Face aux demandes pressantes des patients et des médecins de disposer sans délai de toute innovation thérapeutique et aux reproches faits aux autorités de santé de trop tarder à les mettre à disposition, voire de ne pas en permettre l’accès, il importe de rappeler que la mise au point d’un médicament réclame une méthode rigoureuse et du temps. Il ne devrait pas être question de « brûler les étapes » de l’évaluation, au risque d’en compromettre la fiabilité, même si les méthodes évoluent.
Depuis plusieurs années une série de critiques cible, dans la littérature, un certain nombre d’autorisations de mise sur le marché (AMM) octroyées par la Food and Drug Administration (FDA)1-3 et l’European Medicines Agency (EMA) considérées comme laxistes mais surtout prématurées. À l’opposé, les annonces, de plus en plus fréquentes, de futures mises à disposition de médicaments très efficaces ou présumés tels dans les domaines des cancers et des maladies rares, associées au souhait bien compréhensible des patients de disposer de ces produits « prometteurs » le plus tôt possible, créent une situation nouvelle en matière de revendications d’octroi d’AMM et de prise en charge. Cette situation, propice à un accommodement préoccupant avec les exigences méthodologiques de l’évaluation de ces candidats-médicaments, conduit parfois à accepter une dégradation du niveau de preuve indispensable pour s’assurer du caractère pleinement favorable de leur rapport bénéfices-risques. Phénomène sociétal, cette revendication des patients de bénéficier sans délai des futurs progrès va même, aux États-Unis, jusqu’à demander et parfois obtenir le droit d’essayer des traitements qui n’en sont pourtant qu’à un stade expérimental ou, en France, à stigmatiser les délais d’approbation des produits et la « sévérité » des évaluations avec la perte de chance qu’ils entraîneraient. Soutenus dans leurs démarches par des sociétés savantes et des équipes médicales sensibles à leurs difficultés ou à leur détresse, ils reprochent aux instances européennes en charge des AMM et de la prise en charge des médicaments en France de retarder, voire de refuser, l’accès à nombre d’innovations thérapeutiques ou prétendues telles.
L’objet de ce texte n’est pas de discuter du bien-­fondé de cette évolution sociétale des mentalités mais de rappeler qu’il est de l’intérêt des patients de ne ­bénéficier, même dans un cadre compassionnel, que de médicaments suffisamment évalués et sûrs.

L’AMM est-elle trop contraignante ?

L’AMM est un compromis raisonnable et protecteur, mais qui serait encore trop contraignant, aux dires de certains industriels et d’associations de patients.
Les raisons d’être de l’AMM sont de ne proposer aux patients que des médicaments efficaces dont la sécurité d’emploi est acceptable au regard de la gravité de la maladie à traiter. L’AMM est fondée sur les résultats d’un ou de plusieurs essais cliniques dits de phase III, ayant démontré avec une très forte probabilité (risque d’erreur inférieur ou égal à 5 %) que le produit est supérieur à un placebo (niveau plancher de l’efficacité) ou non inférieur, voire supérieur, à un produit de référence disposant déjà d’une AMM. Dans les faits, l’AMM résulte d’un compromis entre une mise à disposition la plus rapide possible et une estimation suffisamment fondée de sa balance bénéfices-risques, sachant que si l’efficacité du candidat-médicament est en général définitivement démontrée, il n’en va pas de même de sa sécurité d’emploi que l’inclusion d’au maximum quelques centaines de patients dans les essais cliniques ne permet jamais de considérer comme parfaitement estimée.

Essai clinique comparatif randomisé en double aveugle : le gold standard

La méthode optimale d’évaluation pour s’assurer de l’efficacité d’un candidat-médicament (on parle de gold standard) est celle de l’essai clinique comparatif randomisé et conduit en double aveugle, qui permet, sans jamais toutefois les éradiquer totalement, de minimiser les différents types de biais et d’autoriser l’imputation causale : si une différence est observée entre les résultats des deux bras que l’on compare, cette différence n’est due qu’aux traitements comparés. Cette méthode, dont l’utilisation a commencé au milieu des années 1950, s’est imposée et généralisée au monde de l’évaluation des médicaments et des agences d’enregistrement. Elle est contraignante et chronophage en matière de développement des produits mais, en contrepartie, elle évite de mettre sur le marché des produits inefficaces non dénués d’effets indésirables, ce qui correspondrait à une absurdité. Discriminante, elle est particulièrement bien adaptée à la mise en évidence d’une efficacité réelle mais modeste et des petits progrès, dits incrémentaux.
Ses contempteurs ne se privent pas de rappeler que, dans les suites immédiates de la Seconde Guerre mondiale et à l’arrivée de la streptomycine, point n’avait été besoin de recourir à un essai comparatif pour démontrer que cet antibiotique avait sauvé la vie de nombre de patients atteints de méningite tuberculeuse, maladie auparavant constamment mortelle. Encore faut-il considérer qu’il s’est agi d’une situation exceptionnelle où, en l’absence de méthode rigoureuse d’évaluation et, à l’époque, de toute idée d’une possible résistance, l’efficacité du médicament s’était manifestée avec une telle intensité qu’elle ne se discutait pas.

AMM européenne par dérogation pour des médicaments prometteurs

Or, s’il est indispensable de donner du temps au temps pour que l’estimation d’un énième traitement de l’hyper­tension artérielle ou du diabète de type 2 soit la mieux étayée possible, il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de mettre à disposition des patients des médicaments présumés comme des progrès thérapeutiques majeurs face à un besoin thérapeutique non couvert. Sous la pression de sociétés savantes et d’associations de patients concernées, les régulateurs en rabattent alors sur leurs exigences en matière de rigueur méthodologique ou de pertinence des critères d’évaluation et même de sécurité d’emploi. Une telle situation dégradée, qui ne se concevait par le passé que pour des maladies rares dépourvues de traitement, paraît actuellement concerner un certain nombre de cancers, sous couvert du paradigme de la thérapeutique dite de précision. Il en résulte que certains candidats-médicaments ne disposant que de fortes présomptions d’efficacité peuvent se voir octroyer une AMM et être mis sur le marché dans l’attente de l’obtention de données complémentaires plus probantes. C’est ainsi que dans l’Union européenne, où la Commission européenne octroie les AMM après avis favorable de l’EMA, des AMM conditionnelles peuvent être attribuées, par dérogation, à des produits considérés comme prometteurs dans un domaine thérapeutique non ou mal couvert, mais dont la balance bénéfices­-risques n’est pas encore parfaitement déterminée. On n’attend pas de savoir, à la demande d’un certain nombre de comités scientifiques de surveillance des essais et pour des motifs éthiques, si le médicament améliorera la survie globale : on fonde l’appréciation de l’efficacité du produit sur la survie sans progression pas forcément corrélée à la survie globale ou, éventuellement, sur des critères intermédiaires4 qui ne méritent pas le statut de critères de substitution parce qu’ils ne sont pas, eux non plus, indiscutablement corrélés à la clinique.1,5,6 Or, indépendamment du fait que la prise en compte de la mesure de la régression de la taille d’une tumeur par l’IRM (ou le décompte des métastases plus ou moins repérables) comme critère de jugement de l’efficacité d’un candidat-médicament n’est pas recevable, il y a lieu de rappeler que nos patients attendent des traitements des résultats cliniques concrets en matière de morbi-mortalité et de qualité de vie.

Procédure accélérée aux États-Unis, moins rigoureuse qu’en Europe

Une situation analogue existe aux États-Unis (FDA) avec la procédure dite accélérée qui fait l’objet de débats, voire de polémiques.7,8 La littérature rapporte, par exemple, que de 1992 à 2020, sur 253 nouveaux médicaments autorisés selon la procédure accélérée toutes pathologies confondues, 112 n’ont pas pu, semble-t-il, démontrer ultérieurement leur efficacité.3 Dans le même ordre d’idées, entre 2018 et 2021, 10 % des 210 médicaments homologués par la FDA n’avaient pourtant pas atteint un ou plusieurs critères principaux d’efficacité.9 Les divergences d’appréciation entre l’EMA et la FDA en matière d’octroi d’AMM sont rares mais, lorsqu’il en existe, elles sont en faveur d’une plus grande rigueur européenne.
Une étude a toutefois montré que, de 2009 à 2013, sur 48 médicaments contre le cancer approuvés par l’EMA, 8 l’avaient été sur la base d’études sans groupe de comparaison et 24 avec une détermination médiane de prolongation de la survie globale de seulement 2,7 mois.10 Et que dire des retraits d’AMM se produisant dans les suites immédiates du lancement de certains produits, non pour des motifs sécuritaires mais pour non-confirmation de leur efficacité ? Rares, ils mettent en doute aussi bien la pertinence que l’indépendance des évaluations ayant abouti à leur enregistrement. Pour n’évoquer que les plus récents concernant l’année 2022 : le retrait de commercialisation d’Aduhelm (aducanumab) aux États-Unis, dont l’AMM octroyée dans la maladie d’Alzheimer par la FDA en 2021 avait été très controversée tandis que l’EMA la refusait ; le retrait de Rubraca par l’EMA en troisième ligne du traitement du cancer de l’ovaire en raison de nouvelles données montrant une efficacité inférieure à une chimiothérapie.11
Accorderait-on des AMM prématurées pleines et entières sur de simples présomptions d’efficacité et sur de faibles niveaux de preuve ? De nombreuses publications émanant du monde médical anglo-saxon font régulièrement état du « laxisme » de certains octrois d’AMM via les procédures accélérées (incomplétude des données fournies, niveau de preuve médiocre, voire insuffisant…) appelées « dangling accelerated approvals » par la FDA et pas seulement dans le cas de traitement de maladies rares.3,10 Certaines voix plaident, dans cette littérature, pour davantage d’exigences en matière d’évaluation et soulignent l’existence non exceptionnelle d’avis favorables pour des résultats médiocres et des améliorations de durée de survie globale de moins de trois mois.1 La gravité intrinsèque des cancers devrait, en particulier, faire réfléchir à deux fois avant d’exposer les malades qui en sont atteints à des produits mal évalués en matière de sécurité.

Les essais monobras fournissent un niveau de preuve dégradé

Un cas particulier de niveau de preuve très dégradé est celui des essais monobras,12 c’est-à-dire non comparatifs, qui nous ramènent aux temps historiques des comparaisons dites « avant-après » dont l’évaluation contemporaine avait su s’affranchir depuis des décennies. Leur justification (impérative) ne saurait se fonder, en effet, que sur une extrême rareté de la maladie à traiter ne permettant pas de recruter suffisamment de patients pour un essai comparatif à deux bras, ou encore à la suite de la formulation de réserves éthiques à autoriser un bras comparateur placebo, avec la perte de chance susceptible d’être induite pour la moitié des patients recrutés. Cette dernière justification ne se conçoit généralement que lorsque l’efficacité présumée du produit à l’étude ne permet pas de remplir la situation habituelle d’incertitude propre à la plupart des essais : on ne peut pas savoir, avant de réaliser l’essai, lequel des deux groupes est susceptible d’être avantagé. Le groupe nouveau médicament censé être plus efficace que le comparateur ? ou le groupe comparateur recevant le traitement habituel sans être exposé aux effets indésirables non connus du nouveau produit ?
Un moyen non exempt de limites méthodologiques d’obtenir des informations utiles sur l’efficacité du produit testé dans un essai monobras est de recourir à une comparaison indirecte, par exemple versus une cohorte historique, dans des conditions d’appariement les plus rigoureuses possibles ; mais le niveau de preuve serait probablement dégradé.

Risques en matière de sécurité d’emploi

À vouloir mettre à la disposition des patients le plus rapidement possible certains nouveaux médicaments dits prometteurs, on leur fait courir le risque d’être traités par des produits insuffisamment évalués dont la balance bénéfices-risques est encore trop incertaine, en particulier en matière de sécurité d’emploi. On est alors loin de ce qu’une AMM est supposée fournir, à savoir le confort intellectuel et juridique d’une prescription sécurisée.11
Une AMM dégradée pour « la bonne cause », c’est-à-dire pour complaire à la demande urgente des patients, n’est pas toujours de leur intérêt. Même les situations de maladies rares (dont certains cancers) au besoin thérapeutique non couvert justifient qu’un minimum de précautions soient prises par les agences d’enregistrement pour octroyer des AMM solides et ne pas exposer inutilement des patients à des effets indésirables sans compensation en matière d’efficacité. D’autant que les études dites post-AMM, réclamées par les agences d’enregistrement afin de compléter l’insuffisance des données produites au moment de l’obtention de certaines AMM (conditionnelles ou pleines et entières), et qui constituent un déplacement de la charge de la preuve après l’octroi de l’AMM, n’ont pas toujours la qualité requise et ne sont pas toujours fournies (lorsqu’elles le sont) dans les délais impartis. Une insuffisante motivation des firmes dont le médicament est déjà accessible et dont le retrait serait par elles jugé peu probable, une insuffisante motivation des investigateurs pour des études peu gratifiantes dans un cursus de recherche, un financement souvent suboptimal retentissant sur la qualité de la réalisation sont autant de motifs de déception quant au rôle qu’elles sont supposées jouer. C’est ainsi que certains médicaments d’efficacité discutable ont pu rester plusieurs années sur le marché.

L’estimation du bien-fondé de la prise en charge des médicaments en France est-elle inadaptée ?

La prise en charge des médicaments en France est accusée d’être trop frileuse et de résulter d’une évaluation souvent inadaptée (« liste en sus »).

Deux critères d’évaluation français : SMR et ASMR

En France, c’est la commission de la transparence (CT) de la Haute Autorité de santé (HAS), commission scientifique, consultative et indépendante des pouvoirs publics, qui a la mission de conseiller le ministre chargé de la Santé et de la Sécurité sociale sur le bien-fondé de la prise en charge des médicaments (on disait naguère le remboursement) par la solidarité nationale. Il lui est demandé d’évaluer tout nouveau médicament disposant d’une AMM dont la firme exploitante souhaite la prise en charge par l’Assurance maladie sur deux critères :
– le premier est le service médical rendu (SMR) – entendez l’intérêt thérapeutique – qu’elle peut qualifier d’insuffisant, auquel cas elle déconseille la prise en charge, ou de suffisant avec des niveaux : important (proposition de prise en charge à 65 %), modéré (30 %) ou faible (15 %). En pratique, dans le domaine des traitements des cancers, qui sont sur la liste des affections de longue durée (ALD), tous les médicaments qui ont obtenu un SMR suffisant sont pris en charge à 100 %, le niveau de SMR n’étant alors qu’un indicateur de performances auquel les firmes pharmaceutiques sont cependant très attentives dans un cadre concurrentiel ;
– le deuxième critère est représenté par l’amélioration du service médical rendu (ASMR), qui traduit le niveau de progrès thérapeutique apporté par le nouveau médicament versus les médicaments déjà disponibles, ce qui suppose une hiérarchisation sur des données robustes. On en distingue cinq niveaux : majeure (ASMR 1), importante (ASMR 2), modérée (ASMR 3), mineure (ASMR 4), le niveau 5 signifiant « absence de progrès ». Or le niveau d’ASMR attribué au nouveau médicament a une influence majeure sur les négociations ultérieures entre l’industriel et le Comité économique des produits de santé pour la fixation du prix et, par conséquent, sur sa mise à disposition et son éventuelle inscription sur la « liste en sus ».

Décisions complexes de la commission de la transparence

Il est généralement reproché à la commission de la transparence la sévérité de ses évaluations, jugées par ailleurs inadaptées à certains domaines, dont celui des cancers, dès lors qu’elle exige pour se prononcer valablement la production, dans des essais comparatifs, de résultats portant sur des critères cliniques de type morbi-mortalité et qualité de vie, les seuls qui aient un sens pour les patients. Or le recueil de ce type de critères demande du temps, à l’opposé du recueil plus précoce de critères intermédiaires, voire de simples biomarqueurs, autorisant la réalisation d’essais de durée plus courte et permettant un développement et une mise à disposition du candidat-médicament plus rapide. Par ailleurs, la commission de la transparence étant, par nature, une commission de la comparaison, lui demander de se prononcer sur le degré de progrès apporté par un nouveau médicament, dont il convient en outre de déterminer la place dans la stratégie thérapeutique, sur de simples données préliminaires non encore stabilisées, souvent issues de dossiers d’AMM conditionnelles, est alors difficile, sauf à faire des paris. Or il est demandé à la commission, dans un contexte concurrentiel souvent tendu entre firmes pharmaceutiques, de rendre des avis parfaitement étayés, si possible à l’abri de toute contestation juridique et d’action judiciaire.
Dans le domaine des médicaments des cancers, deux types de prise de position de la commission de la transparence sont particulièrement stigmatisés par les tenants du « tout, tout de suite » : l’attribution de certains SMR insuffisants et l’attribution d’une ASMR de niveau 5 rendant problématique leur inscription sur la liste en sus. Un certain nombre d’avis défavorables à la prise en charge (SMR insuffisants) d'anticancéreux ont été, en effet, récemment rendus par la commission de la transparence dans le cas d’extensions d’indication (par exemple atézolizumab [Tecentriq], capmatinib [Tabrecta], pembrolizumab [Keytruda]) en raison de « données limitées trop préliminaires » et /ou de « trop faibles niveaux de preuve », faisant à juste titre se poser la question de la robustesse de leurs AMM européennes et celle, plus générale, de savoir s’il y a lieu de prendre en charge la totalité des médicaments disposant d’une AMM, ou seulement ceux justifiant de l’être au regard de la réglementation de notre système de santé.13
Le problème posé par les attributions d’ASMR 5 est plus complexe. On sait, d’une part, que les médicaments inscrits sur la liste en sus sont particulièrement onéreux, au point de ne pouvoir être financés par les établissements de soins dans le cadre des forfaits hospitaliers et que, d’autre part, ne sont admis à figurer sur cette liste que les médicaments apportant un progrès thérapeutique ou faisant jeu égal avec un produit déjà inscrit. On n’accepte de payer au prix fort que les médicaments performants dans le contexte d’un besoin thérapeutique insuffisamment ou non couvert. Sauf exception, les médicaments ayant obtenu une ASMR 5 ne peuvent y prétendre. Ce qui signifie que, compte tenu de leur prix, les patients n’auront que très peu de chance d’y accéder en pratique, ce dont la commission de la transparence est tenue pour responsable. Comment le dossier d’un médicament dépourvu de données comparatives avec un ­niveau de preuve d’efficacité non optimal pourrait-il permettre de situer le produit par rapport aux traitements disponibles et autoriser la commission à lui attribuer un niveau d’ASMR témoignant d’un progrès thérapeutique, sauf à être taxée, au minimum, de complaisance ?

Des évolutions dans le sens des revendications sociétales

Deux évolutions en matière d’évaluation des médicaments vont toutefois dans le sens des actuelles revendications sociétales : les autorisations d’accès précoce pour une période donnée14 et la nouvelle doctrine de la commission en matière d’études non comparatives. Encore devons-nous souhaiter qu’elles ne soient pas l’occasion de laxisme ou de dérives. S’il n’y a pas lieu de s’appesantir sur les autorisations d’accès précoces données à des médicaments disposant déjà d‘une AMM et qui ne sont destinées en fait, dans l’attente de l’attribution d’un avis définitif de la commission et de la fixation du prix, qu’à permettre de réduire de plusieurs mois le délai de mise à disposition du produit ; le problème posé par les autorisations d’accès précoces de produits ne disposant pas encore d’une AMM est tout autre : il s’agit alors de mettre à disposition, après consultation de l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM) attestant d’une forte présomption d’efficacité et de sécurité, des candidats-­médicaments de caractère présumé innovant mais dont la balance bénéfices-risques est encore incertaine, indiqués dans des maladies graves, rares ou invalidantes, lorsqu’il n’existe pas de traitement approprié et dont la mise en œuvre ne peut être différée. Début 2023, la HAS signale avoir donné son accord pour 79 des 98 dossiers présentés par les industriels.15
La doctrine de la commission en matière d’évaluation des médicaments évolue elle aussi dans le sens souhaité par les revendications actuelles :16,18 les résultats d’une étude monobras (sans bras comparateur) pourront être désormais acceptés, avec cependant dégradation du niveau de preuve, à deux conditions essentielles :
– la première, qui doit être dûment justifiée, est qu’il n’ait manifestement pas été possible d’évaluer le nouveau médicament dans un essai comparatif ;
– la deuxième tient à ce que le choix du comparateur externe (évolution spontanée sous soins de support par exemple, cohorte…) ait été déterminé lors de la rédaction du protocole de l’étude fournie et non pas au vu des résultats de l’essai monobras, et que ce comparateur ait fait l’objet d’un appariement rigoureux. Il y a lieu de rappeler, dans ce cas de figure, que plus l’amplitude de l’effet d’un nouveau traitement est importante moins on est réticent à lui opposer un faible niveau de preuve.
Enfin, il faudra suivre de près les évaluations des thérapies ciblées lors de la réalisation d’essais cliniques dits « basket » dans le cadre d’indications indépendantes du tissu ou de l’organe atteint, c’est-à-dire dans le cadre d’une approche agnostique. Faisant l’hypothèse que le sous-type moléculaire est plus déterminant que l’histologie, l’essai basket regroupe des patients atteints de cancers de différents organes dont le point commun est d’être porteurs de la même altération ou du même profil moléculaire. À la suite d’un essai ayant porté sur plusieurs dizaines de types de cancer, la récente AMM accordée par la FDA au pembrolizumab (Keytruda), fondée sur un biomarqueur prédictif quel que soit le type de tumeur solide, en est un exemple. La doctrine de la commission16 prévoit un certain nombre d’exigences à remplir en matière de comparaison et de niveau de preuve, tant il serait déraisonnable et inquiétant de ne se fonder que sur un rationnel scientifique pour revendiquer une efficacité et une prise en charge.

La mise au point d’un médicament nécessite une méthode rigoureuse et du temps

Sous la pression bien compréhensible des patients, en attente parfois urgente de traitements efficaces contre des maladies graves de pronostic sombre, et sous celle de leurs associations et de leurs médecins, des revendications d’accès les plus précoces possibles aux innovations thérapeutiques prometteuses se font jour, parfois avec véhémence. S’il est à regretter que certaines, les moins nombreuses il est vrai, fassent suite à des annonces par trop enthousiastes, apparentées davantage à de la communication journalistique qu’à de la communication scientifique, la très grande majorité d’entre elles fait état d’espoirs, qu’il n’y a aucune raison de minimiser et encore moins d’occulter. Il en résulte que les évaluations rigoureuses habituellement imposées aux candidats-médicaments, qui prennent du temps mais qui protègent les malades de toute illusion (de toute déception) et de tout risque sécuritaire inacceptable, sont de plus en plus mises en cause, en particulier dans le domaine de l’oncologie, dès lors qu’un produit en cours de développement est considéré comme prometteur.
Encore faut-il s’entendre sur le sens des termes : qu’est-ce qu’un futur médicament prometteur ? qu’est-ce qu’un médicament présumé innovant ? qu’est-ce qu’une présomption d’efficacité et même une présomption forte ? quelles sont les relations entre innovation et vrai progrès thérapeutique ? Toutes notions aux définitions floues dans un continuum entre une révolution thérapeutique (si rare) et un progrès incrémental ne justifient certainement pas de « brûler les étapes » de l’évaluation, au risque d’en compromettre la fiabilité.
Il importe donc de rappeler, face à ces demandes de plus en plus pressantes, que la mise au point d’un médicament réclame une méthode rigoureuse et du temps. Ne bradons pas, même pour la bonne cause, des méthodes d’évaluation qui ont fait leurs preuves et qui ont toujours été destinées à protéger les patients ! 
L’auteur remercie le Pr Pierre Le Coz et le Pr Jean-Louis Montastruc, membres de l’Académie nationale de médecine, pour leur relecture contributive.
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