Qu’est-ce que la méthode « kangourou » ?
C’est la prise en charge des bébés prématurés ou de petit poids de naissance par le contact peau à peau 24 h/24 contre la mère (ou le père, ou un autre membre de la famille) en position « kangourou » (v. fig. 1, 2 et 3), qui remplace la couveuse. Cette méthode est associée à l’allaitement maternel selon un horaire strict et à un suivi régulier, d’abord journalier puis hebdomadaire jusqu’à ce que l’enfant atteigne son terme, et ensuite mensuel tout au long de la première année de vie, pour détecter des anomalies de croissance, de développement psychomoteur et des déficits sensoriels (vision, audition).
Créée en 1978 à Bogota (Colombie) par le Dr Edgar Rey Sanabria – le nombre de couveuses à l’Instituto Materno Infantil étant insuffisant pour les 30 000 accouchements par an ayant lieu dans cette maternité –, cette méthode est aujourd’hui recommandée en première intention par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour tous les nouveau-nés prématurés ou de petit poids de naissance (< 2 500 g) immédiatement après la naissance ou après stabilisation immédiate, sauf si l’enfant est toujours dans un état critique.1
Son efficacité est-elle donc supérieure aux soins en couveuse ?
La méthode kangourou a fait ses preuves dans des essais randomisés conduits depuis plus de 30 ans dans de nombreux pays. À la Fundación Canguro, créée en 1994, nous avons été les premiers à réaliser de telles études expérimentales, car nous utilisions empiriquement la méthode avec d’excellents résultats mais nous savions qu’il fallait le prouver scientifiquement ! Notre groupe de recherche a donc commencé par faire une étude comparant une cohorte « kangourou » de l’Instituto Materno Infantil et une cohorte d’une autre maternité où cette méthode n’était pas utilisée.
Après cette première étude observationnelle, grâce à laquelle nous avons montré la non-infériorité des soins kangourou par rapport aux soins standard sur la mortalité à 1 an,2un essai randomisé nous a permis de confirmer la sûreté et l’efficacité de cette méthode : les bénéfices observés étaient notamment une diminution de la mortalité, de la durée d’hospitalisation, des infections nosocomiales et de leur sévérité, ainsi qu’une croissance plus importante de la circonférence du crâne, une relation mère-enfant plus forte et précoce, une meilleure participation du père aux soins et une protection du développement psychomoteur chez les plus fragiles.3,4,5,6
En parallèle, nous recevions, dès 1994, des délégations internationales pour les former. C’est ainsi que la méthode a essaimé en Asie (Inde, Indonésie, Vietnam…), en Afrique (Mali, Cameroun, Éthiopie, Afrique du Sud…) et Amérique du Sud et centrale. Aujourd’hui, en Colombie, plus de 65 % des prématures ou petits poids de naissance y ont accès.
Ces premiers résultats ont par la suite été étayés par d’autres essais randomisés menés entre 1994 et 2024 aussi bien dans des pays à revenu faible et intermédiaire (Équateur, Inde, Chine, Malaisie, Kenya …) que dans des pays riches (États-Unis, Australie, Grande-Bretagne…) : diminution de la morbidité et la mortalité, meilleure prise de poids, taux plus importants d’allaitement maternel,7,8 bienfaits sur le lien parents-bébé et même un bénéfice médico-économique !
Mieux : les données recueillies sur le long terme (20 ans) suggèrent que son retentissement positif est durable. Les enfants « kangourous » ont moins de troubles comportementaux typiquement associés à la prématurité (hyperactivité, agressivité),9 mais aussi de meilleures performances cognitives à l’âge adulte.10
Plus récemment, nous avons même réussi à déceler des différences sur les structures cérébrales associées à l’intelligence, l’attention, la mémoire et la coordination : les IRM réalisées chez les adultes ayant reçu les soins kangourous montrent des volumes plus importants de matière grise totale, de noyaux basaux et du cervelet, ainsi qu’une meilleure organisation de la matière blanche, que celles de leurs homologues placés en couveuse lors de l’essai randomisé conduit vingt ans auparavant.11
Comment expliquer alors qu’il y ait encore des freins à son déploiement ?
Il y a plusieurs raisons. Dans beaucoup de pays riches, il existe encore la perception que c’est une technique réservée aux pays pauvres. Rien de plus faux ! Pour preuve : cela fait des années que les pays nordiques l’ont adoptée à grande échelle ; or ils ont les plus faibles taux de mortalité néonatale au monde... Mais ces pays n’ont pas l’habitude de diffuser activement leurs connaissances en dehors de leurs frontières.
Il a fallu attendre 2022 pour que l’OMS la recommande en première intention après une revue de la littérature (même si elle avait dès 2003 publié un premier guide pratique pour faciliter sa diffusion) – un processus qui a été lui-même laborieux en raison d’enjeux politiques au sein de ces institutions. Cette recommandation a été réaffirmée en 2023 dans un « Global Position Paper » paru dans le Lancet ,12 qui déplore qu’elle soit encore sous-utilisée.
Il peut y avoir ensuite des réticences de la part des professionnels de santé. D’abord, parce que cela demande de désapprendre certaines choses. Beaucoup pensent, par exemple, que cette méthode n’est pas adaptée aux soins néonataux – alors qu’on peut pratiquement tout faire en position kangourou (nettoyage des lignes centrales, ventilation, échographies cardiaques et cérébrales, examen de fond d’œil… ; v. fig. 4). Ensuite, parce que ça suppose que les parents soient de véritables acteurs, voire des protagonistes, du soin des bébés, ce qui peut paraître difficile à certains professionnels au premier abord.
Les parents eux-mêmes peuvent avoir peur dans certains cas, mais l’expérience montre qu’ils sont in fine les plus enthousiastes ! Nombre d’entre eux rapportent les bénéfices que le kangourou a eu pour eux aussi : il est un excellent antidote contre l’angoisse, voire la dépression du post-partum, car il annule le sentiment d’impuissance en leur permettant de s’occuper de leur bébé au lieu de seulement s’en préoccuper…
En France, plusieurs hôpitaux ont aujourd’hui des unités mère kangourou (Toulouse, Strasbourg, Le Mans, Lille…). De plus, une Charte du nouveau-né hospitalisé, publiée en 2021 par le ministère, la Société française de néonatalogie et SOS Préma, plaide pour la « Zéro séparation » entre parents et bébé dès la naissance, avec contact peau à peau quotidien instauré le plus tôt possible et de façon prolongée. Il existe également un label pour les maternités « amies des bébés » .
Quelle utilité de la méthode kangourou en médecine générale ?
Les médecins généralistes peuvent faire des choses formidables s’ils se forment à cette technique et la diffusent auprès des familles. En effet, il arrive souvent qu’ils suivent des nouveau-nés après la sortie de maternité qui sont dans une « zone grise » : pas prématurés mais tout juste en-deçà du seuil de poids normal ou prématurés de 35 ou 36 SA pesant plus de 2 000 g.
Dans ce contexte, le kangourou a des bénéfices clairs en matière de prise de poids, notamment parce que, grâce à la régulation thermique permise par le peau à peau continu, le bébé ne dépense aucune énergie pour produire de la chaleur. De plus, cela favorise l’allaitement maternel – alors que souvent, dans ces cas, le stress de la vigilance accrue du poids conduit à la prépondérance des laits artificiels (le lobbying des industriels aidant…). Le médecin généraliste peut aussi changer la donne pour de nombreuses familles ayant subi des séparations à la naissance, en prônant le kangourou à domicile pour favoriser le lien. Pour cela, il faut trouver un support élastique qui permette de maintenir l’enfant dans la bonne position et se sensibiliser à la méthode : le site de la Fundación Canguro offre du matériel en français qui peut être téléchargé gratuitement (https ://www.fundacioncanguro.co/PFMMC/fr/), SOS Préma peut également être contacté.
Tout cela supposerait, bien sûr, qu’il y ait des conditions favorables à un exercice coordonné avec des sages-femmes et/ou infirmières puéricultrices (par exemple pour un appui à la relactation) et des consultations dédiées. Dans un monde idéal, on pourrait imaginer un acte coté à part entière pour des consultations longues « kangourou », rémunérées donc à leur juste valeur par l’Assurance maladie… Il y a encore du chemin à parcourir.
2. Charpak N, Ruiz-Peláez JG, Charpak Y. Rey-Martinez Kangaroo Mother Program: an alternative way of caring for low birth weight infants? One year mortality in a two cohort study. Pediatrics1994;94(6 Pt 1):804-10.
3. Charpak N, Ruiz-Peláez JG, Figueroa de C Z, et al. Kangaroo mother versus traditional care for newborn infants </= 2 000 grams: a randomized, controlled trial. Pediatrics 1997;100(4):682-8.
4. Charpak N, Ruiz-Pelaez JG, Figueroa de C Z, et al. A randomized, controlled trial of kangaroo mother care: results of follow-up at 1 year of corrected age. Pediatrics 2001;108(5):1072-9.
5. Tessier R, Charpak N, Giron M, et al. Kangaroo Mother Care, home environment and father involvement in the first year of life: A randomized controlled study. Acta Paediatrica 2009;98(9):1444-50.
6. Tessier R, Cristo M, Velez S, et al. Kangaroo Mother Care and the Bonding Hypothesis. Pediatrics 1998;102(2):e17.
7. Conde‐Agudelo A, Díaz‐Rossello JL. Kangaroo mother care to reduce morbidity and mortality in low birthweight infants. Cochrane Database Syst Rev 2016;8:CD002771.
8. Sivanandan S, Sankar MJ. Kangaroo mother care for preterm or low birth weight infants: a systematic review and meta-analysis. BMJ Glob Health 2023;8(6):e010728.
9. Charpak N, Tessier R, Ruiz JG, et al. Twenty-year Follow-up of Kangaroo Mother Care Versus Traditional Care. Pediatrics 2017;139(1):e20162063.
10. Ropars S, Tessier R, Charpak N, et al. The long-term effects of the Kangaroo Mother Care intervention on cognitive functioning: Results from a longitudinal study. Dev Neuropsychol 2018;43(1):82-91.
11. Charpak N, Tessier R, Ruiz JG, et al. Kangaroo mother care had a protective effect on the volume of brain structures in young adults born preterm. Acta Paediatr 2022;111(5):1004-14.
12. Darmstadt GL, Kirkwood B, Gupta S, et al. WHO Global Position Paper and Implementation Strategy on kangaroo mother care call for fundamental reorganisation of maternal-infant care. Lancet 2023;401(10390):1751-3.