Professeur émérite d’histoire de la santé à l’École des hautes études en santé publique, il a été membre de la commission spécialisée Maladies transmissibles du Haut Conseil de la santé publique de 2009 à 2016.
En quoi la pandémie de Covid-19 est-elle inédite ?
D’abord, parce que le SARS-CoV-2 était totalement inconnu jusqu’en décembre dernier. Ensuite, parce que même si la grippe de 1918 a eu une ampleur effroyable, la pandémie actuelle est la première à avoir entraîné le confinement (effectif ou souhaité par les gouvernements) de 3 milliards d’individus, soit la moitié de l’humanité. Enfin, parce que pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral des États-Unis est en retrait de la mobilisation, se contentant de réagir au fur et à mesure des évolutions de l’épidémie. C’est moins vrai pour les États fédérés eux-mêmes.
Était-elle prévisible ?
Beaucoup de gens avaient averti d’une menace épidémique de grande ampleur, à l’instar de Bill Gates, souvent cité. Mais Gates n’est pas extralucide ! Il n’avait prévu ni la nature du micro-organisme en cause ni celle de la pandémie. Il avait seulement dit qu’il s’agissait d’un risque majeur, au même titre que le risque nucléaire ou climatique.
Les pays riches se sont préparés à une pandémie, au moins depuis la grippe de 2009, voire le SRAS de 2003, mais sans pouvoir prédire ce qu’elle serait exactement : ils n’ont donc pas pu y mettre les moyens nécessaires.
Même des masques et des tests ?
Que le stock de masques ait été insuffisant, c’est incontestable. Mais la faute n’en incombe pas qu’au gouvernement actuel, les précédents y participent largement. De même que l’opinion publique, qui en partage la responsabilité.
À l’issue de la crise de 2009, le consensus était général pour accuser la ministre de la Santé d’avoir dépensé l’argent public inutilement. Pour ne pas encourir le même reproche, les administrations ont ensuite décidé de ne plus rien dépenser, ni pour les masques, ni pour les vaccins, ni pour d’autres types de matériel médical. Quand les gens en auraient besoin, il leur suffirait de se fournir à la pharmacie ! Les hôpitaux, les entreprises avaient la responsabilité de constituer leurs propres stocks. Bien entendu, les mêmes qui hurlaient après Roselyne Bachelot crient aujourd’hui « Des masques ! Des masques ! » Comme d’autres accusent Jérôme Salomon de ne pas fournir de chiffres exacts sur l’épidémie, en particulier sur le nombre de décès. Mais personne ne prétend pouvoir le faire : la collecte de données rencontre des difficultés évidentes et bien connues, surtout au beau milieu d’une crise de cette ampleur.
Quelles leçons sur la gestion de la crise par le gouvernement français ?
L’exercice est extrêmement difficile. Ça n’est donc pas étonnant qu’il y ait eu des erreurs et des ratés, notamment des problèmes de livraison et de stocks de matériels.
La conduite du gouvernement a été dictée par son choix, dès le début de la crise, de protéger la santé de la population à n’importe quel prix. Cela me semble correct.
En 2009, la gestion et la communication gouvernementales ont été catastrophi- ques, avec notamment une politisation extrême. Alors que de fait, le ministère de l’Intérieur était aux commandes, Roselyne Bachelot était constamment mise en avant, avec pour résultat que le choix de se faire vacciner ou pas était largement dépendant de l’opinion qu’on avait du président de la République.
Dans la crise actuelle, ces défauts ont été en grande partie évités. Comme presque partout dans les pays riches, la gestion technique et la prise en charge politique sont nettement séparées et incarnées par des personnalités bien distinctes : d’un côté le Directeur général de la santé, de l’autre le Premier ministre et le ministre de la Santé. L’effort pédagogique des uns et des autres est réel et original : habituellement, ça n’est pas leur point fort…
Certains politistes reprochent au président d’avoir créé un conseil scientifique alors que les institutions de santé ne manquent pas
Oui, mais elles ont de nombreux défauts, bien connus. En particulier, demander leur avis implique d’interroger plusieurs dizaines ou centaines de personnes, ce qui ne facilite pas la réactivité. Et elles sont fortement séparées de la gestion des problèmes, se concentrant sur les fonctions d’évaluation et de conseil. Je pense que le président a souhaité une équipe réduite à une quinzaine de personnes, susceptible de répondre rapidement et proche de sa fonction. Certains commentateurs lui ont reproché de trop coller aux préconisations de son conseil scientifique, officiellement baptisé « comité scientifique » par la loi du 23 mars 2020 (art. L.3131-19), afin sans doute d’éviter tout quiproquo avec les institutions consultatives. Mais il a démontré le contraire en ne suivant pas son avis sur l’obligation de poursuite du confinement pour les personnes de plus de 65 ans après le 11 mai.
Ce conseil comporte des membres venus des sciences humaines et sociales. Est-ce un progrès ?
Pour l’instant, ses avis sont essentiellement médicaux, avec très peu de choses pouvant émaner de sociologues, d’historiens ou de philosophes. C’est une situation habituelle : de nombreux médecins parfaitement compétents dans leur discipline ignorent tout ce qui n’est pas médical, comme si cela n’existait pas. Ce sont deux univers intellectuels complètement différents, de manière bien plus prononcée qu’avec la crise de couple permanente entre pratique et recherche médicales. Les préconisations sur le déconfinement sont particulièrement éclairantes de ce point de vue. À la décharge des médecins, il faut ajouter que les productions en sciences humaines, en particulier en sociologie, sont parfois de qualité très discutable, consistant volontiers en espèces de moulin à prières idéologiques.
Avant la crise, l’opinion publique se défiait des experts. Cela a-t-il changé ?
Non, cela perdure, avec des paradoxes étonnants. Les capacités de la technologie (par exemple pour les smartphones) sont volontiers surestimées et les scientifiques respectés, comme le montre un sondage récent fait pour le Cevipof 1 (Sciences Po), mais les experts sont contestés, souvent par les mêmes qui se proclament experts… La Direction générale de la santé a beaucoup réfléchi sur ce problème, mais sans trouver de solution jusqu’à présent.
Les questions de santé vont-elles enfin devenir un sujet politique en France ?
En ce qui concerne les investissements dans le système de soins, en particulier l’hôpital public, cela risque d’être le cas pendant un certain temps, si les professionnels de santé jouent la partie correctement. On peut penser, par exemple, que les grèves dans les hôpitaux ne seront pas acceptées longtemps. Pour tout ce qui est de la santé publique, je ne crois pas que la crise fera bouger les lignes : contrairement aux responsables, l’opinion publique ne s’y intéresse pas vraiment.
L’OMS a été accusée d’inféodation à la Chine
Les premiers cas chinois d’une pneumonie atypique d’origine inconnue remontent à fin octobre-début novembre. La Chine n’en a averti l’OMS que le 31 décembre et a mis une vingtaine de jours supplémentaires pour admettre qu’il s’agissait d’une maladie virale contagieuse. Certes, il y a un progrès par rapport à l’épidémie de SRAS en 2003, que la direction du Parti communiste avait cachée pendant quatre mois, contre deux mois pour le Covid-19… Mais il lui reste difficile d’informer rapidement et complètement sur des événements qui peuvent concerner le monde entier. Celui-ci est en droit d’exiger qu’elle soit honnête. Or elle ne l’est pas.
Ce qui fait qu’il est plutôt scandaleux que le directeur général de l’OMS ait félicité la Chine pour son honnêteté au moment même où elle essayait de dissimuler des données fondamentales… Mais cela lui est plus compliqué aujourd’hui qu’en 2003 : il avait fallu qu’un médecin militaire chinois à la retraite avertisse le quotidien allemand Der Spiegel de la situation pour que le monde en soit informé, alors que le pays a maintenant d’excellents scientifiques qui communiquent avec leurs collègues partout sur la planète.
En revanche, on peut légitimement être impressionné par la manière dont le pays a géré la crise une fois celle-ci admise. Il tente d’ailleurs de s’en servir dans sa politique pour prendre le leadership mondial depuis que les États-Unis ont (momentanément ?) abandonné cette ambition. C’est évident en Afrique, où de nombreux pays dépendent des subsides chinois. Mais aussi en Europe, divisée et faiblarde.
L’influence de la Chine sur l’OMS peut paraître disproportionnée par rapport à sa contribution financière à l’organisation (un dixième de celle des États-Unis avant que Trump décide de la supprimer). Mais elle est devenue un acteur géopolitique de premier plan. C’est de cela que doit tenir compte le directeur de l’OMS.
En effet, son organisation n’est pas internationale, mais intergouvernementale. Ce qui veut dire que ce sont les États les plus puissants qui y font la loi, même si le directeur général a son mot à dire et même s’il est décisionnaire en dernière instance selon le règlement sanitaire international, c’est-à-dire suivant le traité liant les États et l’OMS. En 2005, l’organisation a obtenu la levée de leur droit de veto sur la recherche d’informations dans un pays où il y avait un problème sanitaire (initialement, seules les institutions gouvernementales pouvaient être consultées par Genève), ce qui est évidemment un grand progrès. Il faudrait passer à l’étape suivante, qui me paraît bien lointaine : que les États soient des partenaires, mais avec un pouvoir de décision plus limité sur la gestion et la politique de l’Organisation.
à noter : P. Zylberman publie en juin chez Odile Jacob : La Guerre des vaccins. Histoire démocratique des vaccinations.
Organisation mondiale de la santé : fonctionnement et financement, problématiques
La structure de l’OMS a trois niveaux :
• l’Assemblée mondiale de la santé est l’organe intergouvernemental où tous les États membres sont représentés, avec chacun une voix. Elle fixe la politique et le budget de l’OMS et choisit le directeur général. Elle se réunit une fois par an, en mai ;
• le Conseil exécutif est composé de 34 membres techniquement qualifiés dans le domaine de la santé et élus par l’Assemblée pour trois ans. Il se réunit en février, pour quelques jours seulement ;
• le Secrétariat prend de facto en charge les fonctions de proposition, de préparation et d’exécution des décisions et directives de l’Assemblée, en principe dévolues au Conseil, qui n’a cependant ni le temps ni les moyens pour ce faire. Il s’agit d’une structure permanente, d’où son rôle clé et l’importance du directeur général.
Cette structure est complétée par six organisations régionales, comportant chacune un comité régional composé de représentants des États membres de la région et d’un bureau régional. Leur fonctionnement décentralisé peut poser des problèmes de relations avec la structure centrale.
Le financement est à la fois public et privé. Ainsi, après le récent retrait américain, le principal bailleur de fonds de l’OMS est la Fondation Bill & Melinda Gates, juste avant le Royaume-Uni, puis l’Alliance GAVI, elle aussi mixant fonds publics et privés. Cette ouverture aux donateurs volontaires, si elle est aujourd’hui indispensable, peut causer quelques problèmes, les fonds pouvant être alloués à des programmes ne tenant pas compte des priorités de l’OMS.
– Yves Beigbeder. L’OMS en péril. Éditions de santé; 2011.
– Wikipédia France. Organisation mondiale de la santé.
– IPSOS. Faut-il avoir confiance en la science ? https://bit.ly/3fdhTqW