Si la prévalence du tabagisme a significativement baissé en France entre 2015 et 2018, grâce à des mesures phares (paquet neutre, augmentation du prix, remboursement des substituts, « Moi(s) sans tabac »), la baisse stagne aujourd’hui surtout chez les jeunes, d’autant plus que l’industrie cigarettière se renouvelle avec des stratégies marketing sournoises et de nouveaux produits. Pour contrecarrer ces tendances, l’approche de dénormalisation, qui considère le tabagisme comme un problème sociétal et non plus de santé individuelle, est efficace notamment chez les plus jeunes. Notre entretien avec le Pr Loïc Josseran, épidémiologiste.

Qui sont les fumeurs aujourd’hui en France ?

La prévalence nationale du tabagisme quotidien chez l’adulte a significativement baissé entre 2015 et 2018 : de 29,4 % à 25,4 %. Concernant les 18-24 ans, elle a diminué mais s’établit toutefois à un niveau plus élevé : 33,2 % chez les hommes et 28,8 % chez les femmes (versus plus de 40 % et 30 % respectivement en 2015). Depuis, la baisse est lente et en trompe-l’œil : d’une part, elle stagne chez les plus jeunes (le taux d’expérimentation demeure à 45 % dans cette population) ; d’autre part, il existe toujours un gradient socio-économique important (une personne qui gagne le smic a quasiment deux fois plus de risques de consommer du tabac qu’une personne ayant plus de revenus), ce qui exacerbe les facteurs d’inégalités sociales de santé.

Ainsi, même si la baisse dans cette période – 2 à 3 millions de fumeurs en moins – témoigne de l’efficacité de certaines mesures phares (paquet neutre, augmentation du prix, remboursement des substituts nicotiniques...), cette stagnation met en évidence qu’il faut renouveler les approches de prévention. Car la pandémie l’explique certes en partie, mais cette stagnation est aussi due à un épuisement de ces mesures : la nouveauté a disparu. Par ailleurs, tout le monde n’est pas prêt à tout moment à arrêter de fumer. Lorsque l’opération « Moi(s) sans tabac » a été lancée, tous les fumeurs prêts depuis longtemps à arrêter se sont mobilisés ; maintenant qu’ils sont sevrés, seuls ceux qui sont prêts entre deux campagnes se mobilisent. Résultat : moins de personnes s’engagent dans cette opération au fil des années (100 000 inscrits au « Moi(s) sans tabac » en 2021, contre 200 000 en 2019)…

Quelles nouvelles approches pourraient être efficaces pour diminuer la consommation ?

La dénormalisation du tabac a fait ses preuves dans les pays anglosaxons. Il s’agit, en quelque sorte, de combattre le feu par le feu : en effet, la stratégie marketing de l’industrie du tabac a toujours reposé sur la fabrication de l’idée que consommer du tabac est la norme sociale : pensons à son élégance représentée dans l’industrie cinématographique ; à son association avec l’idée de liberté pour les femmes dès le début du XXe siècle ou avec les rites de passage à l’âge adulte pour les adolescents.

Or, en France, jusqu’à présent, la stratégie de prévention a été exclusivement axée sur le volet sanitaire, avec ce message – vrai, mais négatif – que « fumer tue », qui finalement s’avère insuffisant. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait abandonner cette approche sanitaire – il est indispensable de poursuivre le « Moi(s) sans tabac », la hausse du prix des cigarettes, etc. –, mais nous gagnerions à la compléter par un message plus global : non plus seulement sanitaire, mais proprement sociétal. Concrètement, il s’agit de changer l’état d’esprit des gens : le tabac, loin de concerner uniquement les fumeurs, est un problème de société ; lutter contre celui-ci incombe donc à tous. D’ailleurs, le tabagisme coûte à chaque Français, même non-fumeur, l’équivalent de 2 000 €/an !

Cette stratégie vise ainsi à modifier la perception sociale pour que le tabac devienne moins acceptable et moins désirable, afin que l’on s’en détourne naturellement. La dénormalisation repose sur plusieurs actions : mieux appliquer notre législation sur l’interdiction de la publicité (l’industrie passe entre les mailles du filet, notamment grâce aux réseaux sociaux), être plus sévère envers les buralistes (deux tiers d’entre eux enfreignent l’interdiction de la vente aux mineurs !) et envers la proximité entre certains responsables politiques et les lobbies du tabac ; dénoncer l’hypocrisie et les méfaits de cette industrie (éthiques et écologiques : exploitation infantile dans les plantations, greenwashing alors qu’il s’agit de l’une des industries les plus polluantes du monde...). Et tout cela, en se donnant les mêmes moyens marketing dont usent les cigarettiers : spots publicitaires, campagnes choc, réseaux sociaux, etc. – ce qui demande une volonté politique et des investissements importants.*

La France est pionnière en Europe sur ce point. En 2020, un programme s’appuyant sur ces principes est lancé par l’Alliance contre le tabac (ACT) : entre autres, nous avons réalisé avec la footballeuse Wendie Renard la campagne « Femmes libres » en 2021  (« l’industrie du tabac n’a jamais voulu d’une femme libre ») ; nous avons récemment lancé, en février-mars 2022, la campagne « Changeons leur futur » et « Derrière le paquet » (un filtre pour les réseaux sociaux, afin de cibler particulièrement les adolescents et les jeunes), visant toutes deux à dénoncer l’exploitation des enfants dans les champs de tabac des pays producteurs...

Cette stratégie est-elle efficace chez les jeunes ?

L’approche de la dénormalisation est précisément pensée dans le but de contrecarrer les méthodes – toujours renouvelées – qu’a l’industrie du tabac pour recruter de jeunes fumeurs (ceux qui viendront remplacer les clients qui meurent...).

Pour eux, c’est un marché fondamental : 4 fumeurs sur 5 ont commencé à consommer du tabac avant 18 ans, et près de 70 % des adolescents qui essayent leur première cigarette dans cette période deviendront, au moins temporairement, des fumeurs quotidiens.

Or, aujourd’hui ce n’est plus seulement par la cigarette que les jeunes sont ciblés, mais par le biais de tous les nouveaux produits : e-cigarettes, puff cigarettes (les nouvelles e-cigarettes jetables, devenues très à la mode en France), tabac chauffé, mais aussi tabac à chiquer et snus (sachets de tabac en vrac destinés à être placés directement dans la bouche) qui permettent à l’industrie du tabac de continuer à vendre tout en s’achetant une conscience par le discours d’un « monde sans fumée ». 

Que penser justement de l’approche de « réduction des risques » promue par l’industrie cigarettière ?

Les industriels se sont approprié l’approche de la réduction des risques pour présenter ces nouveaux produits (qui en théorie ne devraient intéresser que les personnes qui fument déjà des cigarettes) comme anodins pour la population en général, et les jeunes en particulier. Ils capitalisent notamment sur l’image positive qu’a le vapotage comme outil de sevrage pour renouveler les consommateurs : c’est ainsi que les packagings attractifs et les e-liquides et/ou puff aux goûts enfantins (fruits rouges, caramel, barbe à papa...) constituent un hameçon pour faire entrer les jeunes in fine dans le tabagisme classique. Effectivement, le problème de ces produits n’est pas tant la nicotine en elle-même que la dépendance qu’elle entraîne : un adolescent qui commence par « fumer » des puff à la framboise à 12 ans a de fortes chances de passer à la cigarette classique à 18 ans (il aura été rendu dépendant à la nicotine et ira chercher sa dose dans des produits plus « adultes »...). Les premières études longitudinales évaluant ce risque commencent à être publiées : par exemple, l’étude ESCAPAD a montré que, chez les adolescents, la précocité de l’âge d’expérimentation des e-cigarettes était un facteur de risque de tabagisme quotidien ultérieur. De surcroît, tous ces « nouveaux produits » sont d’autant plus une aubaine pour les industriels qu’ils sont mal réglementés...

Tout cela souligne combien la période de l’adolescence est un moment clé pour déployer les stratégies de prévention afin de limiter drastiquement l’entrée dans le tabagisme ; autrement, c’est l’assurance d’une prévalence encore élevée chez les adultes de demain... D’où l’enjeu de la stratégie de dénormalisation portée par l’ACT : couplée aux autres mesures de prévention et d’aide à l’arrêt, elle devrait contribuer à créer un environnement favorable à l’émergence de la première génération sans tabac à l’horizon 2030.

Un dernier message pour les médecins généralistes ?

D’abord, qu’il ne faut jamais banaliser la consommation de tabac de leurs patients, en particulier pour des populations comme les femmes enceintes et les personnes de plus de 65 ans. En effet, il peut encore arriver qu’on entende des discours du type : « le stress du sevrage pendant le grossesse est plus délétère que quelques cigarettes », ou bien « on ne va pas refuser ce dernier plaisir aux personnes âgées »... Or, justement, il faut arriver à casser l’idée que fumer est un plaisir : ça ne l’est pas ; ce n’est qu’une réponse biologique à une addiction !

Ensuite, que toute occasion est bonne pour parler du sevrage tabagique : c’est précisément dans cet espace privilégié de la consultation que la stratégie purement sanitaire fonctionne bien, puisqu’on est déjà face à un patient qui se soucie de sa santé – mais qu’il ne faut jamais culpabiliser, bien sûr !

* Le projet de dénormalisation de l’ACT est soutenu par le Fonds de lutte contre les addictions de la Caisse nationale d’assurance maladie. 
À lire aussi
Josseran L, De Guiran E, Thomas D, et al. Dénormaliser le tabac et son industrie, une approche gagnante ? Rev Prat 2022;72(5);479-82.
Dossier. Enfant, adolescent et tabac, élaboré selon les conseils du Pr Loïc Josseran. Rev Prat 2021;71(3):259-84.