Naturaliste formé en paléontologie et spécialisé en sciences de l’évolution et biologie marine, il est président du Muséum national d’histoire naturelle et à l’initiative du Manifeste du Muséum.

Histoire naturelle, n’est-ce pas un terme désuet ?<br/>

Je pense au contraire que sous son apparence surannée, il est incroyablement moderne parce que loin de ne recouvrir que les sciences de la vie et de la terre, il englobe aussi toute une partie des sciences humaines et sociales : anthropologie, préhistoire, etc. D’ailleurs, de nombreuses questions contemporaines ne pourront pas être abordées sans transversalité entre disciplines, ce que ce terme traduit bien.
Ainsi, la crise environnementale à laquelle nous sommes confrontés, avec en particulier une atteinte majeure à la bio- diversité, impactant le fonctionnement des écosystèmes : par exemple, en France, un tiers des oiseaux vivant en zones agricoles ont disparu en 15 ans. On ne pourra pas résoudre ce problème sans examiner comment nos sociétés s’en emparent et jusqu’où leurs membres sont prêts à modifier certaines de leurs pratiques. Il faut donc associer approches écologiques et sciences humaines et sociales.

Vous lui prêtez une grande valeur pédagogique<br/>

Elle apprend à traiter la complexité. Celle des systèmes vivants est très grande et implique souvent de recourir à plusieurs disciplines scientifiques sur une question donnée.
Fondée sur l’observation, elle oblige à respecter les faits. À l’heure des réseaux sociaux et des « faits alternatifs », qui n’est jamais qu’un autre terme pour « mensonges », il est important que nos concitoyens sachent adopter une éthique intellectuelle minimale. L’histoire naturelle n’est pas la seule discipline à pouvoir forger des citoyens responsables, mais elle peut y contribuer puissamment.

Ainsi les élèves ne s’instruisent pas que dans les textes…<br/>

Tout à fait. Je suis d’une génération qui a connu les « leçons de choses » à l’école primaire. Je me souviens avec ravissement de mon instituteur nous montrant un squelette de lapin que nous avions même le droit de toucher ! Je pense qu’il est fondamental que les élèves des petites classes soient remis au contact des objets. C’est ce que nous essayons de faire dans les muséums, à Paris comme en province. Beaucoup d’associations œuvrent aussi en ce sens, en proposant par exemple des mallettes pédagogiques. Il faut confronter les enfants au terrain, leur expliquer la réalité tangible du monde dans lequel ils vivent, leur apprendre à observer et donc à respecter les faits.
On peut me répliquer qu’avec Internet on est capable de tout voir et mieux ! C’est vrai, jusqu’à un certain point. Par exemple, un ordinateur permet de discerner et de contempler des détails des Nymphéas de Monet bien plus facilement qu’à l’Oran- gerie. Mais ce qui manque, c’est l’émotion irremplaçable que donne le contact avec le réel. Il en va de même avec ce que montrent les muséums. Ma devise en tant que président, est d’émerveiller pour instruire. Dans les galeries du Jardin des Plantes, à Paris, les visiteurs apprennent tout en étant émus d’être face à des squelettes de dinosaures qui ont réellement existé. Dans l’exposition « Météorites » actuellement à la Grande Galerie de l’Évolution, vous êtes convié à toucher un véritable fragment de lune et un autre venant de Mars.
Homo sapiens est une espèce curieuse par nature, depuis toujours. Il a besoin de comprendre et pour cela de savoir observer. Comment expliquer autrement notre fascination pour de lointaines galaxies ? Cela dit, les découvertes nées de cette curiosité peuvent avoir des impacts bien réels et inattendus. Deux exemples. Les chercheurs de la station maritime de Roscoff ont isolé une molécule dans les ovocytes d’une étoile de mer très commune, Marthasterias glacialis : la roscovitine, qui s’est avérée être un anticancéreux. Les bryozoaires sont des animaux qui ressemblent à des mousses (bryon, en grec ancien) que l’on peut voir sous la forme d’une pellicule blanchâtre à la surface des coquilles de moules et dont le développement passe par un stade larvaire micro-scopique. Les larves d’une espèce vivant en Atlantique possèdent un petit repli dans lequel se logent des bactéries. Celles-ci sécrètent une molécule répulsive protégeant leurs hôtes des prédateurs : la bryo- statine, un anticancéreux. Il faut une sacrée dose de curiosité pour découvrir cela !

Vous insistez sur les collections<br/>

Elles constituent l’archivage du monde naturel. On ne se pose pas la question de l’intérêt de préserver notre patrimoine culturel (livres, peintures, monuments, etc.) alors que les collections naturalistes semblent souvent moins utiles. Elles sont en fait absolument fondamentales, d’autant plus que notre patrimoine naturel est en train de s’éroder. En outre, le développement des techniques permet aujourd’hui d’exploiter des spécimens anciens pour répondre à des interrogations insolubles auparavant.
Les rapaces sont au sommet de la chaîne alimentaire et ils concentrent un certain nombre de polluants. En analysant les plumes de spécimens archivés depuis plus de 200 ans, provenant de tous les milieux de la planète, une équipe internationale a établi une cartographie précisant où et quand s’est installée puis diffusée la pollution liée à l’ère industrielle. Nous sommes aujourd’hui capables de travailler sur de l’ADN très ancien, préservé dans des spécimens depuis des centaines d’années.
Le Muséum de Paris possède le plus grand herbier du monde : 8 millions de planches. Nous pouvons ainsi étudier des plantes récoltées depuis plusieurs siècles et par exemple voir si leurs génomes ont changé.
La conservation et l’analyse de certaines météorites (les chondrites carbonées), comme celle d’Allende tombée au Mexique en 1969, nous renseignent sur des périodes plus anciennes que la Terre, datant de la genèse du système solaire, ce qui nous permet de mieux la comprendre. Nous n’imaginions pas cela il y a quelques dizaines d’années, de même que nous ignorons quelles seront les nouvelles techniques du futur.
Depuis trois ans, les douze plus grands muséums du monde (6 en Europe, 6 aux États-Unis et au Canada) se réunissent pour partager leur expérience. Les collections sont au cœur de leurs réflexions car, ensemble, ils abritent un demi-milliard de spécimens, sur un total estimé entre 1,2 et 1,3 milliard dans les collections mondiales. Nous avons l’ambition de croiser toutes les données existantes et d’aboutir ainsi à une stratégie d’archivage du patrimoine naturel à très vaste échelle car rassembler des collections, puis les entretenir est très coûteux.
Avec la recherche et l’accueil du public, elles sont le cœur d’un muséum d’histoire naturelle et les trois sont indissociables.

Vous écrivez que l’histoire naturelle est une leçon de laïcité<br/>

Oui, dans le sens où elle oblige au respect des faits, elle éloigne des croyances irrationnelles. Cela étant, je respecte la foi religieuse que chacun est libre d’avoir ou pas, mais je pense qu’il faut séparer son registre de celui de la science. Il n’y a rien de pire que de mélanger les deux.
Contrairement aux opinions ou aux croyances, les données scientifiques sont passées au crible de la rationalité, c’est-à-dire formulées en hypothèses que l’on peut tester. Elles peuvent donner lieu à une théorie, qui génère à son tour d’autres hypothèses. À un moment, beaucoup sont vérifiées, ce qui renforce la théorie initiale, qui peut presque apparaître comme étant un fait. C’est aujourd’hui le cas de la théorie de l’évolution. Mais cette « ceinture d’hypothèses », pour reprendre une expression du philosophe des sciences Imre Lakanos, peut se dénouer. C’est ce qui s’est produit dans les années 1970, avec la théorie des ponts continentaux – supposés avoir relié des contrées fort distantes – formulée à partir des ressemblances entre espèces animales ou végétales issues de continents séparés par des océans. L’exploration des fonds marins a montré que la théorie exacte était celle de la dérive des continents que Wegener avait formulée dès 1912, mais qui avait été rejetée à l’époque.
La science avance donc dans le doute et la remise en question, ce dont les antiscientifiques profitent pour rejeter en bloc ce qui les gêne. Mais elle a un énorme avantage sur eux et leurs affirmations péremptoires : elle est capable de s’autocritiquer.

Vous pointez du doigt nos élites<br/>

En France, tout le monde s’étonnerait de quelqu’un qui dirait que Victor Hugo a écrit Le Malade imaginaire, mais personne n’est ému lorsque l’on décrète que l’huître est un crustacé, ce qui est une énormité du même ordre. Les Français et leurs élites manquent souvent de culture scientifique. J’ai le sentiment que cela est également vrai en partie pour les médecins, qui ont du mal à comprendre que l’espèce humaine n’est pas le centre du monde et n’est qu’une parmi les 2 millions répertoriées actuellement, de surcroît assez bizarre. Je pense qu’ils auraient tout intérêt à être formés à l’épistémologie et à l’histoire naturelle. Chaque être humain est un écosystème à lui seul. Nous possédons plus de bactéries intra- et extracorporelles que de cellules propres. Nous vivons dans un monde de symbioses, c’est-à-dire d’écologie et d’évolution, et je suis certain que mieux en tenir compte ouvrirait vers de nouveaux progrès médicaux.

Propos recueillis par Serge Cannasse

journaliste et animateur du site
carnetsdesante.fr