20 % des dépressions et 40 % des suicides seraient directement attribuables à la maltraitance subie dans l’enfance
Dépression, anxiété, addiction, tentative de suicide… De nombreuses maladies mentales, ou comportements en résultant, sont liés à des traumatismes vécus durant l’enfance. Toutefois, la part de causalité entre ces événements infantiles et des affections mentales présentes à l’âge adulte reste inconnue.
Une équipe internationale de cinq chercheurs a tenté de quantifier cette causalité – et donc d’estimer la proportion de plusieurs pathologies psychiatriques qui pourrait être directement attribuable à une maltraitance subie dans l’enfance – en Australie.
Ils se sont appuyé, d’abord, sur les estimations du lien causal issues d’une précédente méta-analyse de34 études quasi-expérimentales (54 646 participants au total). Ces études évaluaient le lien entre la présence d’une maltraitance infantile (maltraitance physique, sexuelle, émotionnelle ; négligence physique, émotionnelle ; privations…) et différents troubles mentaux (dépression, anxiété, idéations ou tentatives de suicide, auto-mutilations, troubles de l’usage de substances…) en prenant en compte les facteurs confondants génétiques et environnementaux, tels que lesantécédents psychiatriques familiaux et la précarité socioéconomique, pour donner des estimations plus fiables d’un véritable lien causal que les études observationnelles classiques.
Ils ont ensuite transposé ces estimations à toute la population australienne, grâce aux résultats de trois larges études représentatives de la population :
- l’Australian Child Maltreatment Study (ACMS, 2021), qui estimait la prévalence de la maltraitance infantile dans le pays (54 %) grâce à l’interrogatoire d’un échantillon représentatif de 8 500 participants âgés de 16 ans et plus (auto-déclaration de diverses maltraitances subies pendant l’enfance, validée par des psychologues) ;
- le National Study of Mental Health and Wellbeing (NSMHW, 2020 – 2022), qui renseignait sur le nombre de cas de diverses pathologies psychiatriques en Australie ;
- enfin, l’Australian Burden of Disease Study de 2023, qui renseignait sur le fardeau des maladies psychiatriques en termes de morbidité et mortalité.
Les résultats, publiés début mai dans le JAMA Psychiatry , indiquent que la maltraitance infantile – définie comme la violence sexuelle, la négligence, ou la maltraitance physique ou émotionnelle avant 18 ans – est la cause d’une proportion substantielle des maladies mentales en Australie. Cette proportion varie de 21 % pour la dépression (IC95 % = [13 % ; 28 %]) à 41 % pour les tentatives de suicide (IC95 % = [27 % ; 54 %]), en passant par 24 % et 27 % respectivement pour l’anxiété et les troubles de l’usage de l’alcool (respectivement : IC95 % = [13 % ; 34 %] et IC95 % = [16 % ; 37 %]).
En tout, en Australie, « plus de 1,8 million de cas de dépression, d’anxiété et de troubles de l’usage de substances pourraient être évités si la maltraitance infantile était éradiquée », affirment les auteurs. La maltraitance infantile y serait en outre responsable de 66 143 années de vie perdues (IC95 % = [43 313 ; 87 314]), notamment à cause des suicides. Pour les chercheurs, ces résultats « soulignent l’urgence à combattre la maltraitance infantile pour réduire la prévalence et le fardeau des troubles mentaux ».
Quelles mesures de prévention ?
Bien que ces estimations ne concernent que l’Australie, elles donnent une idée de l’ampleur de conséquences psychiatriques directes – outre les conséquences somatiques connues – de la maltraitance infantile, au moins dans les pays à caractéristiques similaires (pays à hauts revenus, comme la France).
Identifier les facteurs de risque de maltraitance infantile est un premier pas pour prévenir ces conséquences. C’est ce qu’a fait un groupe de chercheurs français (Épiphare, Inserm et plusieurs centres hospitaliers), se focalisant sur lamaltraitance physique,dans une étude qui vient de paraître dans le Lancet Regional Health Europe .
Ils ont utilisé les données de la cohorte nationale mère-enfant ÉPI-MÈRES incluant tous les enfants nés vivants en France entre 2010 et 2019 identifiés grâce au Système national des données de santé (SNDS). Au total, 6 897 384 enfants ont été inclus dans l’étude, dont 2 994 ont eu un diagnostic de maltraitance physique précoce (avant l’âge de 1 an), soit40 pour 100 000 enfants.
Leurs résultats montrent que les facteurs indépendants ayant les plus fortes associations avec la maltraitance physique précoce de l’enfant sont :
- la précarité économique de la mère, qui double le risque par rapport à un revenu maternel d’au moins 2 000 €/mois : aHR = 1,91(IC95 % : 1,67 - 2,18) ;
- un âge maternel < 20 ans, qui multiplie le risque par 7 par rapport à un âge entre 35 et 40 ans : aHR = 7,06 (IC95 % : 6,00 - 8,31) ;
- des troubles de l’usage des substances chez la mère : aHR = 1,85 pour l’alcool (IC95 % : 1,48 - 2,31) et aHR = 1,90 pour les opioïdes (IC95 % : 1,41 - 2,56) ;
- les violences conjugales : aHR = 3,33 (IC95 % : 2,76 - 4,01) ;
- un diagnostic chez la mère (avant, pendant ou après la grossesse) de pathologie psychiatrique (aHR = 1,50 ; IC95 % : 1,14 - 1,97) ou somatique chronique (aHR = 1,55 ; IC95 % : 1,32 - 1,83), ou un antécédent d’hospitalisation pour pathologie psychiatrique (aHR = 1,88 ; IC95 % : 1,49 - 2,36) ;
- grande prématurité (< 32 SA) : aHR = 2,15 ; IC95 % : 1,68 - 2,75) ;
- diagnostic de trouble neurocognitif sévère chezl’enfant, qui multiplie le risque par 14 : aHR = 14,37 (IC95 % : 11,85 - 17,44).
Les auteurs soulignent que ces données pourraient servir à conduire des évaluations plus précises du risque individuel qui tiendraient mieux compte de ces facteurs, pour mieux diriger les interventions existantesaux familles les plus à risque. Fondées sur des campagnes universelles de prévention et d’information sur les conséquences délétères de ces maltraitances, les interventions actuelles ont montré des effets très modestes jusqu’ici.
De plus, ces données mettent en exergue la nécessité d’interventions multidimensionnelles, puisque les facteurs identifiés sont tout à la fois liés aux inégalités socioéconomiques, à la vulnérabilité maternelle et à la faiblesse du lien parent-nourrisson.
L’Académie de médecine a, quant à elle, récemment publié des recommandations visant à améliorer le repérage, le diagnostic et la prise en charge des enfants subissant des maltraitances physiques (v. encadré).
Recommandations de l’Académie pour améliorer la prise en charge des enfants maltraités
1) Hospitaliser tout enfant victime ou suspecté d’être victime d’une maltraitance physique, tant que tous les éléments du diagnostic ne sont pas établis pour le soigner et le protéger.
2) Renforcer les moyens humains de chaque UAPED (Unités d’accueil pédiatriques des enfants en danger) et y intégrer un temps de pédopsychiatrie.
3) Renforcer la prévention et le repérage des situations à risque dès la grossesse, en renforçant la consultation du 4e mois et le suivi à domicile.
4) Renforcer la protection et l’accompagnement des médecins afin que ceux-ci n’hésitent plus à faire hospitaliser, repérer et signaler les situations à risque ou avérées de maltraitance.
5) Étendre le périmètre du numéro 119 aux médecins et personnels de santé en facilitant l’orientation de leurs appels vers les UAPED.
6) Créer un registre national pour suivre l’épidémiologie et juger de l’efficacité des mesures mises en œuvre.
Blangis F, Drouin J, Launay É, et al. Maternal, prenatal and postnatal risk factors for early child physical abuse: a French nationwide cohort study. Lancet Regional Health Europe, 14 mai 2024.
Académie nationale de médecine. Maltraitance physique chez l’enfant. Améliorer le repérage, le diagnostic et la prise en charge dans le secteur de la santé. Rapport adopté le 30 avril 2024.