Depuis près d’une vingtaine d’années, l’ophtalmologie connaît une transformation profonde de ses modes d’exercice et surtout de son organisation. Notre spécialité est aujourd’hui souvent citée en modèle, et les « outils » qu’elle a créés sont transposés à d’autres spécialités, y compris la médecine générale. L’exemple le plus parlant est celui des assistants médicaux, solution imaginée il y a 15 ans en ophtalmologie après étude des expériences allemandes et canadiennes, et formalisée dès 2006 sur un modèle organisationnel et financier très proche de celui de l’avenant 7 de la convention médicale. Mais nous sommes surtout pionniers pour les délégations de tâches que nous avons progressivement mises en place avec les orthoptistes,
la solution des assistants médicaux étant à l’époque peu appréciée des pouvoirs publics, de la Cnamts… et de la plupart des autres médecins.
L’objectif était de faire évoluer non pas le rôle du médecin, qui reste fondamentalement le même, mais son environnement, à la fois technique, humain et organisationnel. Cela s’est produit sous contrainte démographique, de soins en forte croissance et de menace de basculement d’une partie de l’activité médicale dans le champ commercial. Mais ce contexte ne fut qu’un catalyseur. Le cas de l’ophtalmologie, à la fois en première ligne et en second recours, à composantes clinique et technico-chirurgicale, nous semble emblématique (de nombreuses spécialités pouvant s’y identifier). Le concept de délégation de tâches ou travail aidé, terme quasi consacré, peut s’appliquer à tous les segments de notre activité.
Le travail aidé classique vise les premières phases de la consultation (installation du patient, interrogatoire, prise de certaines mesures comme la tension oculaire, la puissance des lunettes, la réfraction…). L’ophtalmologiste complète l’examen, revient éventuellement sur certains éléments, fait la synthèse et décide de la conduite à tenir. Pour cela, l’exercice en multipostes est crucial. Il est responsable à lui seul de la moitié du temps économisé grâce à l’assistant. Cela requiert une réorganisation totale, des travaux, des investissements immobiliers, des achats de matériel, avec un coût indéniable (environ 60 000 € par poste supplémentaire). Nous avons ensuite étendu le concept à la réalisation des examens complémentaires, de plus en plus fréquents dans notre spécialité, notamment l’imagerie. Enfin, les infirmières sont des aides appréciées et de plus en plus nombreuses dans les blocs opératoires et les cabinets. Cela a pris du temps, il a fallu changer les mentalités, créer un nouveau métier d’orthoptiste (3 décrets et plusieurs articles de loi en 15 ans), faire évoluer la formation, convaincre les autorités de tutelle (rapports Berland, HAS, ministère, expérimentations « article 51 » loi HPST, IGAS, Cnam). Cependant, il faut encore améliorer la qualité de l’enseignement aux orthoptistes. Nous avons aussi développé des relations intéressantes avec les associations de consommateurs et de patients.
Cette évolution est considérée comme irréversible. La notion de travail en équipe a envahi les cabinets d’ophtalmologie, lesquels deviennent aussi de plus en plus multi-sites, avec du personnel administratif et paramédical en croissance rapide. L’exercice isolé est progressivement abandonné pour des pratiques de groupe. L’appropriation de ce mode de fonctionnement par les services hospitaliers d’ophtalmologie fait que les internes formés ne peuvent envisager d’exercer autrement lors de leur installation. Cette évolution a aussi été à l’origine d’une nouvelle dynamique de notre environnement biomédical, confronté à des défis inédits pour adapter les matériels médicaux et informatiques à un fonctionnement partagé.
Les ophtalmologistes seraient en nombre insuffisant. Enseignement essentiel : on n’économise pas d’ophtalmologistes, on leur permet de voir plus de patients (environ un tiers sur le temps du travail de l’aide), de faire face à leurs missions croissantes de plus en plus complexes, d’améliorer les prises en charge. C’est déjà beaucoup.2 À notre avis, les infirmières de pratique avancée (IPA) et les CPTS (qui visent à la coordination des équipes) ne remplaceront pas cette indispensable cellule autour de chaque médecin isolé ou en groupe.
Parallèlement, nous avons également développé une forme de délégation de tâches à distance avec les opticiens depuis 2007. Ils peuvent en effet renouveler les lunettes à partir d’une ordonnance, et adapter la correction optique si la modification n’est pas trop importante et en l’absence d’opposition du médecin pour des raisons précises. La durée de validité de l’ordonnance est de 1 an pour les moins de 16 ans, 5 ans de 16 à 42 ans, 3 ans au-delà. En 2016, les lentilles de contact y ont été ajoutées. Pour la première fois, un professionnel paramédical ayant une activité commerciale pouvait intervenir sur une ordonnance. Deux enquêtes de 2019 en ont tiré un bilan mitigé :3 si les ophtalmologistes s’opposent peu à ce renouvellement direct chez l’opticien et l’ont accepté, seulement un quart des patients y sont favorables et 11 % l’utilisent en pratique. Par ailleurs, les opticiens sous-déclarent les adaptations et renvoient peu d’information vers les ophtalmos alors qu’ils peuvent être pénalisés. Il y a donc un manque de confiance entre les acteurs, dû à une insuffisance de formation des opticiens et à une absence de règles professionnelles.
Une « réingénierie » de leur formation est prévue pour l’an prochain. Créer une profession d’optométriste à l’anglo- saxonne n’est pas envisagé, cela induirait beaucoup de confusion au sein de la filière et pour les patients.
La démographie des ophtalmo- logistes a pu être stabilisée, malgré l’accroissement des départs en retraite et un nombre toujours insuffisant d’internes (152 au lieu de 200 espérés). Cela grâce à l’implication de plus de 1 000 praticiens de plus de 65 ans restant en activité, et à l’arrivée en moyenne de 80 nouveaux ophtalmologistes étrangers par an (ce qui montre que la limitation du numerus clausus est absurde). Notre effectif est ainsi maintenu à 5 900, mais cela reste précaire.
Pourtant, la spécialité est très prisée des internes, et le problème démographique n’est pas insurmontable. Les stages en libéral, limités à 25 aujourd’hui, doivent aussi se développer. C’est une évidence pour une spécialité qui exerce à 85 % en ville, à proximité de la population.
Où en est-on aujourd’hui avec les délégations ? Le travail aidé, essentiellement avec les orthoptistes mais aussi de plus en plus avec des infirmières (vu la pénurie d’orthoptistes en dehors des grandes villes), parfois avec des opticiens ou des secrétaires-assistantes (lesquelles trouveront enfin une reconnaissance avec le nouveau poste d’assistant médical), progresse vite et améliore l’accès aux soins. 63 % des ophtalmologistes travaillent avec des assistants en 2019, sans doute 80 % en 2022. Un nouveau type de délégation devrait devenir fréquent : celui du suivi par l’orthoptiste de patients chroniques stabilisés et connus, l’ophtalmologiste validant le dossier en différé, que ce soit à distance (télé-expertise) ou dans un autre temps en un même lieu. Les outils existent déjà avec les protocoles organisationnels bâtis fin 2016, pour des situations déterminées. Cela permettra aussi le développement de sites secondaires (dont l’ouverture administrative a été récemment simplifiée), l’activité étant partagée entre orthoptistes et ophtalmologistes, assurant un maillage territorial correct. Ces protocoles seront financés par l’Assurance maladie, dès que le cadre réglementaire sera adapté.
Les résultats sont flagrants. Les délais d’attente en ophtalmologie diminuent : selon la Drees (données recueillies début 2017), la médiane s’était déjà réduite à 66 jours pour un rendez-vous non urgent, elle serait tombée à 42 jours en 2019 d’après une enquête CSA-SNOF4 et moins de 16 jours d’attente pour obtenir un rendez-vous dans 25 % des cas ; 10 % des rendez-vous sont même donnés à moins de 3 jours ! Le nombre de patients pris en charge a augmenté de 3,1 millions en 4 ans, versus une demande naturelle estimée à 2 millions, d’où la résorption des délais. La prise de RDV en ligne augmente rapidement, et près de la moitié des ophtalmologistes fournit ce service. Ils sont également de plus en plus nombreux à prévoir des plages pour les demandes de soins non programmés. Sur la lancée actuelle, nous pouvons espérer revenir à des délais normaux en 2022.
Le chapitre « filière visuelle » du rapport de la Cnam (juillet 2019) met bien en évidence les progrès réalisés entre 2015 et 2018, notamment dans la prise en charge du glaucome, de la DMLA, des diabétiques et des enfants.5 Nous avons d’excellents indicateurs, certes perfectibles, mais meilleurs que ceux de la plupart des pays qui nous entourent. Le parcours de soins fondé sur le passage régulier de la population chez l’ophtalmologiste, en lien avec le renouvellement des lunettes, fait ses preuves en termes de dépistage et de prise en charge des maladies oculaires. L’instauration prochaine du 100 % santé en optique va encore améliorer la distribution des équipements en France, où le marché de l’optique est leader en Europe, aussi bien en qualité qu’en volume, avec de loin le meilleur niveau de remboursement.
Références
1. Bour T. Les besoins en ophtalmologistes d’ici 2030. Rapport. Strasbourg: Snof; 2011: 125 p.
2. Berland Y, Bourgueil Y. Cinq expérimentations de coopération et de délégation de tâches entre professions de santé. Paris: ONDPS; 2006: 46-57.
3. Raynaud J, Bour T. Enquêtes d’opinion auprès des ophtalmologistes et des patients sur le renouvellement des lunettes chez l’opticien. Rev Oph Fr 2019;219:11-9.
4. Raynaud J, Bour T. 2e enquête SNOF sur les délais d’attente en ophtalmologie, du mythe à la réalité ! Rev Oph Fr 2019;218:15-24.
5. Assurance maladie. La filière visuelle : les débuts d’une réorganisation. In: Assurance maladie. Rapport charges et produits pour 2020. Paris: 2019: 194-204.