Crise sanitaire. L’affaire du Levothyrox a deux ingrédients : une mauvaise information au départ pour prévenir du changement de formulation et un emballement médiatique générateur d’un effet nocebo massif.
Il y a une vraie frustration pour ceux qui comme nous, depuis des décennies, soignent ces patients malades de la thyroïde, sans exagérer par milliers, et qui doivent observer, effarés, cette improbable et invraisemblable « crise du Levothyrox ».
Notre conscience, l’analyse des faits nous imposent une conduite simple. Dire ce que nous pensons. Sereinement. Nos patients et notre discipline, l’endocrinologie, le méritent bien. Chacun de nous s’est déjà exprimé personnellement, dans différents organes de presse, et devant la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale.1-6
Aujourd’hui, notre intervention est collégiale pour lui donner plus de poids et de solennité. Après tout, dans l’incroyable concert de commentaires incontrôlés que nous subissons sans nuance (« Est-ce que le Levothyrox tue ? », « Les Français ont été offerts comme cobayes ! »), il n’est pas absurde d’écouter aussi ceux qui quotidiennement prennent en charge ces patients. Nous ne revendiquons pas l’infaillibilité, seulement un certain professionnalisme, une honnêteté sans faille.

Ce ne sont pas les excipients

Nous pensons que les symptômes rapportés, présentés comme des « effets indésirables », ne peuvent pas être provoqués par les excipients de la nouvelle formulation.
Il n’y a pas à craindre la suppression du lactose qui contribuait à une moindre stabilité. De même, l’adjonction de mannitol (un édulcorant présent par exemple dans les chewing-gums sans sucre) et de l’acide citrique (un conservateur utilisé dans les confitures industrielles) n’est pas à redouter. Le même excipient est utilisé pour des médicaments aussi courants que des comprimés d’Aspro ou de Doliprane ou le citrate de bétaïne.
Les tests conventionnellement utilisés chez les sujets sains ont établi une bioéquivalence analogue de la nouvelle formulation.
La nouvelle présentation du Levothyrox apporte des doses strictement identiques du produit actif, et son nouvel excipient constitue un progrès en termes de pharmacocinétique. Elle doit être maintenue.

Pas de lien évident avec un déséquilibre induit

Nous pensons que les symptômes rapportés, présentés comme des « effets indésirables », ne sont pas en lien avec un « déséquilibre » créé par le changement de formulation.
Les signalements les plus fréquents sont fatigue, maux de tête, insomnie, vertiges, douleurs articulaires et musculaires, chute de cheveux, troubles digestifs (diarrhée ou constipation), modifications caractérielles.
Ces symptômes sont banals, peu spécifiques, peu évocateurs cliniquement d’un déséquilibre de la fonction thyroïdienne. Ils ne sont pas étayés dans l’immense majorité des cas par des modifications significatives du taux de la thyréostimuline hypophysaire (TSH), marqueur extrêmement sensible de la qualité de l’imprégnation par les hormones thyroïdiennes.
Très souvent existe un état antérieur : terrain migraineux, colopathie, tendance dépressive… La caractéri- sation d’un autre désordre (insuf- fisance veineuse, diarrhée estivale, carence en fer ou vitamine D…) fournit aux plaignants une explication plus probante et efficace du désordre clinique.
La très grande majorité des sujets interrogatifs ont pu être rassurés. Des symptômes ont été décrits chez des patients qui – enquête faite – continuaient à bénéficier de l’ancienne formulation.

Un rapport de l’ANSM étonnant

Nous pensons que le rapport de pharmacovigilance de l’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM) du 10 octobre 2017 va, en fait, exactement dans ce sens.
Mais ce rapport est étonnant. Dans sa conclusion, il met en avant la rupture d’équilibre provoquée par le passage au Levothyrox « nouvelle formulation » : « Cette enquête intermédiaire confirme la survenue de déséquilibre thyroïdien quand un patient passe du Levothyrox ancienne formulation au Levothyrox nouvelle formulation ». Or les données pré- sentées contredisent l’hypothèse que les « effets indésirables » seraient dus à une rupture d’équilibre. En effet, on a classé les patients en trois types, hyper-, eu-, ou hypothyroïdiens, et comparé chez eux lesdits « effets indésirables » : aucune différence ne porte sur les signes observés dans les trois groupes ! De plus, pour le très modeste niveau de déséquilibre hormonal constaté, banal dans une population soumise à la prise de lévothyroxine, aucun effet clinique n’est raisonnablement attendu.
Pas complètement dupe, le rapport indique dans son résumé que « la présence de signes cliniques chez les patients à TSH dans les normes attendues pose l’hypothèse d’effets indésirables expliqués par d’autres facteurs qu’une dysthyroïdie et mérite plus d’investigations ». Réussissant l’exploit de ne pas utiliser une seule fois le mot « nocebo » dans les 67 pages du document (on y reviendra). Quant aux « investigations supplémentaires », on aimerait savoir…
Enfin le rapport ne dit rien sur les enfants recevant le Levothyrox nouvelle formulation chez qui les pédiatres interrogés semblent unanimement n’observer aucun « effet indésirable ».

Osons le mot « nocebo » !

Nous pensons que les symptômes rapportés témoignent essentiel- lement d’un effet « nocebo ».
Le sentiment d’être mis devant le fait accompli, sans information claire, l’amplification médiatique sans nuance, un certain silence médical contrastant avec l’activisme des associations de patients, tout était réuni pour créer suspicion et angoisse.
Toutes ces circonstances sont autant de facteurs favorisant un effet « nocebo », qui vient à l’esprit quand on analyse sereinement cette « crise du Levothyrox ». Curieusement, ce mot n’est jamais prononcé par nos autorités de santé.
Le mot « nocebo » n’est pourtant pas un gros mot. Il désigne un phénomène réel. Dans les essais thérapeutiques, certains patients ressentent une amélioration de leurs symptômes alors qu’ils reçoivent le placebo, dénué de principe scientifiquement actif autre que psychologique. L’effet nocebo en est le miroir : les sujets ressentent des effets indésirables, bénins, en réponse à une exposition inoffensive. S’il fallait donner du crédit à ce phénomène, le hasard des circonstances place dans le numéro du 6 octobre 2017 de la revue internationale Science un article expliquant la physiopa- thologie de l’effet nocebo.7

Le précédent néo-zélandais

Nous pensons qu’un tel effet « nocebo » a déjà été observé dans d’autres pays.
Dans les années 2007-2008, il s’est passé en Nouvelle-Zélande une « crise de l’Eltroxin » (lévothyroxine distribuée par la firme GSK), strictement identique à la crise du Levothyrox observée en France aujourd’hui. Le simple changement d’excipient (suppression du lactose) et de la couleur des comprimés a entraîné une multiplication par 2 000 des décla- rations d’effets indésirables !
Comme en France aujourd’hui : les symptômes cliniques étaient disparates, non évocateurs de déséquilibre thyroïdien ; on était dans un climat de suspicion envers les autorités de santé et les industriels ; on a assisté à l’emballement médiatique, l’intervention de « people » ; de fausses rumeurs ont circulé ; il n’y avait pas d’alternative médicamenteuse. Dans l’urgence, les autorités ont distribué deux nouvelles préparations.
L’analyse externe effectuée par une agence anglaise (The Medicines and Healthcare products Regulatory Agency) a mis en avant le manque d’information, et le rôle des médias. On a observé que la répartition géographique de la fréquence des plaintes reproduisait l’intensité du bruit médiatique local.8
Un an plus tard, 80 % des patients utilisaient la nouvelle formulation, et la fréquence des « effets indésirables » était revenue à son rythme antérieur.

Une crise à expertiser

Nous pensons que nous ne sommes pas infaillibles et que l’hypothèse « nocebo » peut être scientifiquement testée.
Ces effets nocebo (ou placebo), il existe des façons de les mettre en évidence, de les mesurer. Les méthodologistes des essais thérapeutiques les connaissent bien, qui peuvent utiliser différentes stratégies (cross over randomisé en double aveugle, étude N-of 1…). Éventuellement avec l’aide des patients intolérants et volontaires. C’est une belle occasion de réunir les patients, les associations et les endocrinologues, sous l’égide de nos autorités de santé, et avec l’aide industrielle nécessaire, pour une action commune et salutaire.
Nous pensons que le traitement médiatique de cette situation ne peut qu’augmenter – à tort – l’angoisse des patients et alimenter le cercle vicieux de l’effet nocebo.
Une série d’actions judiciaires ont été lancées : plaintes (« mise en danger de la vie d’autrui »…), perquisitions…
On implique d’abord les « excipients » (les associations), puis des « ruptures d’équilibre » (ANSM et associations). Comme on met un voile pudique sur l’explication la plus vraisemblable (l’effet nocebo), on invoquera in fine le manque d’information et de transparence…Il est intéressant de noter l’actualisation des griefs d’avocats : « On ne demande pas réparation pour les effets secondaires qu’ont eus les patients. Mais on réclame une indem- nisation pour le fait qu’ils n’aient pas été informés des risques encou- rus et de la nouvelle composition du médicament, et que cela a généré chez eux beaucoup d’angoisse ».
Nous pensons qu’il faudra s’in- terroger sur ce qui a pu – involontairement – provoquer cette angoisse, et surtout – inutilement – l’exacerber.
Mieux informer ? On aurait pu s’inspirer de l’expérience belge : un simple carton informatif à l’intérieur des boîtes de la nouvelle for- mulation de L-thyroxine semble avoir évité ce type de crise. Un problème d’ordre général qui concerne l’ANSM en premier.Éviter de mettre de l’huile sur le feu… On s’interroge sur le rôle plus utile qu’auraient pu jouer les associations de patients. L’emballement médiatique n’a fait qu’aggraver les choses, conduit à une judiciarisation probablement sans issue, à haut risque de nouvelles frustrations des plaignants.
Nous pensons qu’il est urgent de recréer la confiance entre les interlocuteurs
Patients/associations (pas obligatoirement paranoïaques et systématiquement quérulents) ; médecins/experts (pas tous à la solde des firmes) ; autorités de santé (pas forcément obsédées par la seule réduction des dépenses) ; industriels (pas uniquement guidés par l’appât du gain).

Nous pensons qu’il sera important d’avoir une expertise sociologique de cette «
 crise ».
Une patiente, « victime des effets indésirables » du Levothyrox nouvelle formule, peu réceptive aux explications, tentait récemment de convaincre : « Mais, Docteur, j’ai exactement tous les symptômes décrits dans les médias… ! ». Méritent aussi d’être réfléchies les indications médicalement justifiées d’un traitement, manifestement trop prescrit à l’heure actuelle.
Le défi sera difficile à relever. Mais c’est un beau défi, et bien au-delà de la seule thyroïde. Il faut de la raison, certes, mais aussi tellement de confiance, si indispensables pour nos patients, et finalement notre société. 
Une version résumée de ce document – réduite de moitié – est parue dans Le Monde daté du vendredi 29 décembre 2017.
Références
1. Wémeau JL. L’excipient n’est pas la problématique du Levothyrox. Quotidien de Médecin, 12 septembre 2017.

2. Wémeau JL. Levothyrox : les enseignements d’une polémique insensée. Presse Med 2017;46:887-9.

3. Bertagna X. Réflexion de bons sens d’un endocrinologue effaré. Quotidien du Médecin, 17 octobre 2017.

4. Grimaldi A, Young J. Le faux scandale du Levothyrox. Journal du Dimanche, 7 décembre 2017.

5. Bertagna X, Wémeau JL. Audition par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale pour l’Académie nationale de médecine, avec le Pr Claude Jaffiol, président de l’Académie nationale de médecine, 25 octobre 2017.

6. Bouchard P. Levothyrox : Les effets secondaires de la nouvelle formule n’ont toujours pas été démontrés. Europe 1, Christophe Hondelatte, 27 novembre 2017.

7. Tinnermann A, Geuter S, Sprenger C, Finsterbusch J, Büchel C. Interactions between brain and spinal cord mediate value effects in nocebo hyperalgesia. Science 2017;358:105-8.

8. Faasse K, Cundy T, Petrie KJ. Faasse K. Medicine and the Media. Thyroxine: anatomy of a health scare. BMJ 2010;340:20-1.

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