« Les véritables motivations qui poussent un homme à prendre sa propre vie sont ailleurs, elles appartiennent à un monde interne, sournois, contradictoire, labyrinthique, et surtout hors de vue. »
Alfredo Alvarez, Le Dieu sauvage (1971).
Notre compréhension des conduites suicidaires a bénéficié d’une importante recherche au cours des 50 et surtout des 30 dernières années. Pour preuve, le nombre de publications spécifiquement sur ce sujet a explosé, atteignant aujourd’hui plus de 3 000 documents par an et faisant de la suicidologie une discipline particulièrement dynamique (Astraud, et al. in prep). Pour autant, la physiopathologie de ces comportements complexes reste en grande partie inconnue, ce qui affecte nos capacités de prédiction, de prévention et de prise en charge. Une revue récente de la littérature scientifique1 montre ainsi un niveau d’association certes significatif mais souvent faible entre les facteurs de risque identifiés et les idées suicidaires, les tentatives de suicide et les suicides aboutis, ainsi qu’une capacité de prédiction par ces facteurs de risque à peine supérieure au hasard quand ils sont pris isolément, et cela quelle que soit la durée de suivi (jours, mois, années). Nous résumerons dans cet article un certain nombre de résultats récents issus de la recherche scientifique ouvrant de nouvelles perspectives de compréhension et de prise en charge.
Alfredo Alvarez, Le Dieu sauvage (1971).
Notre compréhension des conduites suicidaires a bénéficié d’une importante recherche au cours des 50 et surtout des 30 dernières années. Pour preuve, le nombre de publications spécifiquement sur ce sujet a explosé, atteignant aujourd’hui plus de 3 000 documents par an et faisant de la suicidologie une discipline particulièrement dynamique (Astraud, et al. in prep). Pour autant, la physiopathologie de ces comportements complexes reste en grande partie inconnue, ce qui affecte nos capacités de prédiction, de prévention et de prise en charge. Une revue récente de la littérature scientifique1 montre ainsi un niveau d’association certes significatif mais souvent faible entre les facteurs de risque identifiés et les idées suicidaires, les tentatives de suicide et les suicides aboutis, ainsi qu’une capacité de prédiction par ces facteurs de risque à peine supérieure au hasard quand ils sont pris isolément, et cela quelle que soit la durée de suivi (jours, mois, années). Nous résumerons dans cet article un certain nombre de résultats récents issus de la recherche scientifique ouvrant de nouvelles perspectives de compréhension et de prise en charge.
Éclairage des neurosciences cognitives : hypersensibilité, décision et contrôle
Les neurosciences cognitives ont contribué à éclairer les conduites suicidaires d’un jour nouveau, même si leur application pratique n’est pas envisagée à court terme.
Un premier résultat général suggère que les personnes ayant fait dans leur vie un geste suicidaire sont particulièrement sensibles à la désapprobation, à l’exclusion et à l’injustice. En présence de ces signaux sociaux, elles montrent des réponses cérébrales et comportementales différentes de personnes ayant souffert de troubles mentaux mais sans avoir jamais fait de tentative de suicide.2 Cette hypersensibilité se traduirait ensuite par une tendance à faire l’expérience d’une douleur psychologique intense et prolongée source d’idées suicidaires (v . p. 38 ).
Deux facteurs cognitifs semblent ensuite faciliter la transition des idées aux actes.3 Le premier est une prise de décision risquée, avec une tendance à choisir les options qui apportent une récompense immédiate même si le risque de perte est supérieur à long terme.4 La prise de décision risquée a les caractéristiques d’un trait de vulnérabilité héritable (endophénotype), étant retrouvée à la fois chez les patients en dehors de tout épisode dépressif aigu et chez les apparentés biologiques de suicidés. Le deuxième déficit cognitif est un faible contrôle cognitif, une fonction exécutive ayant pour rôle la gestion des informations pertinentes et non pertinentes. Sur le plan cérébral, ces déficits ont été associés au dysfonctionnement d’un réseau de régions cérébrales impliquant le cortex préfrontal, le cortex pariétal et les noyaux sous-corticaux en particulier.2
Ces différents processus (perception sociale, douleur psychologique, prise de décision, contrôle cognitif) représentent d’hypothétiques cibles thérapeutiques pour réduire les idées suicidaires à court terme et les récidives suicidaires. Par exemple, une étude récente suggère que le traitement par buprénorphine, un antalgique opioïde utilisé dans la douleur physique, pourrait réduire le risque suicidaire via ses effets sur la douleur psychique5 (v. infra aussi la kétamine). La remédiation cognitive ou la stimulation cérébrale sont également envisagées pour le traitement des déficits cognitifs, non seulement durant la crise suicidaire mais aussi en agissant sur la vulnérabilité cognitive.
Un premier résultat général suggère que les personnes ayant fait dans leur vie un geste suicidaire sont particulièrement sensibles à la désapprobation, à l’exclusion et à l’injustice. En présence de ces signaux sociaux, elles montrent des réponses cérébrales et comportementales différentes de personnes ayant souffert de troubles mentaux mais sans avoir jamais fait de tentative de suicide.2 Cette hypersensibilité se traduirait ensuite par une tendance à faire l’expérience d’une douleur psychologique intense et prolongée source d’idées suicidaires (
Deux facteurs cognitifs semblent ensuite faciliter la transition des idées aux actes.3 Le premier est une prise de décision risquée, avec une tendance à choisir les options qui apportent une récompense immédiate même si le risque de perte est supérieur à long terme.4 La prise de décision risquée a les caractéristiques d’un trait de vulnérabilité héritable (endophénotype), étant retrouvée à la fois chez les patients en dehors de tout épisode dépressif aigu et chez les apparentés biologiques de suicidés. Le deuxième déficit cognitif est un faible contrôle cognitif, une fonction exécutive ayant pour rôle la gestion des informations pertinentes et non pertinentes. Sur le plan cérébral, ces déficits ont été associés au dysfonctionnement d’un réseau de régions cérébrales impliquant le cortex préfrontal, le cortex pariétal et les noyaux sous-corticaux en particulier.2
Ces différents processus (perception sociale, douleur psychologique, prise de décision, contrôle cognitif) représentent d’hypothétiques cibles thérapeutiques pour réduire les idées suicidaires à court terme et les récidives suicidaires. Par exemple, une étude récente suggère que le traitement par buprénorphine, un antalgique opioïde utilisé dans la douleur physique, pourrait réduire le risque suicidaire via ses effets sur la douleur psychique5 (v. infra aussi la kétamine). La remédiation cognitive ou la stimulation cérébrale sont également envisagées pour le traitement des déficits cognitifs, non seulement durant la crise suicidaire mais aussi en agissant sur la vulnérabilité cognitive.
Maltraitances dans l’enfance : une trajectoire suicidaire à part ?
Un tiers des personnes décédées par suicide auraient une histoire de maltraitances dans l’enfance. Deux grandes études ont montré la particularité développementale des personnes ayant été victimes de ces événements précoces et qui se sont par la suite donné la mort. Une étude pionnière fondée sur des autopsies psychologiques a identifié deux trajectoires de vie différentes chez des sujets décédés par suicide.6 Dans un premier groupe, les patients se suicident jeunes, entre 20 et 24 ans, ce sont ceux plus souvent victimes de maltraitances dans l’enfance et plus en difficultés interpersonnelles ; dans ce contexte, un événement de vie peut rapidement faire basculer le sujet vers le suicide. Dans le second groupe, les patients connaissent une série de déboires plus tardivement, à l’entrée dans l’âge adulte, et finissent par se tuer au fil du temps après une accumulation de déboires mineurs. Dans une seconde étude, il a été mis en évidence une empreinte biologique des traumatismes de la petite enfance, de type épigénétique (méthylation de l’ADN), conduisant à l’altération de l’expression des récepteurs aux glucocorticoïdes dans l’hippocampe.7 Les personnes ayant une histoire de maltraitances dans l’enfance apparaissent donc comme un sous-groupe significatif avec des caractéristiques particulières parmi les personnes passant à l’acte suicidaire. Cela suggère la possibilité de traitements futurs plus spécifiques à ces personnes.
L’intelligence artificielle au service de la recherche et de la prévention du suicide ?
Face à une multitude de facteurs de risque suicidaire interagissant entre eux, et à leur pouvoir prédictif faible voire nul quand on les prend chacun isolément, il est tentant d’y voir un champ d’application du deep learning. Il s’agit de programmes informatiques à qui l’on montre une configuration hétéroclite de caractéristiques puis la réponse (par exemple, survenue ou non d’un suicide dans les 12 mois suivants) et cela des milliers ou des millions de fois (big data) afin qu’ils apprennent à identifier des configurations pertinentes que notre cerveau ne saurait appréhender. Ces techniques ont la capacité potentielle de rendre compte de la complexité du risque suicidaire – notamment du caractère multifactoriel des conduites suicidaires évoqué tout au long de ce dossier mais aussi de la variabilité phénotypique et des fluctuations temporelles d’expression du risque suicidaire – afin de générer des algorithmes d’aide à la décision médicale. Les premiers travaux sont encourageants8, 9 mais sans applications pratiques pour le moment. L’utilisation de données non seulement cliniques et sociodémographiques mais issues du numérique (par exemple de son propre téléphone portable ou de réseaux sociaux) ouvre des perspectives vertigineuses mais aussi des questions éthiques majeures.
Utilisation de la kétamine pour traiter les idées suicidaires
À l’heure actuelle, la kétamine représente l’option thérapeutique la plus prometteuse à court terme. Cette molécule, utilisée comme anesthésiant et drogue de rue, a donné lieu à de nombreux travaux dans la dépression résistante et a obtenu une autorisation de mise sur le marché (AMM) par la Food and Drug Administration aux États-Unis en mars 2019 dans cette indication. L’intérêt majeur est son efficacité très rapide, dans les minutes et heures suivant l’injection ou l’inhalation, d’où sa pertinence pour la réduction de la crise suicidaire sans avoir recours aux traitements sédatifs lourds comme c’est souvent le cas à l’heure actuelle. De fait, des études récentes confirment la réduction des idées suicidaires chez plus de la moitié des patients traités par kétamine versus placebo.10 Il est intéressant de noter que l’effet de la kétamine n’implique pas seulement le système glutamatergique mais nécessite aussi le système opioïde, suggérant que son effet sur les idées suicidaires pourrait être médié par son effet antalgique.
Il est évident qu’il ne s’agit pas de réduire la prise en charge de la crise suicidaire à un traitement antalgique, mais au contraire de permettre au sujet l’élaboration de solutions rationnelles à sa crise suicidaire en soulageant au préalable le patient d’un état insupportable. Il faut espérer que ce traitement, par voie intraveineuse ou intranasale, puisse obtenir prochainement une AMM dans l’indication spécifique de la crise suicidaire.
Il est évident qu’il ne s’agit pas de réduire la prise en charge de la crise suicidaire à un traitement antalgique, mais au contraire de permettre au sujet l’élaboration de solutions rationnelles à sa crise suicidaire en soulageant au préalable le patient d’un état insupportable. Il faut espérer que ce traitement, par voie intraveineuse ou intranasale, puisse obtenir prochainement une AMM dans l’indication spécifique de la crise suicidaire.
Vers des prises en charge plus ciblées
Ces quelques courts exemples illustrent différentes pistes récentes de compréhension des conduites suicidaires ; il en existe d’autres (le rôle de l’inflammation, des processus cellulaires, de l’imagerie des réseaux fonctionnels cérébraux, etc.). Ces travaux pourraient potentiellement conduire à des prises en charge plus ciblées et de plus en plus personnalisées et, espérons-le, plus efficaces.
Références
1. Franklin JC, Ribeiro JD, Fox KR, et al. Risk factors for suicidal thoughts and behaviors: a meta-analysis of 50 years of research. Psychol Bull 2017;143:187-232.
2. Jollant F, Lawrence NL, Olie E, Guillaume S, Courtet P. The suicidal mind and brain: a review of neuropsychological and neuroimaging studies. World J Biol Psychiatry 2011;12:319-39.
3. Saffer BY, Klonsky ED. Do neurocognitive abilities distinguish suicide attempters from suicide ideators? A systematic review of an emerging research area. Clin Psychol Sci Pract 2018;e12227.
4. Richard-Devantoy S, Berlim MT, Jollant F. A meta-analysis of neuropsychological markers of vulnerability to suicidal behavior in mood disorders. Psychol Med 2014;44:1663-74.
5. Yovell Y, Bar G, Mashiah M, et al. Ultra-low-dose buprenorphine as a time-limited treatment for severe suicidal ideation: a randomized controlled trial. Am J Psychiatry 2016;173:491-8.
6. Seguin M, Beauchamp G, Robert M, Dimambro M, Turecki G. Developmental model of suicide trajectories. Br J Psychiatry 2014;205:120-6.
7. McGowan PO, Sasaki A, D’Alessio AC, et al. Epigenetic regulation of the glucocorticoid receptor in human brain associates with childhood abuse. Nat Neurosci 2009;12:342-8.
8. Kessler RC, Warner CH, Ivany C, et al. Predicting suicides after psychiatric hospitalization in US Army soldiers: the Army Study To Assess Risk and rEsilience in Servicemembers (Army STARRS). JAMA Psychiatry 2015;72:49-57.
9. Just MA, Pan L, Cherkassky VL, et al. Machine learning of neural representations of suicide and emotion concepts identifies suicidal youth. Nat Hum Behav 2017;1:911-9.
10. Grunebaum MF, Galfalvy HC, Choo TH, et al. Ketamine for rapid reduction of suicidal thoughts in major depression: a midazolam-controlled randomized clinical trial. Am J Psychiatry 2018;175:327-35.
2. Jollant F, Lawrence NL, Olie E, Guillaume S, Courtet P. The suicidal mind and brain: a review of neuropsychological and neuroimaging studies. World J Biol Psychiatry 2011;12:319-39.
3. Saffer BY, Klonsky ED. Do neurocognitive abilities distinguish suicide attempters from suicide ideators? A systematic review of an emerging research area. Clin Psychol Sci Pract 2018;e12227.
4. Richard-Devantoy S, Berlim MT, Jollant F. A meta-analysis of neuropsychological markers of vulnerability to suicidal behavior in mood disorders. Psychol Med 2014;44:1663-74.
5. Yovell Y, Bar G, Mashiah M, et al. Ultra-low-dose buprenorphine as a time-limited treatment for severe suicidal ideation: a randomized controlled trial. Am J Psychiatry 2016;173:491-8.
6. Seguin M, Beauchamp G, Robert M, Dimambro M, Turecki G. Developmental model of suicide trajectories. Br J Psychiatry 2014;205:120-6.
7. McGowan PO, Sasaki A, D’Alessio AC, et al. Epigenetic regulation of the glucocorticoid receptor in human brain associates with childhood abuse. Nat Neurosci 2009;12:342-8.
8. Kessler RC, Warner CH, Ivany C, et al. Predicting suicides after psychiatric hospitalization in US Army soldiers: the Army Study To Assess Risk and rEsilience in Servicemembers (Army STARRS). JAMA Psychiatry 2015;72:49-57.
9. Just MA, Pan L, Cherkassky VL, et al. Machine learning of neural representations of suicide and emotion concepts identifies suicidal youth. Nat Hum Behav 2017;1:911-9.
10. Grunebaum MF, Galfalvy HC, Choo TH, et al. Ketamine for rapid reduction of suicidal thoughts in major depression: a midazolam-controlled randomized clinical trial. Am J Psychiatry 2018;175:327-35.
Dans cet article
- Éclairage des neurosciences cognitives : hypersensibilité, décision et contrôle
- Maltraitances dans l’enfance : une trajectoire suicidaire à part ?
- L’intelligence artificielle au service de la recherche et de la prévention du suicide ?
- Utilisation de la kétamine pour traiter les idées suicidaires
- Vers des prises en charge plus ciblées