Consommation d’alcool : un problème français persistant
La France se situe parmi les pays les plus consommateurs d’alcool (6e rang parmi les 34 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE]1), et la consommation d’alcool y est ubiquitaire (42,8 millions de consommateurs). En diminution régulière depuis les années 1960, elle stagne désormais avec 11,7 litres par an et par Français de 15 ans et plus en 2017.2 Expérimentée pour la première fois au cours de l’adolescence, elle devient régulière (10 fois ou plus par mois) pour 8 % des jeunes de 17 ans, et près de 50 % d’entre eux décrivent au moins une alcoolisation mensuelle importante. Environ 1/4 des adultes a une consommation qui dépasse les repères préconisés (révisés à la baisse en 2020 par Santé publique France : ≤ 2 verres par jour, ≤ 10 verres par semaine et des jours sans consommer pendant la semaine ; « Pour votre santé, l’alcool, c’est maximum 2 verres par jour et pas tous les jours »).
Enfin, 20 % des femmes enceintes déclarent avoir bu de l’alcool, chiffre en diminution mais toujours préoccupant.
La pandémie de Covid-19 a eu une influence démontrée en la matière. Parmi les consommateurs d’alcool interrogés dans une enquête de Santé publique France : 11 % déclarent que leur consommation a augmenté depuis le confinement (plus fréquemment pour les moins de 50 ans, les personnes vivant dans une grande ville et les parents d’enfants de moins de 16 ans), 65 % qu’elle est stable et 24 % qu’elle a diminué.3 L’OCDE constate que les habitudes de consommation d’alcool ont changé, passant des bars et restaurants au domicile. Elle précise que, dans l’ensemble, la quantité d’alcool consommé est restée stable, mais lorsqu’elle a évolué, cela a été plus souvent à la hausse dans les pays européens. Les ventes hors débits de boisson, comme le commerce en ligne et les magasins de détail, ont fortement augmenté. Aux États-Unis, par exemple, les ventes en ligne ont fait un bond de 234 %.4
Deuxième cause de mortalité évitable !
La consommation d’alcool est la première cause d’hospitalisation en France et 41 000 décès (7,4 % de l’ensemble des décès) lui étaient attribués par an en 2015 (30 000 hommes et 11 000 femmes).5 La mortalité liée à l’alcool est majeure pour la tranche d’âge 35-64 ans. L’alcool est ainsi en France la deuxième cause de mortalité évitable, après le tabac.
Par ailleurs, les conséquences sur la santé se traduisent aussi par des maladies induites : cancers ; pathologies cardiovasculaires, psychiatriques, digestives...
Alors que les femmes consomment moins d’alcool en moyenne, l’incidence des cancers attribuables à l’alcool est similaire entre les sexes.
De plus, l’alcoolisation fœtale peut provoquer chez l’enfant des troubles et des malformations. Le syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF) en est la forme la plus grave ; sa prévalence (estimée à 37 pour 10 000) est plus élevée en Europe qu’ailleurs dans le monde.
Enfin, de nombreux problèmes sociaux et une part de la mortalité accidentelle trouvent leur origine dans la consommation d’alcool : perte d’emploi, désocialisation, violences (notamment conjugales), insécurité routière...
Tous ces effets se comptent en année de vie perdue : une année en moins pour une consommation supérieure à 1 verre par jour pour les femmes et 1,5 verre par jour pour les hommes en France.6
En petite quantité, pas de danger ?
Contrairement à ce qui a été parfois suggéré par certaines études (le fameux « French paradox »), aucun niveau de consommation d’alcool n’est bénéfique pour la santé. Cette assertion provient des limites méthodologiques de ces études. On note ainsi en particulier un nombre important de cancers du sein imputables à l’alcool, particulièrement à des niveaux de consommation faibles à modérés (10 à 15 g/j soit 1 à 1,5 verres/j).7 Réduire la consommation d’alcool, même lorsqu’elle est déjà faible à modérée, permettrait ainsi de diminuer la mortalité et l’incidence de pathologies induites.
Au total, toute consommation d’alcool est nuisible pour la santé ; zéro verre par semaine correspond au risque minimal de dommages.
Balance économique en défaveur de la société
Le coût social de l’alcool (mortalité et morbidité attribuables) est très élevé : il était estimé à 118 milliards d’euros en 2010 en France).8 Or les recettes fiscales liées à la vente d’alcool ne représentent qu’1/30e de ce coût social !8
Quelles mesures existent en France ?
Une loi réprimant l’ivresse sur la voie publique avait été votée dès la fin du XIXe siècle en France, mais davantage dans un objectif de protection de l’ordre public que de santé publique.
C’est seulement dans les années 1950 qu’une circulaire interdit la consommation d’alcool à l’école pour les enfants de moins de 14 ans ! Et 20 années plus tard qu’un taux maximum légal d’alcoolémie (0,8 g/L) est imposé pour la conduite automobile (loi du 9 juillet 1970) !
La loi Évin du 10 janvier 1991 encadre strictement la publicité en faveur des boissons alcooliques. Elle est aujourd’hui réglementée par les articles L.3323-2 à L.3323-6 du Code de la santé publique. En plus de ne pas toujours être respectée, ce texte de loi a été modifié et affaibli par rapport à sa version originale.
Ainsi, bien que non autorisée à la télévision, il n’est pas rare d’y voir une promotion de boissons alcoolisées de façon plus ou moins explicite : verres de vin à disposition de débatteurs attablés à une heure de grande écoute, marques de bières affichées aux abords des terrains de football dont le téléspectateur profite à la faveur d’une retransmission. Le message sanitaire préventif obligatoire « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé » fait-il le poids face aux messages implicites adressés ?
Par ailleurs, aucune loi n’interdit la consommation d’alcool sur la voie ou dans les jardins publics ; les maires peuvent prendre cette décision, à titre provisoire. De même, il est étonnant que la consommation de vins et de bières soit autorisée dans les cantines d’entreprises et lors de célébrations d’événements.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a évalué 10 volets des politiques « alcool » nationales en 2018.1 La France se place dans la moyenne supérieure européenne. Son point faible est celui de la politique des prix : tarifs abordables (par rapport aux niveaux des revenus) comparé aux autres pays, absence de prix minimum, absence d’interdiction de la vente à perte, absence d’interdiction des rabais proportionnels aux volumes d’alcool achetés, etc.
L’alcool (et le vin en particulier) est l’un de nos emblèmes nationaux. La dynamique en faveur de la santé publique (et les lois qui la soutiennent) pour en éviter le mésusage est évidemment ralentie par la défense d’intérêts économiques de la profession.
Comment faire mieux ?
La première des mesures doit être la prévention : en particulier, il s’agit de repérer les sujets à risque de mésusage et donc d’identifier les facteurs de vulnérabilité. S’y associent la prise en charge du mésusage et l’accompagnement optimal vers le sevrage en soins primaires.
Plus généralement, l’OMS a établi en 2010 un certain nombre de mesures rentables pour réduire l’usage dommageable d’alcool.9 Elles associent 3 objectifs :
– Limiter la disponibilité : âge minimum pour la vente, monopole de la vente au détail, licence pour la vente au détail, restrictions sur les horaires d’ouverture pour la vente à emporter, limitation de la densité des points de vente à emporter, restrictions sur les horaires d’ouverture pour la consommation sur place, limitation de la densité des débits de boissons à consommer sur place.
– Adapter le marketing : interdiction de la publicité sur internet/les réseaux sociaux, interdiction des ventes promotionnelles à perte, interdiction du sponsoring des événements sportifs et des événements touchant la jeunesse.
– Gérer le prix : droits indirects sur l’alcool variant avec l’inflation, prix minimum par unité d’alcool, interdiction des rabais en fonction des volumes.9
On aimerait qu’enfin une vraie stratégie globale et cohérente de prévention soit instaurée en France.
Les constats établis par la Cour des comptes en 2016 confirment ce besoin :10
– absence de consensus sur le bilan économique global des consommations nocives d’alcool et le couple volume consommé/risque ;
– baisse de la consommation globale mais augmentation de comportements à risque en particulier chez les jeunes, les femmes et les populations précaires ;
– insuffisance des efforts de recherche permettant de documenter de manière robuste les effets nocifs des différentes formes de consommation d’alcool, de manière à mieux définir les stratégies appropriées de santé ;
– réponses sanitaires aux consommations nocives d’alcool tardives et mal coordonnées ;
– absence de feuille de route claire pour les différents acteurs et de programme national spécifique dédié à la lutte contre les consommations nocives d’alcool.
Les 3 grandes orientations proposées par la Cour sont les suivantes :10
– élaborer, au sein du plan contre les addictions, un programme de lutte contre les consommations nocives d’alcool, fondé sur les preuves scientifiques et porté au plus haut niveau gouvernemental ;
– provoquer une prise de conscience et prévenir les risques des consommations nocives d’alcool par une information et des actions de prévention appropriées et mises en cohérence avec les avancées de la science.
– renforcer l’impact des leviers d’action existants qui s’avèrent souvent peu efficients. Alors que certains méritent une attention particulière car ils sont aujourd’hui sous-utilisés (comme le repérage précoce ou l’action sur les prix et la fiscalité), d’autres pourraient être plus simplement rénovés et adaptés aux besoins de l’action publique (comme la réglementation de la distribution, du lobbying et de la publicité ou le contrôle et les sanctions de la conduite en état d’alcoolisation).
Peut-on rester optimiste et croire encore que ces mesures seront un jour prises, alors que le président de la République en place vient d’être désigné « personnalité de l’année 2022 » par une revue célébrant le vin français ? Et que l’on se souvient du manque de soutien des autorités au lancement du « Dry January » en janvier 2020 ?11
Cette question, et plus largement celle de l’engagement pour la santé publique, ne doit pas être occultée, à l’avant-veille des élections nationales prochaines.
Kristell Delarue, La Revue du Praticien
Pour en savoir plus :
Santé publique France. Consommation d’alcool en France : où en sont les Français ? 14 janvier 2020.
Inserm. Alcool & santé : lutter contre un fardeau à multiples visages. 25 novembre 2021.
Palle C. Législations nationales et politiques de réduction des dommages liés à l’alcool au sein de l’Union européenne. OFDT juillet 2020.
Société française d’alcoologie. La dernière expertise collective de l’Inserm sur l’alcool : un électrochoc ! 8 juin 2021.
Santé publique France. De nouveaux repères de consommation d’alcool pour limiter les risques sur sa santé. 29 juin 2021.