Paléoanthropoloque et maître de conférences au Collège de France, il vient de publier Et l’évolution créa la femme (Odile Jacob, 2020, 464 pages, 22,90 euros).

Pourquoi étudier les singes pour réfléchir à la situation des femmes ?

La majorité des sociétés humaines actuelles sont coercitives envers les femmes, plus ou moins intensément. J’aborde ce problème en utilisant ma discipline, l’anthropologie évolutionniste, peu pratiquée en France. Comme toute science, elle commence par la démarche « observer, comparer, classer ». J’observe donc les relations entre mâles et femelles dans les espèces les plus proches de nous, les singes et les grands singes. Puis j’essaie de retracer ce qu’ont été leur évolution et la nôtre à partir de nos ancêtres communs. Cette approche met à profit les données de l’éthologie (l’étude des sociétés animales), qui a considérablement progressé depuis une trentaine d’années. Elle vise à répondre à la question de l’origine de la coercition masculine : est-elle génétique ? Culturelle ? Est-elle héritée de la préhistoire ou plus récente ?

Cette démarche a aussi pour but de confronter les données factuelles aux présupposés idéologiques propres à chaque époque. Nous sommes les héritiers d’une controverse qui remonte au XVIIIe siècle, entre les conceptions de Rousseau, pour qui l’homme des origines est bon, et celles de Hobbes, qui le juge mauvais. Les premières donnent naissance au mythe du bon sauvage et de l’équilibre heureux entre la nature et les peuples prétendument « premiers ». Les secondes insistent sur la nécessité de réguler les relations sociales pour éviter désordres et violences. Notons au passage que les femmes sont ignorées, invisibles.

À ce moment-là se met également en place l’idée de progrès, phagocytée au XIXe siècle par un courant encore très vivace en France : l’évolutionnisme social et culturel, très loin des leçons de Darwin. L’histoire universelle serait un grand mouvement partant des espèces animales et aboutissant graduellement aux sociétés patriarcales occidentales. Jusque dans les années 1950-60, les premières sociétés humaines étaient décrites comme des groupes de chasseurs-cueilleurs et guerriers, les femmes s’occupant de l’éducation des enfants. En gros, cela correspond à l’idéologie bourgeoise de l’homme au travail et de la femme au foyer jusqu’aux Trente Glorieuses. Dans les années 1970-80, sous l’influence des chercheuses féministes anglosaxonnes, ces sociétés sont vues au contraire comme matriarcales, pacifiques et vivant en accord avec la nature.

En France, les sciences sociales, dont l’anthropologie sociale, s’appuient sur le postulat que les caractéristiques des sociétés ne s’expliquent que par des faits sociaux. Autrement dit, elles affirment que les facteurs liés à l’évolution – génétiques, épigénétiques, éthologiques ou autres – ne sont d’aucune pertinence et elles rejettent toute approche comparée ou phylogénétique. Pour elles, l’anthropologie évolutionniste est réductrice parce qu’elle repose sur un déterminisme biologique ou génétique, ce qui est inexact.

Quels enseignements en tirez-vous ?

La monogamie est très rare chez les mammifères : 2 % des espèces, mais environ un tiers chez les primates. Elle n’est pas univoque, mais très diversifiée (sociale, sexuelle, séquentielle, etc.). Chez les lémuriens (Madagascar), les femelles sont plutôt dominantes, ce qui est rare chez les mammifères. Chez les singes d’Amérique du Sud, il y a beaucoup de monogamies et de polyandries, sans ou avec peu de violence entre les sexes. Chez ceux de l’Ancien Monde (Afrique, Asie, Europe), dont nous faisons partie, les situations sont très diversifiées (il y a une centaine d’espèces), mais il y a en général davantage de coercition.

La plupart des sociétés de mammifères sont matrilocales : les mâles sont exo­games, quittant leur groupe de naissance à l’adolescence. Chez les primates, les femelles mettent au monde un seul petit à la fois : gestation et maternage sont longs. Elles sont donc une ressource rare pour les mâles, qui ont tout intérêt à rester auprès d’elles en raison de cette forte asymétrie de l’investissement parental.

Prenons l’exemple de deux sociétés de babouins appartenant à la même lignée phylogénétique et vivant dans des conditions écologiques identiques (les steppes d’altitude des hauts plateaux éthiopiens). Les hamadryas ont des sociétés très hiérarchiques, avec des harems polygynes et des mâles très coercitifs, violents envers les femelles. Les géladas sont également polygynes, mais avec des femelles apparentées, capables d’exclure un mâle avec l’aide éventuelle d’un autre, alors même qu’elles sont de taille beaucoup plus petite et n’ont pas leurs redoutables canines. Si ni la génétique ni l’environnement n’expliquent ces différences, seule l’histoire de leurs sociétés le peut, mais elle nous échappe en grande partie. Certaines observations commencent à en rendre compte. Ainsi, dans un groupe de babouins, les mâles, très dominants, sont tous morts après avoir mangé de la viande avariée qu’ils avaient interdite aux femelles. Celles-ci en ont profité pour reprendre le contrôle.

Une exception notable à la matrilocalité est celle des sociétés de grands singes africains (gorilles, chimpanzés, bonobos, humains), qui sont patrilocales : les femelles migrent à l’adolescence, ce qui favorise les coalitions de mâles. Les deux espèces les plus proches de la nôtre phylogénétiquement sont les chimpanzés et les bonobos. Les premiers sont très coercitifs envers les femelles, alors que chez les seconds, elles sont dominantes et non apparentées (gynocratie). Nos origines étant communes et récentes avec ces deux espèces, les premières sociétés humaines étaient-elles égalitaires ou coercitives ? On ne sait pas. Cela étant, l’évolution vers la coercition n’avait donc rien d’inéluctable.

Ce qui ressort de l’ensemble des études est qu’il n’y a pas deux systèmes sociaux identiques dans une même lignée, à l’exception de certaines, monogames, comme les gibbons ou les petits singes d’Amérique du Sud. Les différences tiennent aux histoires sociales, dans lesquelles les femelles sont ou non capables de se coaliser pour prendre le pouvoir. Pour résister, les femelles doivent s’allier, éluder la paternité des mâles (pour éviter qu’ils tuent les petits non sevrés dont ils sont certains de ne pas être les géniteurs), contrôler leurs ressources et se lier à des mâles puissants, ce qui est réalisé plus facilement dans des sociétés matrilocales. On retrouve les mêmes mécanismes de discrimination des femmes dans les sociétés humaines, notamment dans les secteurs économiques et politiques : garde des enfants compliquée, coalisation difficile, même au travail (temps partiel, télétravail, réunions le soir, nécessité d’une alliance avec un senior pour être considérées ou gravir les échelons, etc.). Mais c’est vraisemblablement en train de changer.

Cela condamne-t-il la famille mononucléaire occidentale ?

La monogamie est une tendance forte des sociétés humaines, mais il en existe beaucoup où la polygamie est tolérée, notamment dans les classes dominantes, sans oublier la polyandrie. La monogamie n’est pas univoque : elle est très diversifiée selon les sociétés. En Occident, l’Église s’est battue longtemps pour l’imposer dans sa forme actuelle (la Sainte Famille !) et n’y est parvenu que très récemment : avant que la bourgeoisie devienne la classe prépondérante, le concubinage était fréquent, pour les hommes comme pour les femmes. Ce qui comptait, comme dans la noblesse, c’était la filiation, pas la parenté, c’est-à-dire la transmission du nom, des biens et des charges, même si l’homme du couple n’était pas le père biologique.

Il n’y a que chez les humains que l’on trouve des sociétés patrilinéaires et patriarcales, ce qui exige une certitude sur la paternité et le contrôle de la sexualité des femmes. Ceci est en train de changer avec les nouvelles formes de familles et de parenté, sous la pression des mouvements féministes.

Une question clé de la monogamie est celle de l’espace privé. La famille nucléaire (père, mère, enfants) est un phénomène essentiellement urbain. Dans les campagnes, tout le monde surveillait les plus jeunes… Aujourd’hui, l’espace familial est clos, ce qui favorise la violence envers les femmes, très importante chez les humains alors qu’il n’y a pas de coercition chez les autres espèces monogames.

Contrairement à ce que prétend Rousseau, les conditions économiques ne dictent pas ces comportements. Certaines sociétés de chasse et de collecte nomades où il n’y a pas d’accumulation de richesses sont coercitives envers les femmes, d’autres non. Celles qui peuvent constituer des stocks, voire commercer, pratiquent volontiers le pillage, les razzias et souvent l’esclavagisme, notamment celui des femmes. Dans les sociétés horticoles (dont l’économie est basée sur les jardins, l’agriculture y ajoutant les champs de céréales), l’égalité entre les sexes est variable.

Les sociétés industrielles étant apparues dans un monde patrilocal, elles sont forcément plus dures envers le sexe dit faible. Les Françaises n’ont obtenu la pleine citoyenneté qu’à partir des années 1960-70 : elle leur avait été refusée après la Révolution française, au motif que leur nature s’opposerait à la raison. La famille nucléaire actuelle s’est mise en place dans les années 1950 : les femmes sont censées s’épanouir dans les arts ménagers et demeurer dans l’espace restreint du foyer, ce qui freine les alliances qu’elles pourraient établir entre elles. Les Trente Glorieuses représentent une sorte d’apothéose de la domination masculine, ce qui a donné le modèle de l’homme chasseur – entendre au travail – aux origines des sociétés humaines.

Des sociétés égalitaires sont-elles possibles ?

Chez les singes, il n’y a pas de fatalisme génétique, biologique ou environnemental, ni historique et économique chez les humains. L’organisation sociale des uns et des autres reste encore très déterminée par les questions du statut des mâles et du contrôle des femmes. Les inégalités sont avant tout une question de culture. Les hommes doivent comprendre que le machisme, c’est du perdant-perdant.

Maurice Godelier raconte que chez les Baruyas, une société de Nouvelle-Guinée, les hommes étaient très violemment coercitifs, jusqu’à ce qu’arrivent des missionnaires qui avaient des rapports très différents avec les femmes. Les hommes se sont adoucis, sourient, sont plus détendus et en meilleure santé ! Dans une société machiste de singes ou d’humains, la priorité des hommes est leur solidarité de sexe, quitte à rabrouer leur femelle ou femme en public. Or les hommes qui montrent de la tendresse et de l’amour à leur femme et leurs enfants se portent bien mieux, vivent plus longtemps et plus heureux ! Pourquoi en faire une faiblesse ?  

Encadre

Des configurations sexuelles variées*

Matrilocalité : les femelles vivent toute leur vie avec leurs apparentées. Les mâles sont exogames (quittent le groupe à l’adolescence).

Patrilocalité : les mâles restent toute leur vie dans leur groupe natal. Les femelles sont exogames.

Matrilinéarité : sociétés dans lesquelles statuts et fonctions sociales se transmettent de mères en filles. C’est le cas de la plupart des sociétés de singes.

Gynocratie : système social dominé par des femelles non apparentées.

Matriarcat : les femmes, apparentées, disposent de tous les pouvoirs (économique, politique et sacré). Ces sociétés sont matrilocales et matrilinéaires.

Phallocratie : pouvoir des mâles non apparentés sur la société, exercé individuellement ou collectivement.

* D’après le livre de Pascal Picq Et l’évolution créa la femme.