Bien que les premiers articles scientifiques sur la maltraitance envers les personnes aînées aient été publiés dans les années 1970, ce n’est qu’en 2002 que l’Organisation des Nations unies l’incluait dans le Plan d’action international de Madrid sur le vieillissement. La publication de recensions systématiques, de méta-analyses et d’ouvrage de synthèse de type handbook au cours de la récente décennie témoigne d’une avancée sur le plan des connaissances. Néanmoins, plusieurs zones d’ombre incitent à poursuivre l’exploration scientifique de la lutte contre la maltraitance. Cet article synthétise les principales connaissances et lacunes en recherche en y intégrant des pistes pour la pratique médicale.

Définition

En l’absence de définition universelle, de nombreux États ont adopté celle proposée en 2002 par l’Organisation mondiale de la santé qui stipule : « Il y a maltraitance quand un geste singulier ou répétitif, ou une absence d’action appropriée, se produit dans une relation où il devrait y avoir de la confiance et que cela cause du tort ou de la détresse chez une personne aînée »1 (traduction libre). Elle comprend quatre éléments capitaux :
– le geste qui réfère à de la violence ;
– l’absence d’action appropriée qui suggère la négligence ;
– la confiance présumée qui teinte la relation avec la personne aînée (ce qui dépasse du cadre familial pour inclure le voisinage, les soignants professionnels ou autres dispensateurs de services, etc., tout en excluant les gestes commis par des étrangers) ;
– les effets délétères de la maltraitance, soit la morbidité accrue et la mortalité prématurée.
Cependant, l’opérationnalisation de cette définition en des éléments mesurables est un véritable défi, et son interprétation varie selon les cultures. En l’absence de mesure étalon de la maltraitance, chaque étude peut employer ses propres mesures, ce qui complique les synthèses comparatives et affecte la reconnaissance des situations de maltraitance dans la pratique.2
Chaque État est convié à adopter une définition de la maltraitance qui soit largement partagée par plusieurs acteurs et professionnels. Elle doit ensuite être traduite en indices pour que les praticiens soient en mesure de la reconnaître. En guise d’exemple, au Québec, un travail intersectoriel (praticiens, planificateurs de politiques publiques et chercheurs) a mené à une reconnaissance partagée de maltraitance des personnes aînées, soit la violence et la négligence, selon sept types : physique, psychologique, sexuel, matériel et financier, violation des droits, âgisme et organisationnel. Cette terminologie est exposée dans le Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées 2017-2022.3

Ampleur

Les enquêtes populationnelles, soit celles dont les collectes de données sont menées auprès d’un échantillon représentatif de la population, sont scientifiquement plus fiables que les statistiques compilées par diverses instances et dispositifs pour évaluer l’ampleur du problème. Cependant, en raison de leur coût, rares sont les États ou équipes de recherche qui ont mené une telle démarche. En 2017, une méta-analyse de 52 études populationnelles a permis d’établir qu’annuellement 15,7 % des personnes âgées de 60 ans et plus, vivant à domicile, sont maltraitées.4 La prévalence de la maltraitance psychologique est de 11,6 %, celle de la maltraitance matérielle et financière est de 6,8 %, celle de la négligence est de 4,2 %, celles de la maltraitance physique de 2,6 % et sexuelle de 0,9 %.
L’estimation de l’ampleur de la maltraitance en établissement de soins de longue durée est complexifiée par la santé physique ou cognitive de nombre de personnes aînées qui affecte leur demande d’aide ou leur dénonciation. Une méta-analyse, dont les résultats doivent être interprétés avec réserve en raison du faible nombre d’études, établit que 64,2 % des employées rapportent avoir eux-mêmes été maltraitants au cours de l’année ayant précédé la collecte de données.5 Les rares études ayant pour répondants des personnes aînées hébergées ont révélé que 33,4 % disaient avoir vécu de la maltraitance psychologique, 14,1 % de la maltraitance physique, 13,8 % de la maltraitance matérielle et financière, 11,6 % de la négligence et 1,9% de la maltraitance sexuelle.
Une méta-analyse comparant la prévalence obtenue selon les répondants, soit des personnes aînées ou des tiers (proche, soignant professionnel, etc.), illustre la reconnaissance différente de la maltraitance selon le point de vue ;6 les tiers rapportant des taux trois fois plus élevés que les personnes aînées (34,3 vs 10 %). Ces résultats suscitent une série de questions : est-ce que les personnes aînées sous-estiment la maltraitance ? Est-ce qu’elles savent la reconnaître quand elles en sont la cible ? Est-ce que les tiers répondants surestiment l’ampleur du problème ? Etc.
La maltraitance n’étant pas un épiphénomène, les praticiens sont conviés à la repérer. En raison des lacunes méthodologiques précédemment exprimées, il importe de garder en tête que ces données de prévalence sont considérées par plusieurs scientifiques comme une sous-estimation du nombre réel de cas.

Facteurs de risque

Une meilleure compréhension des caractéristiques des personnes susceptibles d’être maltraitées ou d’être maltraitantes permet de mieux cibler les programmes de prévention, de prêter une attention accrue en repérage et d’intervenir avec plus d’exactitude. Un récent enrichissement de la classification du National Research Council des États-Unis permet d’apprécier ces facteurs selon la robustesse des études.
Le croisement de certains facteurs (tableaux 1 et 2)7 peut susciter des interrogations. Par exemple, le partage de son milieu de vie tout comme l’isolement social et le faible réseau social sont des facteurs de risque. Cela s’explique par le fait que ces facteurs ne seraient pas associés aux mêmes types de maltraitance. De plus, de récents travaux tendent à souligner les effets de la violence ou de la négligence vécue tout au long de la vie sur le risque de vivre de la maltraitance à un âge avancé. Des recherches reposant sur des devis longitudinaux permettraient de bonifier les connaissances à cet égard.
En sus d’une attention aux caractéristiques de la personne aînée, les facteurs de risque en milieu d’hébergement comprennent le contexte organisationnel et les caractéristiques des salariés.

Conséquences

Peu importe sa forme ou son type, la maltraitance peut entraîner de multiples effets sur la santé et le bien-être des personnes aînées, pouvant aller jusqu’à une relocalisation prématurée en milieu d’hébergement, voire au décès de la personne maltraitée. Le tableau 3 en présente quelques exemples.

Interventions à mettre en œuvre

Tel qu’illustré dans le tableau 4, trois types d’intervention peuvent être menés selon quatre axes de prévention.
Mis à part ceux qui œuvrent en santé publique, c’est en détection et suivi que sont le plus engagés les médecins. Ils sont amenés à repérer la maltraitance chez leur patient âgé, chez les aidants proches et dans les actions ou inactions de divers soignants (y compris dans les leurs). Bien qu’aucun outil ne puisse se substituer au jugement clinique, l’usage d’outils de recherche de cas peut faciliter le travail. Cependant, aucun outil, parmi la quinzaine ayant de bonnes qualités psychométriques,8 ne peut être utilisé par l’ensemble des professionnels (médecin, infirmière, travailleur social, etc.) ni dans tous les contextes propices au repérage (à domicile, en cabinet, aux urgences, en soins de courte durée gériatrique, etc.). L’Elder Abuse Suspicion Index (EASI) est l’un des rares outils validés en français et en anglais, développé par Mark Yaffe et deux collègues à Montréal ; conçu pour être utilisé par les médecins (téléchargeable gratuitement sur Internet*), il comprend cinq questions à poser au patient âgé, suivi d’une appréciation clinique par le médecin.
Dans le contexte de l’aidance par un proche, la maltraitance, qu’elle soit intentionnelle ou non intentionnelle, peut refléter l’épuisement des proches. Les interventions doivent alors comprendre le renforcement du soutien à l’entourage de la personne aînée en situation de dépendance, y compris le recours à des mesures de répit (les nouvelles formules de répit, dont le « baluchonnage », permettent à l’aidant de choisir s’il souhaite prendre une distance du domicile en ayant une personne de confiance qui viendra vivre avec la personne aînée pour une période déterminée ou s’il préfère que la personne aînée fasse un séjour temporaire en milieu d’hébergement).

Des pistes prometteuses

Les travaux scientifiques ouvrent des pistes prometteuses : la formation initiale des futurs professionnels et la formation continue des praticiens en exercice (définition, forme et types, facteurs de risque, conséquences, repérage, indices, etc.) ; le développement d’approches bientraitantes qui respectent les valeurs des personnes aînées, leur culture, leurs croyances, leurs droits et libertés ; la traduction et l’adaptation culturelle d’outils de repérage validés ; le développement de guides de pratique et de protocoles pour soutenir les praticiens. La plupart des modèles de pratique de lutte contre la maltraitance plaident pour des approches collaboratives entre professionnels (médecins, autres soignants, travailleurs sociaux, police, etc.). En contexte de soins, la lutte contre la maltraitance suscite une réflexion éthique, car ce qui est vécu comme maltraitant par un patient âgé ne le sera pas nécessairement par un autre. Des balises légales ont été mises en place, notamment le signalement obligatoire de certaines situations. Ce faisant, tout médecin doit connaître ses responsabilités à cet effet. 
Références
1. World Health Organization. The Toronto Declaration on the Global Prevention of Elder Abuse. Geneva, 2002.
2. Garma CT. Influence of health personnel’s attitudes and knowledge in the detection and reporting of elder abuse: an exploratory systematic review. Psychosocial Intervention 2017;26:73-91.
3. Ministère de la Famille-secrétariat aux Aînés. Gouvernement du Québec. Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées 2017-2022. http://bit.ly/2LSGa8W
4. Yon Y, Mikton C, Gassoumis Z, Wilber K. Elder abuse prevalence in community settings: a systematic review and meta-analysis. Lancet 2017;5:e147-e156.
5. Yon Y, Ramiro-Gonzalez M, Mikton CR, Huber M, Sethi D. The prevalence of elder abuse in institutional settings: a systematic review and meta-analysis. Eur J Public Health 2019;29:58-67.
6. Ho C, Wong H, Chiu M, Ho R. Global prevalence of elder abuse: a meta-analysis and meta-regression. East Asian Arch Psychiatry 2017;27:43-55.
7. Beaulieu M, Leboeuf R, Pelletier C, Cadieux-Genesse J. La maltraitance envers les personnes aînées. In : Laforest J, Bouchard LM, Maurice P (eds). Institut national de santé publique. Gouvernement du Québec. Rapport québécois sur la violence et la santé, 2018. 2018:169-97. http://bit.ly/31WlJh5
8. Laforest J, Maurice P, Beaulieu M, Belzile L. Recherche de cas de maltraitance envers des personnes aînées par des professionnels de la santé et des services sociaux en première ligne. Institut national de santé publique Québec : Gouvernement du Québec, 2013

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Résumé

S’appuyant sur les recherches récentes de bon niveau (méta-analyses, recensions systématiques, ouvrage de synthèse), un bilan des connaissances scientifiques sur la maltraitance envers les personnes aînées est dressé à travers cinq thèmes : définition, ampleur, facteurs de risque, conséquences et pratiques. Une réflexion critique et des pistes d’intervention y sont intégrées.