Les robots vont-ils remplacer les professionnels de santé ?
Certainement pas dans les prochaines années. Ils ne peuvent exécuter que des tâches très spécialisées, pour lesquelles ils font parfois mieux ou aussi bien que des humains, par exemple en chirurgie. Mais ils ont besoin d’un environnement accommodé pour eux et ils restent incompétents pour mener à bien des activités demandant un minimum de polyvalence ou d’adaptation à un milieu changeant. Par exemple, la cohabitation des voitures « autonomes » avec des humains aux comportements imprévisibles pose des problèmes de sécurité. Une solution possible est de leur réserver des voies de circu- lation. Pour résumer, dans les métiers de la santé comme ailleurs, les robots ne peuvent pas remplacer les professionnels, mais dans de nombreux domaines, ils peuvent leur être utilement associés.
En ce qui concerne les soins aux personnes, comme plus généralement en robotique aujourd’hui, l’impulsion vient largement du Japon. Ce pays vieillissant a besoin de personnels pour s’occuper de sa population âgée, mais il accepte difficilement que ce soient des immigrés. D’où l’idée que les robots pourraient, par exemple, faire office d’aides-soignantes ou domestiques. Des industriels sont tentés d’investir dans ce marché, qui bénéficie du soutien de l’État. Il leur arrive de faire un peu de surenchère médiatique, mais quand on visite leurs laboratoires, il est clair que le robot majordome, ce n’est pas encore pour demain.
Comment approchez-vous plus particulièrement la robotique humanoïde en tant qu’anthropologue ?
J’essaie d’abord de montrer qu’elle est au croisement de deux histoires : l’une occidentale, l’autre plus universelle, dont on trouve des exemples dans presque toutes les cultures. Commençons par la première : le XVIIe siècle savant a eu tendance à voir la nature, donc les animaux et les corps humains, comme étant essentiellement des machines, ce que soutenait Descartes. Comprendre un phénomène ne consistait pas seulement à donner une analyse rationnelle de son fonctionnement mais, dans l’idéal, à prouver la validité de son explication en le reproduisant sous forme de mécaniques. La fascination pour les automates humanoïdes tenait en partie au fait qu’ils semblaient valider cette interprétation du vivant. Beaucoup de spécialistes de robotique humanoïde restent dans le droit fil de cette ambition. Ils n’essaient pas seulement de faire des robots pouvant marcher, mais aussi capables de développer certaines capacités d’apprentissage, proches de celles d’un nourrisson découvrant son environnement. Cela étant, ils savent très bien qu’ils sont encore loin de pouvoir reproduire les capacités du moindre être vivant, a fortiori celles d’un humain.
D’autres roboticiens approchent cette question sous un angle différent. S’ils font des machines qui nous ressemblent jusqu’à un certain point, c’est parce qu’ils pensent que c’est la meilleure façon de pouvoir interagir avec elles.
Cette intuition a été formalisée il y a plus de 40 ans par un roboticien japonais, Masahiro Mori, sous le terme de « vallée de l’étrange ». Pour lui, la multiplication de traits anthropomorphiques dans une machine facilite les interactions avec les humains, à condition qu’elle ne soit pas excessive : un grand degré de réalisme suscite un malaise important chez la plupart des gens. Même si son idée doit être relativisée en tenant compte du contexte précis des interactions entre robots et humains, elle reste largement admise aujourd’hui dans les milieux de la robotique.
La conception contemporaine des robots humanoïdes combine souvent ces deux approches dans des proportions différentes.
Vous parlez de piège anthropomorphique
Les humains ont une tendance fondamentale à personnifier des objets. Toutes les sociétés connues ont joué avec cela en orchestrant des formes d’interactions plus ou moins sophistiquées avec des artefacts à caractère plus ou moins anthropomorphique. Notre attitude vis-à-vis des robots peut ainsi être rapprochée de la manière dont étaient perçus les masques dans différents contextes rituels ou traditionnels. De ce point de vue, les robots humanoïdes ne représentent qu’un exemple parmi d’autres. Le piège anthropomorphique, c’est oublier ou vouloir faire oublier le fait qu’ils ne sont que des machines.
D’où votre proposition de pacte anthropomorphique
Reviendrait-on à une nouvelle forme d’animisme ?<br/>
Qu’est-ce qui pourrait s’y opposer
Il y aura certainement – et d’ailleurs il y en a déjà – de vastes controverses à ce sujet. Certains verront dans la volonté de donner un caractère anthropomorphique aux robots un « piège » plus ou moins grotesque, façonné dans l’intérêt de leurs promoteurs pour nous exploiter. Pour d’autres, ce sera la preuve ultime de la perversion de notre culture et de notre société technologique, héritée des Lumières, ou au contraire, la manifestation de notre reniement vis-à-vis des formes de rationalité qui la sous-tendent. Mais quelles que soient les polémiques en cours, il ne faut pas oublier que les capacités d’autonomie effective des robots sont encore et pour longtemps beaucoup plus limitées qu’on ne le croit