claude Got, à qui l’on doit la prévention de la violence routière, la lutte contre l’alcoolisme et un livre croustillant en 2005, Comment tuer l’État. Précis de malfaçons et de malfaisances. Il a fait infléchir progressivement les admissions annuelles de 8 500 étudiants en médecine par an à 6 500. En 1984, après de multiples consultations, le secrétaire d’État aux Universités a abordé ensemble médecine et pharmacie. Le numerus clausus considéré comme acceptable a été fixé à 5 500 étudiants en médecine et 2 250 étudiants en pharmacie au moment d’une réforme en profondeur des études de pharmacie.
En 1993, le numerus clausus a encore été diminué, à 3 500 par an pour les médecins. On a même inventé, de 1997 à 2003, un mécanisme d’incitation à la cessation d’activité à partir de 57 ans pour les médecins libéraux.
Ce choix du nombre de médecins nécessaires pour répondre aux besoins donne la sensation d’un saut dans l’inconnu, tant on sait pouvoir être surpris par les progrès techniques de la médecine, les besoins exprimés par les Français, et les changements de société, pour des prévisions qui impliquent une échelle de temps supérieure à dix ans. Les débats autour du numerus clausus étaient dès le début identiques à ceux décrits par les ministres de la Santé récents : moins d’étudiants selon les syndicats médicaux, moins d’étudiants selon les organismes payeurs, plus d’étudiants selon la Conférence des doyens des facultés de médecine.
Après 1968, la discussion avait aussi porté sur les nombres relatifs optimaux d’infirmiers, de pharmaciens, de professions appelées « paramédicales » et de médecins d’un côté, de médecins spécialistes et de médecins spécialistes de médecine générale de l’autre. La place respective des différentes professions de santé prend simultanément en compte la technicité et la signification sociale des métiers, face à des besoins réels, exprimés et ressentis bien difficiles à définir et à prévoir.
Sur les conseils des Prs Guy Nicolas, de Nantes, et Gérard Lévy, de Caen, au cabinet Kouchner, le numerus clausus des étudiants en médecine a commencé sa remontée de 3 500 à 4 000 environ par an. Simultanément, dès 1997, les conséquences à prévoir de la mise en place des 35 heures sur l’insuffisance programmée du nombre d’infirmières diplômées d’État (IDE) ont été signalées par des lettres d’alerte d’Alain Coulomb, de la Fédération hospitalière de France, et du Pr René Mornex, pour les écoles d’infirmières de Lyon. Leurs avertissements ont été transmis, sans aucun effet !
Il faut dix ans pour former un médecin et il faut du temps pour former des enseignants. « Il n’y a qu’à » est l’expression courante de ceux qui portent plus facilement les plaintes que les solutions. Toute prise de responsabilité dans l’écriture d’un rapport devrait induire une obligation pour le coordonnateur d’une participation active à sa mise en œuvre ultérieure.
Réduire les difficultés de la médecine des dernières années au numerus clausus de l’entrée en médecine n’a que l’apparence d’une solution, voire d’un outil de communication pour les intérêts immédiats des uns ou des autres.
Avec le numerus clausus, il faut aussi calibrer le nombre d’enseignants disponibles à la faculté, à l’hôpital et en médecine de ville. Par exemple, entre 1996 et 2016, le numerus clausus est passé de 3 600 environ à 7 600, mais le nombre d’enseignants-chercheurs reste presque constant, aux alentours de 5 600. Là encore, il est possible de demander davantage d’enseignants, mais il est aussi possible de changer en profondeur le contenu et les méthodes de l’enseignement de la médecine, au lieu de modifier les méthodes de classement des étudiants.

Abattre des barrières

L’Union européenne elle-même a introduit d’autres inconnues. Les barrières linguistiques et culturelles des soignants seront-elles levées avec la même facilité que les barrières douanières ?
La France a un rôle important dans la formation universitaire et postuniversitaire des pays francophones, encore plus que des pays européens. Combien resteront en France, contribuant à un rôle nécessaire de bouche-trou critiquable car pillant les pays où les besoins de soins sont plus urgents qu’en France ?
Aux barrières entre pays s’ajoutent, dans le même pays, des barrières sociales. Le trop faible nombre d’IDE par rapport au nombre de médecins contribue au moins autant à faire dysfonctionner le système de soins français. Un numerus clausus des médecins ne s’envisage qu’en esquissant et en faisant imaginer à tous ce que pourrait être la médecine elle-même dans plus de dix ans. La suppression des barrières entre de nombreuses professions de santé oblige à avoir une vue d’ensemble sur tous ces métiers utiles dans le futur, à l’intérieur d’un système financier équilibré.
Il faut également calculer séparément les besoins en internes des hôpitaux et en jeunes médecins des différents territoires qui, trop longtemps, se cantonnent à des fonctions de remplacement pour des raisons multiples. Ces besoins peuvent ne pas se recouper si l’on n’y prend garde.
Enfin, le nombre ultérieurement nécessaire de spécialistes de médecine générale et de spécialistes de plus en plus segmentés dépend beaucoup, lui aussi, d’une vision de ce que deviendront la santé et la technicité de la médecine.

Éclatement de la médecine et des soins

Avant de sauter comme des cabris sur ce paramètre numérique qu’est le numerus clausus, il y a un autre élément majeur sur lequel on ne sait pas encore bien agir : la fragmentation de la médecine. Elle permet de mieux cibler l’excellence, au prix d’une forte diminution de la largeur des connaissances, en s’adaptant à une société qui a muté de la confiance à la méfiance.
Les fragmentations de la chirurgie, de l’anesthésiologie, de l’imagerie sont parmi les nombreux exemples qui illustrent les évolutions nouvelles du système de soins. Toutes les disciplines médicales s’approfondissent et se rétrécissent autour d’un organe, d’une maladie ou d’une technique. Chaque sous-spécialisation étend ses propres besoins, d’autant plus qu’elle les définit elle-même par un exercice théorique d’écriture de recommandations d’experts qui expriment leur besoin d’être reconnus. Cette fragmentation est justifiée par la quête de l’excellence, mais aussi par les tarifications et par les préférences personnelles d’attrait ou de répulsion face à des actes répétitifs.
Simultanément, la santé s’étend hors de la définition classique de la prise en charge des maladies vers la préservation des conforts : elle empêche les rides d’apparaître, les dents de tomber, les corps de vieillir et voudrait doper les performances physiques et cognitives ; elle manie les effets placebos subjectivement bénéfiques de médecines dites « parallèles » ; elle s’étend vers d’autres professions industrielles, administratives ou médiatiques.
Les bénéficiaires d’une formation médicale peu coûteuse par comparaison aux pays anglo-saxons s’orientent vers d’autres activités que le soin quotidien, ou retardent le moment de leur ancrage. Les avantages peuvent être le confort de vie, les gains financiers, et souvent l’évitement du stress de la confrontation quotidienne à la maladie, au risque professionnel, à la douleur, à la vieillesse, à la mort.
Cette complexité croissante, ces changements psychologiques peuvent nécessiter de manière superficielle un nombre sans fin de médecins, et de bien d’autres soignants et accompagnants. Chaque profession de soins se heurte à ces questions de fond, sans avoir ni le temps ni la compétence pour trouver une réponse globale, fondée sur des valeurs humaines heureusement permanentes dans les sociétés.
Dans ce contexte, la médecine générale ou, mieux, familiale n’a jamais eu autant d’importance pour soigner correctement une personne, et non un organe, tous les jours, toute la semaine.
Le médecin de chacun a (ou aura) un dossier informatisé et partagé de bonne qualité ; il utilisera les téléconsultations et de nouveaux instruments pour améliorer la qualité du classique examen clinique fait en solitaire avec les yeux, les oreilles et les mains. Aidé par un accès simple à l’information au lieu de reposer sur sa seule mémoire, le médecin généraliste de demain sauvera du temps d’écoute et d’attention personnalisée et globale. À l’inverse, la suppression de multiples consultations inutiles, ou réalisables différemment, augmenterait le nombre de personnes malades suivies par chaque médecin.

Des circonstances favorables aux changements

Le changement nécessaire peut s’inspirer des leçons transmises sur l’évolution de la médecine française après la Seconde Guerre mondiale. La réforme hospitalo-universitaire de 1958 initiée par le Pr Robert Debré, à la fois résistant, pédiatre, consultant de ville, médecin hospitalier et compétent en santé publique de l’enfance, a été permise par la rencontre historique entre le pouvoir politique de Charles de Gaulle et Michel Debré, et la réflexion technique bien antérieure du Comité médical de la Résistance. Le changement implanté par ordonnance fut débattu de tous bords, mais la réforme était profonde et adaptée au contexte médical international de l’époque. Elle fut cependant incomplète, en particulier pour la médecine générale et la santé publique, mais il n’est jamais possible de tout faire ni de tout prévoir et, de plus, tout change au fur et à mesure que l’on agit.
Écrire des rapports, même excellents, est inutile si la responsabilité de l’écriture n’est pas suivie par la responsabilité de l’accompagnement de la mise en œuvre avec la continuité d’une volonté politique forte. Peut-être écrirait-on beaucoup moins si l’on savait que, plus on écrit, plus le travail sera complexe et les risques à affronter seront divers pour réussir un projet conçu au bénéfice des autres.
Si l’on estime qu’un changement profond est nécessaire, il peut être obtenu en deux temps :
– d’abord un travail purement technique par quelques-uns, en toute indépendance, avec passion, sans oublier aucun de ceux qui s’estiment concernés et avant qu’une sélection ne se fasse sur la qualité réelle des contributeurs éventuels ;
– ensuite, il faut que les conséquences de ce travail – qui répartit des responsabilités d’action nominales – soient portées par une volonté politique forte, sur une échelle de temps qui dépasse celle des échéances électorales.
En favorisant d’abord la créativité des partenaires à l’intérieur d’un cadre, une réforme aboutit si une volonté politique forte couvre sa conduite à l’intérieur de la complexité gouvernementale et en dépit de l’agitation de la société et des aléas de la politique.
Un travail préparatoire de mentorat de haute technicité demande également pour s’exprimer une protection par une volonté politique. Il conduit des professionnels aux visions initiales différentes à penser et, ultérieurement, à agir ensemble, sans errer dans leurs plaintes, leurs rancœurs et leurs habitudes. La coopération est perçue peu à peu comme plus efficace que la compétition. On distingue bien ce qui est international, national et local. On essaie de faire partager les mêmes valeurs humaines de référence. C’est là où les intérêts financiers divergent. Le périmètre d’une « santé globale », terme à la mode, doit être défini, et un calendrier, qui ne recoupe pas les calendriers politiques, doit être envisagé.
Il est facile de proposer, et de répéter mécaniquement, des sigles faciles à mémoriser et à vilipender : haro sur le numerus clausus ou la tarification à l’activité (T2A). On y ajoute bien sûr la féminisation, ou le refus par les « jeunes » du sens des souffrances liées à la « vocation » médicale au bénéfice des vacances ou de la vie sociale ! C’est l’insupportable rengaine classique « De mon temps, tout était mieux… », sans percevoir quel recul ce serait d’y revenir. Pendant ce temps, les changements de société et les technologies nouvelles exigent des changements de structures et de formations initiales et continues. La capacité de se projeter dans le futur est à préférer aux regrets et aux craintes sur l’avenir.

Un fossé entre rustines et réformes

Les ministres qui arrivent, même avec au préalable un programme structuré, sont vite à bout de souffle, si le système dont ils sont brièvement responsables l’est lui-même ! Leur seule possibilité, indispensable, est de placer quelques bonnes rustines aux bons endroits, alors qu’il faudrait changer le pneu, voire la voiture. Quand on rêve d’être le ministre du Travail Alexandre Parodi ou de la Sécurité sociale Ambroise Croizat, il est difficile de constater que les rapports, multiples et souvent excellents, ne resteront qu’à l’état d’annonces pendant une durée de vie ministérielle trop courte.
Dans une relation de confiance et non de méfiance, des intellectuels et des techniciens réunis peuvent imaginer ce qui est nécessaire et d’autres, politiques, peuvent accepter d’être impopulaires parce que protégés par un préalable technique bien expliqué. Parmi leurs successeurs au ministère de la Santé, Olivier Véran a été brûlé avec la pandémie de Covid 19. Il a réussi à maîtriser au mieux l’épidémie en France, malgré les interventions incessantes des uns et des autres. François Braun sera, lui, brûlé par la crise des services d’urgence. Il a la chance d’être dans sa spécialité, et le désavantage de connaître peu de choses en dehors de celle-ci. Les prochains ministres doivent être prêts à affronter les changements des contenus historiques de l’ordonnance n° 58-1373 du 30 décembre 1958 relative à la création de centres hospitaliers et universitaires, à la réforme de l’enseignement médical et au développement de la recherche médicale. De même, vouloir revenir sur la loi du 3 juillet 1971 peut être aussi difficile que toucher aux retraites. Cette loi consacre la liberté d’exercice et l’indépendance professionnelle et morale des médecins ainsi que les principes fondateurs de l’exercice libéral : le libre choix du médecin par le malade, la liberté de prescription du médecin, le paiement direct des honoraires, le secret professionnel et la liberté d’installation. Adaptée à l’individu dans la rencontre au XXe siècle « entre une confiance et une conscience », les changements de société la rendent inadaptée, si l’on voit dans chaque acte médical un fragment de l’objectif populationnel de gain d’années de vie en bonne santé utile à tous ceux qui cotisent et payent pendant toute leur vie active.
Les problèmes dits urgents demandent le traitement temporaire des symptômes aigus de leur émergence : le temps et l’attention des ministres sont ainsi absorbés. Mais l’urgence naît du manque des changements de fond nécessaires. Même si l’urgence affole et si le pessimisme infiltre la société, les changements ne peuvent être traités qu’en voyant le long terme, et en protégeant de trop de plaintes l’attractivité persistante, heureusement, des métiers de soins et d’accompagnement.
Finalement, au lieu de faire travailler des jeunes pour tracer leur vie à travers le classement à un examen, on les adaptera mieux à vivre dans une société mouvante où tout reste possible longtemps en les formant aux changements. Ainsi les ministres auront moins de peine pour tenir le volant de la voiture qui leur est confiée, au lieu d’en changer au mieux un pneu ou une plaquette de frein.
La rencontre plus transparente entre la technique, l’éthique et la politique évitera l’addition des rustines telles que les primes, les changements de ministre, un Ségur de la santé à la manière du Grenelle de l’emploi, une mission flash de 2022 sur les urgences à la manière du rapport du Pr Ady Steg de 1989, un versant santé dans un Conseil national de la rénovation à la manière du Conseil national de la Résistance, ou une conférence citoyenne de l’environnement où le hasard du tirage au sort remplace la sélection selon une évaluation préalable et transparente des compétences.

Rester optimiste ?

Face au monde actuel, dans toutes ses composantes géopolitiques, environnementales, philosophiques, est-on optimiste, pessimiste, ou bipolaire ? On pourrait ici para­phraser Jean-Louis Trintignant, citant Prévert lors de la remise à Cannes de la Palme d’or de 2012 pour le film Amour, de Michael Haneke, en proposant : «Et si on essayait d’être optimiste, ne serait-ce que pour montrer l’exemple ?» 

Pour en savoir plus

1. Véronique Chocron. Crise de l’hôpital : « Et si c’était à refaire ? » Six ex-ministres de la Santé reviennent sur vingt ans de réformes. Le Monde. 12 août 2022. https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/08/12/crise-de-l-hopital-et-si-c-etait-a-refaire-six-ex-ministres-de-la-sante-reviennent-sur-vingt-ans-de-reformes_6137831_3224.html
Claude Got. Comment tuer l’État. Précis de malfaçons et de malfaisances. Paris : Bayard, 2005.
François Grémy. La réforme Debré un tiers de siècle après. Actes du colloque de Caen. Rennes : Éditions de l’École nationale de la santé publique, 1999.