Même si l’annonce est difficile, il est essentiel d’anticiper l’arrêt des chimiothérapies pour les malades en fin de vie. C’est une condition pour accéder aux soins palliatifs. Les palliatologues reprochent parfois aux oncologues, des paroles trop tardives, des espoirs trop grands mis dans des chimiothérapies inutiles, qui retardent l’accompagnement des malades vers une démarche palliative. Il est nécessaire d’évoquer la mort avec les malades capables de l’entendre, afin de leur permettre de se saisir du temps qui reste.
Dans les services de cancérologie, la plupart des malades hospitalisés sont atteints de cancers avancés ou métastatiques, donc incurables. Ces patients reçoivent une chimiothérapie, avec un objectif palliatif, c’est-à-dire sans guérison possible mais parfois pendant plusieurs années grâce au ralentissement de la maladie. Malgré les innovations thérapeutiques qui ont bouleversé le pronostic de certains cancers, la mort s’impose comme une limite que l’oncologue et son malade cherchent sans cesse à faire reculer. Les demandes d’euthanasie sont rares en oncologie, selon l’expérience des oncologues et médecins de soins palliatifs, la majorité des patients choisissant de s’engager dans un combat difficile pour vivre le plus longtemps possible, parfois à tout prix.

Savoir renoncer à la chimiothérapie « de trop »

Malgré les inégalités et les insuf­fisances de moyens que nous connaissons, les soignants des soins palliatifs accompagnent depuis plus de quarante ans les malades en fin de vie, aux côtés des oncologues, via les équipes mobiles intrahospitalières, dans les unités de soins palliatifs (USP), ou auprès des généralistes à domicile ou en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Cependant, pour accéder aux soins palliatifs, une annonce claire d’arrêt des chimiothérapies est demandée aux oncologues. Et il leur est souvent reproché, par leurs confrères palliatologues ou par les équipes soignantes, des paroles trop tardives, des espoirs trop grands nourris par des chimiothérapies inutiles, parfois délétères, qui retardent l’accompagnement des malades dans une démarche palliative.
Cette chimiothérapie « de trop », qui altère la qualité des derniers moments vécus, est encore fréquente dans les services d’oncologie. Elle est, selon le terme grec, un pharmakon, à la fois remède et poison, qui, s’il peut reculer l’échéance du décès, peut également le précipiter.
Pourtant, l’oncologue qui propose cet ultime traitement est bienveillant pour son malade ; il souhaite encore faire au mieux, conscient des risques d’acharnement thérapeutique et d’obstination déraisonnable qu’il pense en toute bonne foi éviter.
L’annonce de l’arrêt des traitements est délicate et difficile : le même médecin qui motivait son malade en début de chimiothérapie à « se battre, s’accrocher » doit désormais le convaincre de ne pas poursuivre le traitement. C’est ­ainsi le même qui a la responsabilité de proposer puis de dissuader de continuer la chimiothérapie.

Aborder le sujet de la mort

L’oncologue qui tenterait d’empêcher en fin de vie la mort inéluctable ne risquerait-il pas alors l’hubris (la démesure) en cherchant un vain pouvoir sur la quantité plus que sur la qualité de vie ?
La bienveillance de l’oncologue est certaine : esquiver l’annonce d’arrêt des traitements, c’est éviter l’angoissant sujet de la mort et le sentiment d’abandon qui pourrait plonger le malade dans une forme de désespoir. Dans cette situation, l’angoisse du soignant est aussi réelle, parfois étouffée par la peur de mal faire ou de ne pas faire assez. Le praticien cherche alors à médicaliser davantage les problèmes pour faire plus, fidèle à l’obligation de moyens face à la question existentielle du décès : des perfusions, des organisations de soins à domicile, de transfert en soins de suite, des chimiothérapies…
Évoquer la mort, c’est se risquer à évoquer l’aporie de l’existence, l’impasse qui s’impose à celui qui lui fait face. Et si, pour le patient, la mort est cette impossibilité à penser, pour l’oncologue, c’est la possibilité d’une impossibilité qu’il faut envisager avec le malade.1 C’est donc là, sur une frontière mal définie et mouvante, tracée par la mort inéluctable mais imprévisible, effacée par autant de malades s’accrochant à la vie, que le cancérologue questionne la mort comme aporie et que, bien souvent, il vacille. Pourtant, c’est au bout de cette voie sans issue que se joue probablement le plus pur moment éthique de la pratique médicale du cancérologue. Selon le philosophe Emmanuel Levinas, c’est ici qu’émerge la véritable « responsabilité à l’égard d’autrui ».2 La mort d’autrui interpelle ma propre vulnérabilité. « Je suis responsable de l’autre en tant qu’il est mortel. La mort de l’autre, c’est là la mort première. »2

Accueillir la demande du patient

Faire une place à l’inconnu, accueillir l’incertitude, l’impuissance et le non-savoir, c’est accepter aussi que le devenir du malade dépasse le médecin et qu’il se joue, dans l’expérience du mourir, quelque chose qui va au-delà d’une expérience propre, d’un savoir et d’un pouvoir médical.
La plupart du temps, les demandes de chimiothérapies en fin de vie ne sont pas des demandes de traitements à tout prix. Ce sont des appels à poursuivre l’accompagnement et la relation, mais avec une écoute particulière, une responsabilité vis-à-vis de la détresse d’un malade qui sent qu’il va mourir. La conscience de cette vulnérabilité extrême, dans un moment où la mort paraît inéluctable à court terme, pousse le soignant à prendre soin du malade, et à ne pas risquer des toxicités inutiles.
Il est donc essentiel d’introduire très tôt dans la prise en charge des patients la notion de soins palliatifs, d’anticiper la rencontre avec les équipes dédiées pour permettre la construction d’un projet de fin de vie qui ne soit pas vécu comme une rupture, un abandon. Les soins palliatifs ne sont-ils pas « ce qu’il reste à faire quand il n’y a plus rien à faire » ?3
En outre, le rapport des médecins avec la vérité et le devoir d’information des malades est complexe. Ce devoir a évolué au fil des lois santé en 2002, 2005 (loi Leonetti) puis 2016 (loi Claeys-Leonetti) afin d’éviter une relation trop paternaliste et de favoriser l’autonomie du patient. Cependant, ce n’est pas un devoir de vérité à tout prix. Le code de déontologie précise d’ailleurs que le malade peut être tenu dans l’ignorance s’il le souhaite ou si le médecin juge que certaines informations sont délétères. Les patients trop angoissés par la mort ne supportent pas qu’elle soit évoquée. Cependant, un malade peut-il être accompagné en fin de vie si le décès n’est pas envisagé comme une possibilité proche ? Que dire alors, sans brutaliser, pour suggérer l’impensable, évoquer « cet impossible ».1 Plus que la vérité des propos, c’est leur sincérité qu’il faut préserver, comme valeur des intentions et des effets qu’ils ont sur autrui. Ne pas cacher la vérité mais respecter ce que le malade peut entendre sans s’effondrer, afin de construire encore quelques projets. La sincérité serait alors l’équilibre subtil entre une vérité multiple, la sensibilité du malade et la valeur morale du soin que le soignant souhaite délivrer.

Privilégier la qualité du temps qui reste

Travailler au côté des palliatologues nous apprend qu’il est essentiel d’anticiper l’arrêt des chimiothérapies pour évoquer la mort avec les malades capables de l’entendre, afin de leur permettre de se saisir du temps qui reste.
Le récent débat sur l’euthanasie interpelle : si peu de malades avec des cancers métastatiques demandent à précipiter leur mort, à avancer l’heure du départ alors qu’ils se savent tous condamnés, la plupart d’entre eux souhaitent prolonger ce temps qui reste, ce pas encore, que le philosophe Derrida décrit comme « incalculable et sans mesure [...]. Le soupir qu’il appelle ne dit pas la mesure mais la démesure : qu’elle dure encore une seconde ou un siècle, comme la vie aura été courte ».1
Considérer le pas encore comme le dernier possible du malade n’est pas la précipitation d’un pouvoir mourir, ou l’ultime contrôle d’un malade obsédé par la maîtrise de sa mort. Ce temps qui reste est, pour très peu de malades (mais ils existent), un combat jusqu’au bout avec une chimiothérapie inutile et potentiellement toxique. Mais, pour la plupart, l’arrêt anticipé des chimiothérapies inutiles est bénéfique pour la qualité et la durée de la vie qu’il reste à vivre, aussi floue et incertaine soit-elle. Il permet au malade de construire un exister différent et de se retrouver dans un projet des derniers instants, qui n’est plus la chimiothérapie.
De plus, un rapport à l’infini devient possible si le rapport au temps est compris par le malade. Cet infini, c’est le lien à ses proches, ses enfants, ses amis, sa vie passée et la vie future tout entière qui lui survivront. « Il y a ce que nous ne savons pas, ce qui ne nous a pas encore été révélé, ce que d’autres en feront, en diront et raconteront mieux que nous, parce que nous avons été. »4
Dans son texte Vivant jusqu’à la mort, Paul Ricœur questionne son propre rapport à la mort, qu’il sait proche. Pour le philosophe, le deuil d’un malade conscient de sa mort prochaine, c’est l’accueil de l’absence « de ce qui n’est plus mais a été ».5 Pour Ricœur, la part d’incertitude qui persiste quant à l’échéance précise du départ ne doit pas empêcher les derniers moments de la vie et étouffer le désir de vivre. Il faut, au contraire, mobiliser ses ressources et ses forces vitales pour exister jusqu’au dernier moment. Cette pensée est très importante pour les malades en fin de vie qui, trop souvent, ont une existence limitée et contrainte. Les conditions de cet exister jusqu’au bout doivent donc être repensées et préservées pour ces malades même grabataires, dépendants, épuisés ou souffrants.

Des unités de soins palliatifs encore trop peu nombreuses

Les unités de soins palliatifs sont à ce jour les services les plus adaptés et les mieux équipés pour cette nouvelle et ultime existence. Malheureusement, ces unités et ces équipes sont trop peu nombreuses et inégalement accessibles sur le territoire. Il est donc essentiel de poursuivre et intensifier le développement de ces activités dédiées à la fin de vie, de former davantage les soignants en leur donnant les outils éthiques et les moyens humains de relever le défi de cet accompagnement. 
Références
1. Derrida J. Apories. Galilée, 1995.
2. Levinas E. Dieu, la mort et le temps. Grasset, 1993.
3. De Chassey M. Ce qu’il reste à faire. Alma Éditeur, 2023.
4. Horvilleur D. Vivre avec nos morts. Grasset, 2021.
5. Ricœur P. Vivant jusqu’à la mort. Éditions du Seuil, 2007.

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Résumé

L’arrêt des chimiothérapies des malades traités en oncologie est un moment difficile, redouté par les oncologues car souvent associé à un abandon, voire à un échec, face à une maladie résistante devenue trop agressive. La chimio­thérapie de la fin de vie est encore fréquente dans les services d’oncologie. Elle est pourtant délétère si elle entraîne des effets indésirables qui altèrent la qualité de vie des malades, voire précipitent leur décès. Mais, surtout, cette chimiothérapie "de trop" retarde la mise en place d’un accompagnement adapté en soins palliatifs. Interroger le risque d’hubris de certains traitements, questionner le rapport à la mort du malade et privilégier la qualité du temps qui reste est pourtant essentiel pour accompagner au mieux les malades sur le chemin de la fin de vie.