La Revue du Praticien : Pouvez-vous nous rappeler pourquoi il est si important d'arrêter de fumer lorsqu'on est atteint d'un cancer ?
Anne Borgne : Les bénéfices de l'arrêt du tabac sont multiples chez ces patients : tout d'abord en diminuant le risque périopératoire (meilleure cicatrisation, complications postopératoires réduites) en cas d'intervention chirurgicale ; mais surtout en améliorant le pronostic car le risque de récidives et de survenue d'un second cancer est diminué, l'efficacité des traitements complémentaires de type chimiothérapie ou radiothérapie est meilleure, de même que leur tolérance, ce qui se répercute également sur la qualité de vie du patient. Ces bénéfices ont largement été diffusés dans les recommandations de la HAS(1) et de l'INCa(2) ; et pourtant, les messages clés ne sont pas toujours donnés aux patients tellement le diagnostic "cancer" passe au premier plan.
N'est-ce pas la double peine pour le médecin de gérer à la fois l'annonce du diagnostic de cancer et d'aborder d'emblée la question du sevrage tabagique ?
Cela peut sembler difficile pour le médecin qui pense que si la durée de vie de son patient est impactée par la découverte de son cancer, ou inconnue, on ne va pas aller l'embêter avec cela. Les arguments qui reviennent souvent sont : "On ne va pas lui enlever son plaisir", ou "C'est trop contraignant pour lui", voire "Il n'y arrivera pas !".
Or, on sait que le moment du diagnostic est justement le bon moment pour proposer au patient d'arrêter de fumer, car c'est à ce moment que le patient est le plus réceptif pour entamer un changement dans ses comportements (tabac, alcool, alimentation…). De nombreux patients atteints d'un cancer ont envie d'arrêter de fumer. Et paradoxalement, c'est parfois le médecin lui-même qui va lui dire que ce n'est pas le bon moment.
Ce que l'on voit particulièrement en cancérologie, comme dans toutes les spécialités médicales ou en médecine générale, c'est que le praticien fuit ce qu'il ne sait pas faire ou pense ne pas savoir faire. Et que faire si le patient répond : "Oui, j'ai envie d'arrêter de fumer !"
Pourtant ce n'est pas compliqué, ni chronophage. De nombreuses formations existent. Si le médecin ne se sent pas apte à le faire ou s'il pense que ce n'est pas son rôle, il peut orienter son patient vers une consultation de tabacologie via le site tabac info service (annuaire des consultations spécialisées) ou directement vers un professionnel, mais dans tous les cas, il peut orienter le patient.
Quel conseil minimal peut-on délivrer au patient ?
La première chose à faire est de poser la question au moment du diagnostic : "Est-ce que vous fumez ?" et, si oui, "Savez-vous qu'il serait bénéfique pour vous d'arrêter de fumer ?", "On peut en reparler à la prochaine consultation". Le fait d'aborder le sujet, sans nécessairement le traiter lors de la première consultation d'annonce qui est souvent compliquée, va permettre au patient d'entamer une réflexion. Il sera alors plus simple d'en reparler à la consultation suivante.
Cette question du tabac est encore trop souvent non abordée, même dans des consultations d'oncologie .
La question de la motivation du patient revient souvent mais finalement n'est-ce pas la motivation du médecin qui est fondamentale ?
Oui, vous avez raison. Il est fondamental pour le médecin et pour son patient, de bien comprendre qu'il y a deux composantes dans la motivation : d'une part l'importance qu'on place dans le changement de comportement (en l'occurrence ici arrêter de fumer) ; mais aussi la confiance qu'on a dans le fait que ce soit possible. Le médecin a donc un rôle central dans la relation à son patient pour augmenter son niveau de motivation, en le confortant dans ses chances de réussite au sevrage ("Savez-vous que c'est important d'arrêter de fumer compte tenu des nombreux bénéfices ?", "Vous avez des craintes, justifiées, mais vous savez qu'on peut vous accompagner", etc.).
Systématiser l'accompagnement au sevrage tabagique des malades atteints de cancer était une des actions que le troisième Plan cancer s'était engagé à mettre en œuvre. Pouvez-vous nous dire en quelques mots ce que cela a changé ?
Les choses avancent, même s'il reste encore bien sûr des choses à améliorer. On est sans doute encore en phase de démarrage de quelque chose qui est en train de se systématiser, autour de l'arrêt du tabac. De plus en plus de programmes d'éducation thérapeutique abordent la question de l'arrêt du tabac. Le remboursement des substituts nicotiniques par la sécurité sociale et l'élargissement de leur prescription par d'autres professionnels de santé, notamment les infirmières ou les dentistes et kinésithérapeutes ont permis d'augmenter leur utilisation.
Mais au-delà du Plan cancer, le Programme national de lutte contre le tabac 2018-2022(3) propose une stratégie globale d'envergure, à la fois par des campagnes d'informations (comme la campagne Moi[s] sans tabac) auprès du grand public, mais aussi en œuvrant pour le développement de formations des professionnels et la multiplication de structures d'accès aux soins pour les patients. Enfin, le projet "Lieu de santé sans tabac" reste sans doute une étape importante car les lieux de santé ont, à cet égard, un devoir d'exemplarité. S'engager pour un hôpital sans tabac, c'est s'engager pour un meilleur accompagnement des fumeurs qui souhaitent s'arrêter.
Alexandra Karsenty, La Revue du Praticien
2) Institut national du cancer. Arrêt du tabac dans la prise en charge du patient atteint de cancer. Outils pour la pratique, INCa 2016.
3) Agence régionale de santé Centre Val de Loire. Programme national de lutte contre le tabac, 2019.
- Deutsch A, Gaillot-de Saintignon J. La vie après un cancer. Systématiser l'accompagnement à l'arrêt du tabac des patients atteints de cancer. Rev Prat 2019;69(4):444-8.