La période électorale est propice à faire le point sur le bilan des sortants. Au printemps 2022, échéance annoncée, que reste-t-il de la stratégie de transformation du système de santé lancée il y a quatre ans et que les conseillers de l’Elysée n’ont guère évoquée durant la récente campagne ?
En septembre 2018 et au terme d’une année de rapports préparatoires et de larges consultations des nombreux intéressés, le gouvernement avait bruyamment annoncé sa stratégie de transformation du système de santé, intitulée « Ma santé 2022 ». Une formulation très « communicante », plutôt surprenante, mais qui marquait l’intention d’impliquer chaque patient tout en précisant les perspectives du système.
« Ma santé 2022 » : quelle était l’ambition ?
Pour l’essentiel, il s’agissait d’un ensemble de dispositions visant à permettre le « virage ambulatoire » dont la quasi-totalité du personnel politique et de la haute administration de la santé avait fait son credo depuis déjà plusieurs années (à l’image de ce qui est d’ailleurs déjà à l’œuvre depuis bien longtemps dans la plupart des pays développés, du Danemark aux États-Unis). Corollaires, les difficultés d’accès aux soins, préoccupation harcelante relayée par les responsables politiques de l’échelon local, devaient s’en trouver grandement résolues grâce à l’effort d’organisation sans précédent qui allait transformer le secteur ambulatoire et libéral.
Cependant, et d’emblée ou presque, cette stratégie de transformation a souffert d’un déficit de visibilité, tenant sans doute à la profusion et à la diversité des mesures préconisées, ainsi qu’à leur échéancier allant de l’immédiat jusqu’à plusieurs années. Ainsi, les premiers résultats tangibles des mesures concernant, entre autres, le numérique, la télésanté, ou encore les études de médecine, se trouveraient nécessairement différés de quelques mois à quelques années. Il est également vrai que la présentation initiale du projet était entachée d’une multiplicité d’affichages (actions prioritaires, grands chantiers, mesures phares, piliers, etc.) qui ont pu compromettre la bonne compréhension de l’intention générale.
Si bien qu’une phrase prononcée par le président de la République, lors de son propos introductif à la présentation du 18 septembre 2018, a finalement résumé (dans un registre plutôt audacieux sinon péremptoire) l’intention du réformateur : « Je veux précisément que l’exercice isolé devienne progressivement marginal, devienne l’aberration et puisse disparaître à l’horizon de 2022. »
Bigre, c’est donc de cela qu’il s’agissait !
Crises sociale et sanitaire ont fait oublier le projet…
Las, les événements déclenchés peu après (manifestations des « Gilets jaunes » et surtout l’émergence d’une pandémie mondiale qui s’est prolongée durant les deux années suivantes) ont contribué à l’effacement relatif de la stratégie « Ma santé 2022 ».
Bien plus, l’hôpital public, via ses services d’accueil et d’urgence, puis par ses compétences en soins critiques rapidement sollicitées au-delà de leurs capacités nominales, a démontré (si besoin était) son statut de recours indispensable ; même si les structures hospitalières privées ont également pris leur part pour assumer les conséquences morbides des différentes vagues épidémiques.
Des mesures précipitées
De cette mise en tension hospitalière sans précédent a résulté un ensemble de revendications vigoureusement portées par les personnels accablés à la tâche et prioritairement vouées à « soigner l’hôpital », formule inappropriée à un système de soins en souffrance, mais qui a fait florès dans les médias (
S’en est suivi, à l’été 2020, le « Ségur de la santé », négociation précipitée pour traduire les revendications hospitalières les plus criantes et, à la marge, pour compléter différentes dispositions insuffisamment traitées dans « Ma santé 2022 ».
En aval du Ségur, les rattrapages salariaux bienvenus ayant été authentifiés par voie réglementaire, une proposition de loi (PPL portée par des députés de la majorité) a inscrit diverses mesures variées et ponctuelles (depuis le « contrôle » de l’intérim médical à l’hôpital public jusqu’au rétablissement du service hospitalier et de son chef, en passant par de timides élargissements des compétences pour les sages-femmes ou les orthoptistes). En première lecture devant l’Assemblée nationale, cette PPL s’est surtout fourvoyée en prévoyant dans son article premier la malencontreuse constitution d’une « profession intermédiaire » d’un autre âge.1
Quatre orientations à suivre
En revanche, comme une session de rattrapage au fiasco de la profession intermédiaire, la loi, finalement promulguée en avril 2021, a été complétée par un « rapport d’information » sur l’organisation des professions de santé. Ce rapport de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, porté par le député médecin Cyrille Isaac-Sibille et rendu public en juillet 2021, n’a eu qu’un écho limité. C’est dommage, et il faut le relire, car on y trouve en particulier la déclaration d’intention suivante : « La réforme de l’organisation des professions de santé doit servir une vision, celle du système de santé que nous souhaitons voir advenir dans les dix prochaines années. Cette vision, qui mériterait de faire l’objet d’une large concertation, pourrait s’articuler autour de quatre axes : la montée en compétences de l’ensemble des professionnels, la place plus importante octroyée aux missions de prévention, le renforcement du travail en équipe et la fluidification des parcours professionnels. »2
La modération de cette déclaration n’en réduit ni la clarté ni la pertinence et, hors la large concertation qui se tiendra sûrement (mais a déjà eu lieu et à plusieurs reprises), les orientations préconisées sont à l’évidence celles qu’il convient de mettre en œuvre sans retard (la prévention constituant un sujet en soi, tant il est vrai qu’elle comporte des dimensions éducatives et sociales, préalables à l’action des soignants).
Professionnels aux missions élargies : la solution ?
Avant tout, c’est de la montée en compétence de l’ensemble des professionnels qu’il s’agit. Le moyen privilégié pour cela est bien l’universitarisation en cours de la formation initiale de l’ensemble des professions de santé, sans pour autant oublier le caractère fondamentalement professionnalisant que doivent adopter toutes ces filières de formation. Au-delà, les possibilités de passerelles portées par le système européen du « LMD » (licence-master-doctorat), l’accélération des procédures de VAE (validation des acquis et de l’expérience) et la mise en œuvre de la formation « tout au long de la vie » doivent apporter la souplesse indispensable pour constituer la workforce adaptée au fonctionnement optimal du système de soins.
De cette formation profondément rénovée et attentive aux points de vue des patients résulteront naturellement le recours croissant au travail en équipe (là où son utilité est manifeste) et la fluidification des parcours professionnels (dès lors que les statuts et autres carcans réglementaires ne l’empêcheront pas). Et, au sein des regroupements professionnels ou des équipes constituées, les conditions seront réunies pour une réorganisation de l’exercice, au bénéfice de la satisfaction du patient et de l’efficience des soins.
Ce sont d’ailleurs de tels constats probants, sinon exemplaires, qui ressortent très majoritairement de l’implication de « nouveaux » métiers : assistants médicaux, coordonnatrices de soins, infirmières Asalée (beaucoup plus de 5 000 sur le terrain après plus de 10 ans), infirmières en pratique avancée, orthoptistes travaillant en binôme avec les ophtalmologues, pharmaciens d’officine aux missions étendues, etc.
Si bien qu’il faut entrevoir que ce sont ces professionnels aux compétences élargies qui, dans une large mesure, résoudront les difficultés d’accès aux soins qui prévalent aujourd’hui (à la condition toutefois que ces professionnels privilégient la concertation ou l’échange à l’exercice isolé). Le tout au bénéfice des patients. Qui s’en plaindrait ?
On peut cependant regretter que le développement des assistants médicaux (aujourd’hui présents dans de nombreux pays, dont bientôt 200 000 aux États-Unis, avec une croissance très rapide) relève davantage d’une mesure administrative que d’une initiative de la profession médicale.
Que reste-t-il finalement de « Ma santé 2022 » ?
Avant tout, il reste de ce plan une volonté exprimée de favoriser l’évolution des métiers de la santé et de soutenir une transition vers un exercice davantage coordonné entre les différents professionnels du soin et du social, de la ville ou de l’hôpital. De ce point de vue, les initiatives développées dans le cadre de « l’article 51 » (dérogeant à la fois aux modalités de rémunération habituelle et aux périmètres de compétences des soignants) sont exemplaires ; elles sont cependant entravées par un versant administratif démotivant et risquent d’être finalement marginalisées. La nécessité d’adapter les formations initiales des futurs professionnels a également été pointée, d’autant que cela suppose un délai de mise en œuvre.
D’autres sujets techniques (numérique, télésanté) ou politiques (nouveaux modes de rémunération, hôpitaux de proximité, etc.) ont été judicieusement ouverts mais ont inégalement avancé, au risque de compromettre l’ensemble de l’intention réformatrice.
Au-delà et dans une large mesure, les cloisonnements de toutes sortes perdurent. Il en résulte des défauts de coordination entre les professionnels et, en conséquence, des retards ou des ruptures dans le parcours des patients. La résolution de ces cloisonnements pourrait être la grande affaire à venir.
Deux questions pour un programme de santé
À l’occasion de la campagne présidentielle, les prises de position et les propositions se sont multipliées ; il n’y a pas donc pas lieu de se censurer.
La résolution heureuse de 2 questions contribuerait à démêler l’écheveau et à améliorer, en particulier, les conditions dans lesquelles les malades sont pris en charge ; leur ordre n’est pas indifférent : une réponse appropriée à la première conditionne la seconde.
Le secteur ambulatoire peut-il, mieux qu’aujourd’hui, assumer les demandes des patients, à commencer par les soins non programmés ?
Sûrement oui, à la condition toutefois que les médecins impulsent eux-mêmes une nouvelle organisation de leurs conditions d’exercice (alors que la plupart des instances qui les représentent s’en préoccupent distraitement). Cette organisation permettrait à la fois d’authentifier ce à quoi les médecins d’aujourd’hui tiennent (incarné par le nouvel équilibre « vie personnelle/contraintes d’exercice » et le large degré de liberté pour organiser leurs activités) et de moderniser, enfin, leur cadre d’exercice. Dès lors, nombre d’évolutions et de réformes, à ce jour plus ou moins maladroitement initiées par les administrations, développeraient tout leur potentiel au lieu du bégaiement actuel : métiers de soutien à l’activité du médecin (assistant médical, coordonnatrice, etc.), usage maîtrisé des systèmes d’information et des diverses applications pratiques de télésanté… la finalité étant de s’extraire d’un exercice isolé1 d’un autre âge et de tirer tout le bénéfice de pratiques mieux coordonnées entre médecins, soignants et services sociaux. Mettre en place l’accès aux soins non programmés en ambulatoire et le suivi au long cours des patients chronicisés deviendrait alors tout à fait habituel et majoritaire dans des conditions de sécurité assurées.
L’hôpital public peut-il adopter une autre posture que les plaintes continues sur l’insuffisance de moyens ? (et ainsi faire l’impasse sur la seule question qui vaille : à quels besoins des patients doit-il s’efforcer de répondre au mieux ?)
Pour être valablement appréhendé, ce questionnement doit s’accompagner de cinq préambules généralement ignorés dans les débats récents :
– reconnaître les situations de blocage, pénurie, dysfonctionnements, confusion, indisponibilité, incompréhension, incertitudes… qui rendent la vie encore plus difficile au sein des hôpitaux (même si ce n’est pas sur cela que l’on fonde des réformes ou une politique) ;
– acter que l’hôpital n’est plus l’alpha et l’oméga du système de soins ni une porte d’entrée usuelle. C’est d’ailleurs très souvent en son sein qu’ont été développées les innovations et techniques qui font que la majorité des malades dans la plupart des spécialités sont désormais « ambulatoires ». Et il y a tout lieu de penser que cette tendance va encore s’accélérer, tant par des innovations technologiques que pour tenir compte des aspirations des patients et de leurs proches. Ainsi, l’hôpital actuel est davantage un point de passage sur un plateau technique pour un patient heureux de rentrer chez lui aussitôt que possible (dès lors que sa prise en charge ambulatoire est sécurisée). Au demeurant, ce constat n’a rien de surprenant ni de bien nouveau : dans son fameux discours de 1973, Robert Debré l’anticipait déjà à sa manière.2 On peut cependant s’étonner que nombre de leaders médicaux hospitaliers n’en prennent pas toute la mesure et ne rénovent pas radicalement leurs modes de prises en charge par le développement de l’ambulatoire, gage de marges de manœuvre ;
– sortir d’un discours excessivement réducteur et considérer que l’objet n’est pas « l’hôpital » monolithe, mais « les hôpitaux » et même, bien davantage, les structures cliniques très diversifiées que l’on retrouve au sein d’un même établissement hospitalier. Certaines de ces structures ont une utilité croissante et doivent être reconnues et mieux dotées, d’autres sont bien équilibrées, d’autres enfin devraient être réformées. C’est donc bien de flexibilité et d’adaptation qu’il devrait être question ;
– concernant la crise des vocations (ou bien la brièveté des carrières, si l’on observe par exemple le grand nombre d’infirmières se réorientant radicalement, ce qui en réalité n’est pas nouveau), les responsables hospitaliers devraient avant tout s’interroger sur le cadre de travail proposé, sur les valeurs qui sous-tendent ce cadre et sur l’attractivité qu’ils incarnent. Il est possible qu’ils soient en décalage croissant avec les aspirations légitimes des jeunes générations, parfois enfermées dans des statuts (auxiliaires médicaux contraints par des « décrets d’actes » désuets et dont les possibilités d’évolution professionnelle sont régulièrement remises à plus tard depuis bien des années, à l’instar de l’ensemble des professionnels soignants et des praticiens hospitaliers) ;
– reste enfin la question de l’encadrement administratif (et de la profusion des normes et procédures qui est réputée en résulter) souvent dénoncé comme pléthorique, même si ces dénonciations reçoivent généralement des dénégations. Un bon exemple, rarement évoqué, en est fourni par le « surencadrement » par des cellules qualité/sécurité (complétées par divers comités ad hoc) dont tous les hôpitaux se sont dotés (incluant les créations d’emploi) au cours des quinze dernières années. Le surcroît d’administration paperassière qui en est ressorti a pu quelquefois anéantir les praticiens qui s’y trouvaient confrontés. Mais il est tout aussi vrai que ces praticiens auraient pu en alléger la charge en assurant eux-mêmes le leadership sur ces sujets au lieu d’y opposer le déni ou le mépris. L’expérience clinique et le pragmatisme auraient prévalu ; simplification drastique ou surcroît d’utilité pouvaient en être le résultat.
De tels exemples, où l’administration est amenée à investir pour pallier le retrait des médecins, ne sont pas exceptionnels. Cela tient possiblement au cursus suivi par les étudiants, externes puis internes, puis chefs, puis « agrégatifs ». Et ce ne sont pas les tentatives maladroites, initiées depuis 2009, de donner une formation managériale à certains praticiens hospitaliers volontaires qui risquent d’améliorer notoirement les choses. On est loin du « partnership » mis en place depuis l’origine à la Mayo Clinic, où la confusion des genres n’est pas de mise.3
Notes1. « Exercice isolé » est l’expression anachronique d’un libéralisme dont les principes d’exercice – transcrits dans le code de la santé publique au début des années 1970 et aujourd’hui très largement niés dans les faits – remontent à 1927 (!). Les « libéraux » d’aujourd’hui seraient bien inspirés d’actualiser ces principes afin de les revigorer. C’est en 1927, dans le cadre de la charte votée par les syndicats médicaux, que sont formalisés les principes d’exercice de la médecine libérale : « Fondée sur le colloque singulier du malade et de son médecin, qui relève totalement de la sphère privée, elle affirme les principes du libre choix du médecin par le malade, de la liberté de prescription du médecin, de l’entente directe entre malade et médecin en matière d’honoraires, du paiement direct des honoraires par le malade au médecin. » Le principe de l’entente directe a été remplacé, en 1971, par l’introduction du libre choix d’installation. Ces principes sont aujourd’hui codifiés dans l’article L162-2 du code de la sécurité sociale. 2. Robert Debré, École nationale de la santé publique, Rennes, 1973 : « L’hôpital de demain doit être le centre de la santé, avec une pénétration beaucoup plus importante de sujets qui ne sont pas hospitalisés que de sujets hospitalisés. » 3. Herell JH. The physician-administrator partnership at Mayo Clinic. Mayo Clin Proc 2001;76:107-9.
1. Chabot JM, Sibilia J. A fool’s reform: the imbroglio of « intermediate professions ». Rev Prat 2021;71(5):482-4.
2. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-soc/l15b4319_rapport-information