Si les praticiens savent dépister la consommation excessive d’alcool et gérer le sevrage, la difficulté en médecine générale est d’utiliser les médicaments de maintien de l’abstinence et d’accompagner les patients sur le long terme, avec leurs angoisses, leurs échecs et leurs rechutes… Comment s’y prendre, alors que le temps de consultation est très limité ? Loin des solutions miracles, le Dr Jean-Pierre Aubert, médecin généraliste à Paris, auteur du livre Histoires d’alcool, propose des pistes concrètes…

 

En France le mésusage de l’alcool, en baisse depuis 50 ans, reste fréquent : 7 à 8 % des adultes1 sont consommateurs « à risque de dépendance », et 4,6 % des Français déclarent au moins une alcoolisation ponctuelle importante par semaine.2 Les capacités d’accueil spécialisées (133 000 personnes accueillies en 2010) sont donc très insuffisantes : seuls les généralistes sont, par leur nombre, en mesure de répondre à cette épidémie.

La prise en charge d’un patient qui a un mésusage de l’alcool suppose de définir avec lui des objectifs individuels, qui peuvent ne pas être l’abstinence :3 la simple réduction de la consommation est une cible raisonnable, si c’est le choix du patient. Ce travail de définition d’objectifs repose sur l’approche motivationnelle, aujourd’hui bien formalisée et incontournable en soins primaires.4

Si le sevrage est choisi, ses modalités thérapeutiques, connues depuis longtemps, reposent sur les benzodiazépines et la vitamine B1 (20 à 40 mg de diazépam par jour pendant 2 à 3 jours, puis réduction et arrêt en 4 à 7 jours ; vitamine B1 500 mg/j pendant 5 jours, puis 250 mg/j pendant 15 jours). Cette courte phase d’accompagnement au sevrage pose peu de problèmes en médecine générale, les patients étant souvent, à ce moment de leur parcours, très motivés.

La difficulté commence avec le maintien de l’abstinence, ou d’une consommation modérée. C’est dans cette très longue phase, parsemée d’accidents de vie, de ruptures de la relation thérapeutique, de ré-alcoolisations, parfois de mésusages d’autres produits, que la résistance du généraliste est mise à l’épreuve. Il a à sa disposition des outils pharmacologiques et des techniques relationnelles : que savons-nous de ces deux types d’approche ?

Les médicaments sont ici en nombre restreint et d’efficacité modérée. Trois molécules ont montré leur supériorité par rapport au placebo dans des essais de qualité.

L’acamprosate est la mieux évaluée, et celle dont les effets sont le plus durables en termes de taux d’abstinence : 5 à 25 % dans les groupes placebo, contre 18 à 45 % dans les groupes acamprosate. La posologie est de 4 à 6 comprimés de 333 mg par jour, en trois prises. L’AMM propose 1 an de traitement, mais il peut être poursuivi tant qu’il existe un bénéfice et que le patient le souhaite.

La naltrexone paraît sur le long terme moins efficace. Deux essais randomisés en double aveugle contre placebo ont montré une efficacité supérieure au placebo sur le taux d’abstinence au bout de 3 mois (54 % contre 31 %), ainsi qu’une augmentation du délai de ré-alcoolisation, et une baisse significative de la consommation d’alcool dans le groupe traité. Ces résultats ne sont malheureusement pas durables, puisque 4 mois après l’arrêt du traitement, aucune différence n’est plus observée. La naltrexone paraît intéressante pour une prévention des dérapages vers les fortes consommations.

Le baclofène a eu en France une histoire controversée depuis l’observation par O. Ameisen sur un cas (lui-même) d’une efficacité qu’il annonçait comme spectaculaire, notamment sur le ressenti du craving. L’efficacité constatée sur la réduction de consommation, dans des essais de bonne qualité, lui a valu en 2018 une AMM à des posologies inférieures à 80 mg par jour. Cette AMM a été contestée, avec succès, devant le tribunal administratif par un collectif de soutien à la prescription de cette molécule, qui estimait la dose recommandée insuffisante. Le jugement a finalement été cassé par le Conseil d’État, puis un second jugement a confirmé le 4 mars 2021 la légalité de l’AMM de 2018, mais en supprimant la limitation de posologie. Le baclofène peut donc être utilisé, en seconde intention (et notamment après échec de l’acamprosate et de la naltrexone) à des posologies progressives, de 20 à 300 mg par jour, en sachant que les dosages supérieurs à 80 mg par jour restent mal évalués.

La principale inconnue est celle des modalités de l’accompagnement relationnel sur le long terme. Une revue générale, publiée par Cheng et al. en 2020 dans le British Medical Journal,5 conclut que la réponse à cette question n’est pas connue.

La plupart des études disponibles font état de techniques relationnelles développées en milieu spécialisé, dans des contextes très différents des contraintes de la pratique en médecine générale. L’évaluation du suivi de ces patients ayant un mésusage de l’alcool pose de difficiles problèmes méthodologiques, rendant ininterprétables de nombreux résultats. La définition des populations étudiées est une première difficulté : selon le DSM-5, pour définir un trouble « modéré à sévère » d’utilisation de l’alcool, il faut repérer au moins quatre symptômes dans une liste de onze, la plupart parfaitement subjectifs, tels que « l’alcool est souvent pris en quantité plus importante ou pendant une période plus longue que prévu » ou « poursuite de l’utilisation de l’alcool malgré des problèmes sociaux ou interpersonnels, persistants ou récurrents, causés ou exacerbés par les effets de l’alcool ». La définition de ces populations n’est pas aisée, ainsi que la reproductibilité des critères par plusieurs investigateurs d’une même étude, et leur comparaison d’une étude à l’autre. Le deuxième obstacle est la définition des critères d’évaluation. Certaines études utilisent le taux d’abstinence (à des échéances variables d’une étude à l’autre), d’autres des niveaux prédéfinis de réduction de la consommation, d’autres encore la réduction ou la disparition d’alcoolisations aiguës ; enfin, certaines considèrent des combinaisons diverses de ces critères.

Ces deux premières difficultés (définition des critères d’inclusion et d’évaluation) ne sont pas propres à la médecine générale, mais elles sont plus aiguës dans ce contexte que dans l’univers des addictologues où, par exemple, des autoquestionnaires peuvent être distribués en salle d’attente (car tous les consultants y ont par définition un mésusage), ce qui est plus difficile et stigmatisant en médecine générale.

Mais le problème méthodologique majeur est la définition des techniques relationnelles suivies par les généralistes. Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC), ou les techniques motivationnelles, par exemple, ont fait l’objet d’études de qualité acceptable en milieu spécialisé, où elles peuvent être formalisées et appliquées spécifiquement par des soignants formés. Mais en soins primaires, comment être sûr qu’un soignant utilise bien spécifiquement une technique et non une autre, sans même tenir compte du fait que la plupart de ces techniques imposent une durée d’entretien bien supérieure aux 15 minutes moyennes qu’un généraliste peut consacrer à son patient ?

Enfin, toute évaluation thérapeutique suppose des groupes témoins bénéficiant d’une « intervention standard » ou d’une « absence d’intervention » qu’il est très difficile de formaliser en soins primaires.

Force est donc de constater que nous ne savons pas quelles sont les méthodes efficaces de suivi de ces patients en médecine générale. S’il faut appeler les départements de médecine générale à promouvoir la recherche, il faut aussi mettre les mains dans le goudron, et soigner les gens avec les moyens disponibles, non évalués actuellement, puisque de toute façon la prise en charge de ces patients en médecine générale est une recommandation gouvernementale.6

En l’absence de point d’appui scientifique, j’utiliserai la première personne du singulier pour donner ce qui n’est rien d’autre qu’une opinion, non validée : l’opinion d’un vieux généraliste qui a rencontré, pendant 40 années d’exercice, de nombreux patients ayant un mésusage de l’alcool, expérience que j’ai tenté de raconter récemment dans un ouvrage.7 Le mésusage de l’alcool est bien plus qu’un symptôme ou qu’un chapitre du DSM-5, c’est la pointe d’un iceberg de difficultés relationnelles, psychologiques et sociales. Prenons le temps d’écouter ces patients, avec nos outils psychothérapeutiques quels qu’ils soient : d’abord, bien sûr, notre empathie et notre capacité à « encaisser », que nous avons développées dans notre métier de médecins. Mais l’empathie n’est pas tout, il nous faut aller chercher de la formation aux techniques relationnelles : thérapies motivationnelles, TCC, thérapies familiales, psychanalyse, analyse transactionnelle, relaxation, méditation en pleine conscience, hypnose, EMDR (eye movement desensitization and reprocessing)... L’important n’est pas d’appliquer rigoureusement une (ou plusieurs) méthode(s), c’est de l’utiliser en la maîtrisant, pour ne pas être débordés par les affects que nous soulèverons. Formons-nous à ces techniques, en privilégiant celle(s) qui nous attire(nt), puisqu’aucune aujourd’hui n’a fait ses preuves sur le long terme, et essayons de nous y sentir bien. Car si l’objectif d’une relation thérapeutique est le bien-être du patient, elle n’existera que tant que le thérapeute s’y sentira, lui-même, heureux.

Dr Jean-Pierre Aubert, médecin généraliste

Références :

1. Inserm. Alcool et santé : lutter contre un fardeau à multiples visages. 25 octobre 2021.

2. Santé Publique France. Consommation d’alcool, comportements et conséquences pour la santé. BEH n° 5-6. 19 février 2019.

3. Société française d’alcoologie. Mésusage de l’alcool : dépistage, diagnostic et traitement. Recommandation de bonne pratique. Alcoologie et Addictologie 2015;37(1):5-84.

4. Lécallier D. Entretien motivationnel chez l’alcoolodépendant. Rev Prat Med Gen 2013;27(896):164-5.

5. Cheng HY, McGuinness LA, Elbers RG, et al. Treatment interventions to maintain abstinence from alcohol in primary care: systematic review and network meta-analysis. BMJ, 25 novembre 2020.

6. Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives. Alcool, tabac, drogues, écrans : plan national de mobilisation contre les addictions 2018-2022. 8 février 2019.

7. Aubert JP. Histoires d’alcool. Peut-on en parler à son médecin ? Éditions du Cerf, 2021.

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