La gravité du problème lié aux déserts médicaux impose la mise en place de mesures à court terme, mais aussi à moyen et à long termes.
Dans notre rapport à l’Académie nationale de médecine sur les déserts médicaux1 et une autre publication,2 nous avons souligné l’utilité immédiate de la création d’un service médical citoyen contractuel qui mériterait au minimum une expérimentation. Notre rapport sur les déserts médicaux précise, en outre, la palette des mesures préconisées par l’Académie de médecine.
Nous voulons ici souligner l’indispensable adaptation du numerus apertus aux besoins réels en médecins dans chaque spécialité, dans chaque territoire. Or un paramètre trop méconnu ou mésestimé est celui de l’offre en équivalent temps plein (ETP). En effet, il ne suffit pas de dénombrer les médecins diplômés ; il faut savoir si ce nombre correspond aux besoins actuels et à venir en ETP, compte tenu de l’explosion de la demande de soins.1 Quant à demander un effort supplémentaire aux médecins libéraux, cela semble illusoire : une enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) datant de mai 2019 indique que leur charge de travail est en moyenne de 54 heures par semaine de travail ordinaire, dont plus de 44 en consultations, qui durent en moyenne 18 minutes ;3 la durée est plus élevée chez les hommes que chez les femmes et, de manière générale, chez les praticiens âgés de plus de 50 ans. Certes, il n’est pas simple d’anticiper quelle sera la demande de soins dans dix ans : combien faudra-t-il de médecins en France en 2033 et, surtout, de quels médecins aurons-nous besoin ? Il est du moins possible de se référer au fait qu’en pratique il faudrait actuellement en moyenne plus de deux médecins pour remplacer chacun des médecins partant à la retraite.1
Les pyramides des âges témoignent du problème
Les pyramides des âges permettent d’éclairer la dimension du problème et la gravité de la situation présente et à venir (fig. 1 et 2), comme en témoignent les chiffres issus de l’Atlas de la démographie médicale en France (Conseil national de l’Ordre des médecins, 2022).4
Les chiffres issus de ces pyramides des âges fournissent des données très inquiétantes : les médecins d’âge compris entre 55 et 64 ans (qui ont entamé leurs études avant l’instauration du numerus clausus au début de la décennie 1970) sont très nombreux dans toutes les disciplines. Plus précisément, il s’avère que le plus gros effectif global (hommes et femmes) est celui de la tranche d’âge 60 - 64 ans et que la durée d’activité de ces médecins risque d’être assez courte.
En conséquence, si 33 270 médecins (20 480 hommes et 12 790 femmes) sont dans la tranche d’âge 60 - 64 ans, alors que la tranche 30 - 34 ans est constituée de 27 436 médecins (10 934 hommes et 16 502 femmes), il existe un écart de 5 836 médecins, confirmant la gravité de la situation actuelle, mais surtout à venir.
Si le nombre de spécialistes hors médecine générale a augmenté de 1 % en 2021 (fig. 3), celui des médecins généralistes a diminué de 0,9 % (fig. 4) dans le même temps. Et plus encore, entre 2010 et 2020, le nombre de généralistes a diminué de 11 %, avec la perspective d’une décroissance se poursuivant a minima au cours des trois prochaines années.
Modifications irréversibles des pratiques médicales
Il est un fait que les jeunes médecins, hommes et femmes, souhaitent majoritairement exercer sur des temps de travail inférieurs à ceux de leurs aînés. Ils ne souhaitent plus s’investir comme autrefois dans des journées durant de dix à douze heures et préfèrent mieux équilibrer vies professionnelle et privée.
En outre, il convient de souligner la diminution majeure et préoccupante des visites à domicile, insuffisamment valorisées sur le plan financier et objet de difficultés techniques croissantes (circulation, stationnement…). La France, pays qui réalisait le plus grand nombre de visites à domicile dans les années 2000, a vu leur chiffre passer de 77 millions à 22 millions en 2016. Aujourd’hui, ces visites représentent environ 5 % du nombre total des actes effectués, avec de graves disparités régionales, exposant particulièrement les malades isolés au sein de déserts médicaux ruraux.
Le nombre d’étudiants abandonnant leur cursus médical et le nombre croissant de médecins non soignants conduiraient à un déficit de l’ordre de 25 % en médecins soignants, voire davantage, alors que ce pourcentage était infiniment plus faible il y a quarante ans.
À noter que les jeunes médecins recherchent de plus en plus un statut de salarié plutôt que de médecin libéral ; cette salarisation de la profession est à méditer sous l’angle de l’offre de soins en ETP.
Proposition académique : augmenter rapidement et significativement le numerus apertus
Il est évident que cette augmentation doit s’adapter au plus près des besoins réels des territoires et des spécialités grâce à une cartographie précise et actualisée, toujours en référence au nombre de médecins soignants en ETP.
Cette demande peut paraître excessive, mais elle est réaliste et devra être chiffrée par des évaluations rigoureuses officielles. Nul doute qu’elle pose des problèmes aux facultés de médecine en matière de capacité d’accueil (nombre d’enseignants, locaux universitaires, stages hospitaliers et ambulatoires) et donc des problèmes financiers.
Ici, la question est toujours celle des décisions nécessaires pour des bénéfices à long terme. Une difficulté majeure rencontrée avec ces numerus clausus et apertus est que le temps politique ou parlementaire n’est souvent pas celui des perspectives à long terme.
Ne répétons pas l’erreur tragique de la chute drastique du numerus clausus, qui doit servir de leçon pour bien montrer la nécessité d’évaluer raisonnablement et responsablement les perspectives à dix ans. Les modes d’exercice auront évidemment changé avec les progrès scientifiques et technologiques, l’intelligence artificielle, etc., mais le besoin en êtres humains médecins (et autres soignants) a bien peu de risques de diminuer. Au contraire, dans une société de plus en plus matérialiste – au sens noble mais aussi fragile du terme –, les besoins en soignants auront les plus grandes chances de ne pas décroître, voire de s’accélérer.
Nous avons souvent « coupé la tête aux prophètes » ou, a minima, ironisé sur leurs prévisions, alors que les gouvernements sont pressés par la nécessité d’autres actions urgentes. Mais il ne faut pas que la santé à long terme fasse les frais de l’imprévoyance et du manque de décisions, si difficiles soient-elles à prendre politiquement puisque non immédiatement efficaces et « rentables » à plus d’un titre. C’est toute la question de la prévention, ici au second degré puisqu’elle concerne le nombre et la formation des futurs médecins.
2. Queneau P. Ourabah R. Une innovation de l’Académie de médecine : un service médical citoyen contractuel d’un an pour les nouveaux diplômés. Médecine 2023;19(4).
3. Drees. Études et résultats. Deux tiers des médecins généralistes libéraux déclarent travailler au moins 50 heures par semaine. mai 2019, numéro 1113.
4. Atlas de la démographie médicale en France, CNOM, 2022.