Ces derniers mois, la maladie d’Alzheimer (MA) a fait parler la presse, avec un papier questionnant l’hypothèse fondatrice de la physiopathologie (sur laquelle se fondent le diagnostic et une bonne partie de la recherche thérapeutique), et l’émergence d’un premier traitement capable de freiner la progression de la maladie. Le temps est venu de faire un point sur les nouveautés diagnostiques et thérapeutiques, pharmacologiques et non. Un entretien passionnant avec le Pr Thibaud Lebouvier, neurologue, CHU de Lille.

Un travail récent a remis en cause certains papiers validant l’hypothèse amyloïde dans l’explication physiopathologique de la maladie d’Alzheimer… qu’en penser ?

Il y a quelques mois, la révélation, dans un article paru dans Science, que les travaux d’un éminent chercheur étaient frauduleux a suscité un emballement médiatique. En vérité, ces travaux concernaient une forme très particulière de peptide amyloïde appelée Aβ*56. Leur invalidation ne remet pas en cause – comme on a pu l’entendre de façon erronée dans les médias – l’hypothèse de la cascade amyloïde. Cette hypothèse, selon laquelle la formation d’oligomères toxiques de peptide β-amyloïde (Aβ) va provoquer en cascade l’accumulation neuronale de protéine tau dans les neurones et la dégénérescence synaptique et neuronale, reste d’actualité. L’argument le plus convaincant est génétique : les mutations du précurseur APP (amyloid precursor protein) qui causent une surproduction ou la production d’une forme plus « agrégable » du peptide Aβ provoquent des MA héréditaires, avec des plaques amyloïdes évidemment, mais aussi une dégénérescence neurofibrillaire (c’est-à-dire des agrégats de protéine tau) et, par une cascade d’événements, une perte synaptique et neuronale et des troubles de la mémoire. En revanche, les mutations sur le gène de tau causent des maladies neurodégénératives très différentes de la MA, avec des agrégats de protéine tau mais pas de plaques amyloïdes.

Mais cette théorie n’est-elle pas finalement trop simpliste ?

Bien sûr, il s’agit d’une simplification pour décrire une maladie à la physiopathologie complexe. De nombreux points restent encore obscurs. Par exemple, le lien mécanistique entre plaques amyloïdes et agrégation de tau n’est pas encore totalement compris et certains auteurs envisagent l’implication d’un facteurtiers, comme la neuroinflammation, agissant en parallèle sur les voies amyloïde et tau. Autre énigme : certaines personnes n’ont pas de symptômes malgré une accumulation massive de plaques amyloïdes. Cela peut être expliqué par le fait que cette cascade d’événements met de 10 à 25 ans avant de provoquer une pathologie neurofibrillaire et une démence, mais suggère que le lien entre amyloïde et tau pourrait être interrompu (et que cela pourrait constituer une voie thérapeutique). D’autres personnes ont à la fois des plaques amyloïdes et une pathologie neurofibrillaire mais n’ont pas ou peu de symptômes. Leur cerveau semble résister à l’assaut de la pathologie : on parle dans ces cas de résilience cérébrale, qui est en partie liée à la réserve cognitive, c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes de compensation mis en place par des personnes ayant un haut niveau de fonctionnement cognitif. Et attention, cette dernière n’a qu’un lien indirect avec le niveau culturel ou d’éducation, chacun peut cultiver sa propre réserve.

Aujourd’hui, sur quels critères le diagnostic de MA se fonde-t-il ?

À la différence de la maladie de Parkinson, le diagnostic de la MA n’est pas uniquement clinique. Des examens complémentaires sont d’abord nécessaires pour écarter des maladies non dégénératives qui pourraient expliquer le trouble cognitif (lésions vasculaires, hydrocéphalie chronique, troubles métaboliques, etc.)

Ensuite, pour poser formellement le diagnostic, il faut rechercher l’association d’un trouble cognitif évocateur de maladie d’Alzheimer et de la signature biologique de la maladie d’Alzheimer. Les biomarqueurs que nous utilisons sont essentiellement ceux que l’on dose dans le liquide cérébro-spinal (Aβ, tau et phospho-tau) mais nous disposerons bientôt de l’imagerie des plaques amyloïdes en TEP-scan et peut-être dans les années à venir de biomarqueurs sanguins.

En pratique, la ponction lombaire n’est pas systématique : c’est un examen que l’on propose sans l’imposer. On ne la pratique pas dans les stades avancés s’il y a peu de doute diagnostique ou d’intérêt thérapeutique, a fortiori si le patient qui n’est pas en mesure d’en comprendre l’intérêt. Elle est surtout intéressante pour poser le diagnostic en cas de présentation atypique ou aux stades débutants. En effet, devant un trouble cognitif léger, le risque de porter un diagnostic de MA par excès est de 20 à 30 % si on n’utilise pas les biomarqueurs.

Quoi de neuf dans les traitements ?

Récemment, deux anticorps monoclonaux anti-substance amyloïde ont montré des résultats fascinants. Ces anticorps – visant à freiner la cascade amyloïde – s’adressent à des patients ayant une forme prodromale ou débutante de MA (c’est-à-dire sans perte d’autonomie ou avec une perte d’autonomie légère), à un stade où la pathologie neurofibrillaire est encore limitée.

L’histoire de la première molécule, l’aducanumab, est une véritable saga (détaillée dans l’encadré ci-dessous), se concluant par un avis négatif de l’agence européenne des médicaments.

Et puis est arrivé le lécanémab… Cet anticorps a été testé dans une étude de phase III sur 1 795 patients. Les résultats de l’étude publiée en décembre 2022 sont très encourageants, car tous les critères de jugement cliniques étaient positifs. C’est la première fois qu’un tel résultat est obtenu avec un anticorps anti-amyloïde ! L’étude montre qu’après un traitement de 18 mois, le score CDR-SB (évaluant le déclin cognitif) se dégrade de 1,21 point dans le groupe traité par lécanémab contre 1,66 point dans le groupe placebo ; cette différence est modeste en valeur absolue mais correspond à un ralentissement d’un tiers de progression de la maladie. Or, elle peut être cliniquement pertinente si le traitement a réellement dévié la trajectoire de la maladie, en d’autres termes s’il est « disease-modifier ». En effet, cet effet à 18 mois pourrait se traduire par des différences importantes après plusieurs années de traitement, et à long terme par un gain de plusieurs années aux stades légers de la maladie. Le souci est qu’on ne dispose que d’arguments indirects en faveur de cet effet disease-modifier. Le principal, c’est que les sujets traités par le lécanémab accumulent moins de dégénérescence neurofibrillaire (les agrégats de protéine tau) au niveau de leurs hippocampes.

Disease-modifier ou non, c’est une question cruciale, car les immunothérapies sont coûteuses et ont des effets indésirables (EI) parfois redoutables… 13 % d’œdèmes cérébraux et 17 % de lésions hémorragiques chez les patients traités, contre 2 et 9 % respectivement chez les patients recevant le placebo. La grande majorité de ces EI sont asymptomatiques ou réversibles, mais ils sont sérieux chez près de 1 personne sur 200 traitées. Mais on peut prédire le risque individuel car ces complications graves concernent quasi-exclusivement les porteurs des allèles APOE4.

S’il est impératif de confirmer l’effet « disease-modifier » à long terme des immunothérapies, faut-il le faire avant toute AMM, et risquer une perte de chance pour les patients ? Ou en post-AMM, dans le cadre d’études observationnelles, quitte à exposer des patients à des EI graves pour un bénéfice transitoire ? Mon opinion est que les données sont suffisamment troublantes pour qu’elles échappent aux médecins et aux chercheurs et puissent être présentées de façon simplifiée mais loyale, avec l’aide du génotype APOE pour estimer le risque, aux patients et à leurs familles. Si je souffrais d’une MA débutante, j’aimerais pouvoir prendre la décision de recevoir un traitement qui a certes un risque d’EI mais dont les bénéfices modérés sont prouvés à court terme, et qui pourrait changer la donne à long terme. 

Quels sont les autres traitements pharmacologiques en cours d’étude ?

Actuellement, près de deux tiers des essais cliniques testent d’autres traitements « disease-modifier » agissant sur les lésions ou les conséquences des lésions dans le but de ralentir ou stopper la MA. Plus de la moitié d’entre eux ciblent la pathologie amyloïde/tau. Mais une autre cible très en vogue est la neuro-inflammation : c’est une piste très intéressante car la pathologie amyloïde induit une réaction inflammatoire à bas bruit qui promeut le processus dégénératif.

Le dernier tiers est celui des traitements symptomatiques, qui font toujours l’objet d’études : on devrait disposer bientôt de nouveaux traitements pour agir contre les manifestations psychologiques et comportementales des démences, susceptibles de remplacer les antipsychotiques classiques, avec moins d’effets indésirables (pimavansérine, brexpiprazole par exemple) ; une autre molécule intéressante est la caféine : elle améliore l’attention et la vigilance et semble favoriser la mémorisation. Elle serait protectrice vis-à-vis de la neuro-inflammation satellite des lésions de la maladie d’Alzheimer, d’après des résultats expérimentaux. Nous avons une étude en cours dans le Nord de la France sur 248 patients (CAFCA). Et en termes de traitements symptomatiques, nous disposons toujours des inhibiteurs de la cholinestérase, qui ont été malheureusement déremboursés malgré leur efficacité modeste mais réelle.

Quelles sont les interventions non médicamenteuses qui ont fait leurs preuves ?

En prévention secondaire (chez des patients ayant une MA débutante), l’activité physique a montré des signaux d’efficacité sur la progression de la maladie : une activité modérée quotidienne (1 h par jour) serait protectrice.* Il est raisonnable de conseiller le dépistage et le traitement de tous les facteurs de risque vasculaires, ces derniers pesant vraisemblablement sur le pronostic.

Nous prescrivons également une forme de remédiation cognitivecentrée sur le langage grâce à notre formidable réseau d’orthophonistes. Ces collègues sont de plus en plus formés à la neuropsychologie et l’entraînement cognitif qu’elles proposent va souvent bien au-delà de la rééducation des troubles du langage, s’appuyant sur la plasticité cérébrale et la mobilisation de la réserve cognitive. Il faut reconnaître qu’il n’y a pas de consensus sur les méthodes les plus efficaces et que le niveau de preuve de l’orthophonie reste insuffisant, même si je fais partie des convaincus. Il faut impérativement promouvoir la recherche dans ce domaine !

Enfin, on a tendance à conseiller, en prévention secondaire, toutes les mesures qui ont montré un certain intérêt en prévention primaire : régime de type méditerranéen, vie sociale active et variée, dépistage et traitement de l’hypoacousie...

Quel dernier message voulez-vous donner aux généralistes ?

Il faut se préparer à un changement de paradigme ! Aujourd’hui nous plaidons en faveur du diagnostic de la maladie d’Alzheimer au moment opportun, c’est-à-dire à un moment où les bénéfices du diagnostic l’emportent sur les contraintes, le risque de dépression ou de stigmatisation. Je pense qu’à moyenne échéance, le repérage (ou même, si j’ose, le dépistage) d’un trouble cognitif débutant devra faire partie du parcours de soins à partir de 50-60 ans, si des traitements sont disponibles pour traiter les MA aux premiers stades. Pour cela, il faudra travailler main dans la main pour que le repérage en médecine générale soit le plus sensible possible, et raisonnablement spécifique pour ne pas saturer les centres mémoire. Le MMS par exemple ne suffit pas à repérer les stades précoces de la MA et peut être faussement rassurant : d’autres tests sont préférables, même s’il n’y a pas de consensus en France sur celui qu’il convient d’utiliser. L’impression clinique d’un collègue généraliste expérimenté ou l’entretien avec le patient et ses proches sont parfois tout aussi rentables. Les biomarqueurs sanguins, en plein essor, viendront probablement compléter l’arsenal des outils diagnostiques à disposition pour ce repérage.

Encadre

Résultats sur l’aducanumab : un véritable feuilleton !

Après un essai très encourageant de phase I montrant un véritable « nettoyage des plaques amyloïdes » et un bénéfice sur la cognition, deux essais cliniques de phase III (EMERGE et ENGAGE) ont été menés contre placebo, incluant au total plus de 3 000 patients traités pendant 78 semaines. Ces deux essais ont été arrêtés prématurément à la suite d’une analyse intermédiaire défavorable ; mais la réanalyse de données plus complètes a montré des résultats positifs dans l’étude EMERGE avec la dose la plus élevée d’aducanumab alors que l’étude ENGAGE restait négative. L’interruption de ces deux essais est une erreur regrettable car les données sont désormais trop ambiguës pour statuer sur l’efficacité du traitement. Mais contre toute attente (certains évoquent l’influence de la puissante Alzheimer’s Association), la FDA a délivré une AMM provisoire et conditionnelle à l’aducanumab, que l’agence européenne n’a pas suivi. Cette AMM n’a pas beaucoup de conséquences pratiques aux États-Unis car les assurances-santé refusent encore de rembourser ce traitement coûteux.

Pour en savoir plus
Rabin J S, Klein H, Krisn DR, et al. Associations of Physical Activity and β-Amyloid With Longitudinal Cognition and Neurodegeneration in Clinically Normal Older Adults. Jama Neurol 2019;76(10):1203-10.
Piller C. Blots on a field ?  Science 21 juillet 2022.
Lesné S, Koh MT, Kotilinek L, et al. A specific amyloid-β protein assembly in the brain impairs memory.  Nature 2006;440:352-7.
Hugon J. Maladie d’Alzheimer : une maladie biologique ?  Rev Prat 2020;70(2);152-5.
Farid K. L’imagerie moléculaire dans le diagnostic de la maladie d’Alzheimer.  Rev Prat 2020;70(2);168-9.
Mallordy F. Alzheimer débutant : l’espoir du lécanemab ?  Rev Prat (en ligne) 20 décembre 2022.
Paquet C. Perspectives thérapeutiques dans la maladie d’Alzheimer. Rev Prat 2020;70(2);170-2.
Benisty S. Déremboursement des traitements symptomatiques de la maladie d’Alzheimer.  Rev Prat Med Gen 2018;32(1009);729-30.
Amado I. La remédiation cognitive dans la prise en charge des personnes ayant une schizophrénie.  Rev Prat 2021;71(1);60-1.
Cognat E, Hourrègue C. Vers des marqueurs sanguins dans la maladie d’Alzheimer.  Rev Prat 2020;70(2);156.
Budd Haeberlein S, Von Hehn C, Tian Y, et al. EMERGE et ENGAGE : premiers résultats des études de phase III sur l’aducanumab dans la maladie d’Alzheimer au stade précoce.  Rev Neurol 2021;177:S2.