Commençons par définir notre sujet
En 1997, l’OMS a distingué deux formes de télémédecine : clinique et informative. La première désignait la réalisation à distance d’actes médicaux, y compris les échanges entre praticiens. La seconde caractérisait le transfert d’informations à destination des médecins, qu’elles portent sur des connaissances à acquérir (dont relève par exemple l’e-learning médical) ou des données de santé du malade (par exemple, les comptes-rendus d’hospitalisation ou le dossier médical partagé). Deux ans plus tard, un informaticien australien a créé une certaine confusion en introduisant le terme d’e-santé, qui recouvre tous les types de pratiques à distance portant sur les soins et la santé, avec une démarche essentiellement technico-commerciale à destination des professionnels comme des patients. Par la suite, moult définitions ont émergé, jusqu’à ce que l’OMS y mette bon ordre en insistant sur la différence entre télémédecine, qui est une pratique médicale à distance par des professionnels, et e-santé ou télésanté, qui correspond à une délivrance d’informations par des services à visée commerciale.
Cela étant, la situation s’est compliquée avec l’arrivée de l’internet des objets (par exemple, les applications « santé » des smartphones) et de l’intelligence artificielle. Celle-ci va devenir une aide précieuse pour le diagnostic et le choix thérapeutique, avec des mises à jour très rapides. La France a un rôle majeur à y jouer grâce à ses bases de données de santé publiques – parmi les plus puissantes de la planète – notamment pour ne pas laisser aux entreprises type Google, Apple et autres le monopole de l’exploitation des informations de santé. Tout le monde a pris conscience de leur importance avec l’affaire du Mediator : on est passé d’une estimation de 20 à 30 décès avec les moyens classiques à une fourchette de 1 000 à 1 500 en utilisant le SNIIRAM (Assurance maladie).
La France a la réputation d’être en retard sur la télémédecine
Un plan e-santé a été lancé dès 2000, mais il a été un échec. Comme je suis à l’origine d’un modèle de dialyse à distance lancé dans les années 1990 et qui aujourd’hui encore fonctionne très bien, j’ai été chargé avec Dominique Acker, de l’IGAS, de rédiger un rapport, publié en 2008, pour comprendre cet échec. Nous en avons tiré deux grandes conclusions. La première était que tout projet numérique doit intégrer les professionnels de santé et ne pas être confié aux seuls industriels. La seconde était que la télémédecine devait être financée, notamment dans le secteur libéral.
En 2011, le gouvernement a lancé un plan, qui lui non plus n’a pas bien fonctionné, surtout pour les soins de ville, parce que l’Assurance maladie s’y est opposée. Trois ans plus tard, son nouveau directeur général, reconnaissant qu’il s’agissait d’une erreur, a été à l’origine d’une expérimentation, limitée aux EHPAD, imposant une contractualisation des porteurs de projet avec leur ARS. Bien entendu, les gens de terrain ne s’y sont pas reconnus. Ces péripéties expliquent pourquoi la Cour des comptes a récemment dénoncé les lourdeurs administratives de la télémédecine française. Mais la situation est en voie d’être corrigée, notamment avec les discussions conventionnelles en cours, qui portent sur un élément essentiel du succès en secteur libéral : une rémunération correcte des actes de télémédecine.
Quels sont-ils ?
Le décret du 26 octobre 2010 en décrit quatre. Le premier est la téléconsultation en vidéo. Elle est assez bien développée en France dans les prisons, avec un financement hospitalier. Elle est bien acceptée par les détenus, particulièrement en psychiatrie, dont relève au moins un cinquième de cette population. Elle est appelée à prendre de l’importance en médecine de premier recours, en particulier en direction des malades âgés et handicapés, ayant des difficultés à se déplacer. L’intérêt est notamment considérable pour les 800 000 patients séjournant en EHPAD, âgés en moyenne de 85 ans, qui cumulent huit maladies chroniques et dont la moitié est hospitalisée au moins une fois par an. De plus, j’imagine volontiers qu’un EHPAD ou une officine de pharmacie mettent leurs moyens technologiques à disposition de la population de proximité, avec des consultations programmées. Tout cela suppose l’accord des patients et des professionnels concernés ainsi qu’une nouvelle organisation des soins, notamment un exercice regroupé pour faciliter cette pratique.
Cette téléconsultation est dite programmée. Elle pourrait aussi être « immédiate » pour s’adapter à des patients qui refusent d’attendre un rendez-vous, quelle que soit leur raison. Cela contribuerait à désengorger les urgences, dont 80 % de l’activité relève des soins primaires. Il ne faut pas la confondre avec ce que proposent certains assureurs, qui est plutôt du téléconseil par téléphone, mais qui ne s’inscrit pas dans le parcours de soins et risque d’augmenter les inégalités en ciblant les patients qui peuvent se l’offrir. Ce qui peut être utile, mais demande à être régulé.
Deuxième type d’acte, la télé-expertise : le recueil d’un avis médical spécialisé à distance. En France, elle est particulièrement développée pour la prise en charge des AVC ischémiques, qui nécessitent une thrombolyse précoce conduite par un expert. Elle permet sa réalisation dans un service d’urgence hospitalier en lien avec l’unité neurovasculaire du territoire concerné. La télé-expertise est également encouragée par l’État pour améliorer la permanence des soins en imagerie, un radiologue pouvant recueillir un avis spécialisé pour l’interprétation d’une image.
Dans le futur, la télé-expertise devrait intéresser les médecins généralistes, maîtres d’œuvre d’une prise en charge globale des malades, qui ne peuvent pas être omniscients. Elle permet d’abord de faire un premier tri : le patient doit-il ou non être adressé au spécialiste ? Elle est ensuite un excellent moyen de formation continue, pour les deux praticiens qui échangent. C’est particulièrement net en dermatologie.
Le troisième type d’acte est la télésurveillance, dont le grand enjeu est le suivi des malades chroniques à domicile. Le programme ETAPES, en cours, a pour but de l’évaluer durant 4 ans chez des insuffisants cardiaques chroniques, des malades rénaux dyalisés ou transplantés, des insuffisants respiratoires appareillés, des diabétiques ou des sujets traités par dispositif implantable anti-arythmie. Jusqu’à présent, les études européennes* sur le sujet ont été décevantes : la télésurveillance des malades chroniques n’a eu aucun impact en termes de morbi-mortalité et a coûté plus cher qu’une prise en charge classique. Il faut persister malgré tout, parce que l’enjeu est crucial, notamment en termes économiques : la prévention est ce qui permettra de diminuer le nombre des séjours hospitaliers, très coûteux. La solution est sans doute d’une part dans la construction d’indicateurs de survenue de complication, quelle que soit la patho- logie initiale, d’autre part, là aussi, dans une nouvelle organisation des soins, dont la télésurveillance n’est qu’un outil. La plupart des gériatres en sont convaincus.
Quatrième type de pratique, la télé-assistance médicale, c’est-à-dire l’assistance à distance par un médecin d’un professionnel de santé non médecin. Je pense que son champ peut être élargi en faisant intervenir d’autres acteurs de santé. Ainsi les pharmaciens ont des compétences et une proximité avec les patients qui leur donne un rôle indispensable pour diminuer le risque iatrogénique. Certaines jeunes infirmières ont déjà la possibilité de demander l’avis à distance de leurs collègues spécialisées dans les plaies chroniques
Vous semblez opposer médecins et industriels
Pas du tout, bien au contraire. Ce qui intéresse surtout les industriels, c’est le développement d’outils de télésurveillance à domicile. Ils se plaignent volontiers d’un marché introuvable. Mais plutôt que de laisser la conception de leurs produits à leurs seuls ingénieurs, ils doivent travailler avec les professionnels de santé. De même, ces derniers doivent s’ouvrir aux pratiques nouvelles, notamment en termes d’organisation des soins. La Société française de télémédecine a créé en 2015 un diplôme interuniversitaire de télémédecine ouvert à la fois aux médecins et aux ingénieurs, pour qu’ils apprennent à travailler ensemble.
Il ne faut pas aller trop vite, comme le souhaitent beaucoup d’industriels et quelques jeunes médecins férus d’informatique. La télémédecine soulève de nombreuses questions qui demanderont du temps pour être résolues.