Les pénuries de médicaments (ruptures de stocks, tensions ou ruptures d’approvisionnement) connaissent, ces dernières années, une augmentation préoccupante, et ce phénomène menace de s’aggraver. Quelles en sont les causes véritables ? Quelles stratégies pour y faire face ? Entretien avec Mélanie Cachet, directrice adjointe de l’inspection à l’ANSM.
Les répercussions de ces pénuries, concernant souvent des médicaments sensibles, ne sont pas négligeables, en matière de santé et de sécurité des patients. Les substitutions exposent en effet à des risques (erreurs de médication, effets indésirables). Au-delà des problématiques liées à la conjoncture géopolitique, la responsabilité des industriels est évidente, de nombreux médicaments en rupture étant anciens, et moins rentables à produire. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a accru sa pression sur les laboratoires pharmaceutiques pour tenter de prévenir les indisponibilités, mais des actions à l’échelle internationale sont nécessaires. Mélanie Cachet, directrice adjointe de l’inspection à l’ANSM, répond à nos questions.
En 2022, plus de 3 000 signalements de ruptures et risques de ruptures de stock de médicaments ont déjà été enregistrés, contre 2 160 l’année dernière... Pourquoi ces pénuries s’aggravent-elles ?
Le nombre de signalements a effectivement augmenté ces dernières années : il a été multiplié par 5 entre 2016 et 2020, avec une hausse significative à partir de 2019 (1 504 signalements, 2 446 en 2020).
L’obligation pour les industriels de déclarer les risques de ruptures dès qu’ils en ont connaissance – qui a été instaurée dans la Loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) de 2020 – peut expliquer en partie cette hausse, car les laboratoires sont amenés à faire des déclarations qu’ils n’auraient pas faites avant (des risques sur des courtes durées, ou lorsqu’ils ont de faibles parts de marché pour un médicament, par exemple).
Depuis 2020, le retentissement de la pandémie est notable, de plusieurs points de vue : au sommet de la crise, bien sûr, l’augmentation de la demande est allée jusqu’à + 2 000 % pour les médicaments en réanimation ; par ailleurs, la remise en route, après le Covid, des usines de production est difficile, en France et dans le monde, notamment pour les anti-infectieux : la demande avait diminué (grâce aux gestes barrières, entre autres mesures) et, maintenant qu’elle augmente de nouveau, les producteurs ont du mal à réadapter leurs capacités de production, et les stocks ne peuvent pas se reconstituer. Ce déséquilibre dû à une augmentation de la demande que ne peut suivre l’offre concerne d’ailleurs les principaux médicaments qui sont aujourd’hui en tension, outre l’amoxicilline : paracétamol, antidiabétiques (le nombre de nouveaux patients diabétiques a augmenté depuis la pandémie).
Enfin, la conjoncture (conflit russo-ukrainien, crise énergétique subséquente et hausse des coûts sur les matières premières et les transports) n’améliore pas la situation...
Il y a toutefois des causes structurelles, comme la délocalisation d’une partie de la production chimique...
Oui, si les chaînes logistiques d’approvisionnement sont particulièrement tendues aujourd’hui à cause de ce contexte, la situation n’est pas nouvelle. Selon un rapport récent de la Commission européenne (2022), le problème des pénuries de médicaments est devenu systémique au cours de la dernière décennie.
Les raisons : une complexité et une spécialisation croissantes des chaînes de production, des dépendances (notamment le manque de diversification géographique des approvisionnements), des défis liés au processus et aux technologies de production, une prévisibilité de l’offre et de la demande qui n’est pas optimale…
La recherche d’optimisation des coûts par les industriels est en effet une cause de fragilité : par exemple, le morcellement de la production – on fabrique le principe actif dans un endroit du monde, puis le médicament dans un autre, etc. – entraîne un plus grand risque d’incident tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
On le voit : ces problèmes ne concernent pas uniquement la France…
Quelles sont les stratégies en place aujourd’hui pour répondre à ces risques ?
L’ANSM agit à deux niveaux : l’anticipation des pénuries et leur gestion lorsqu’elles sont avérées. Si ces mesures ne permettent pas d’éviter les tensions d’approvisionnement, car elles ne peuvent pas s’attaquer à leurs causes – qui sont multiples et concernent le monde entier –, elles aident à les prévoir et à mettre en place des stratégies lorsqu’elles surviennent, pour réduire leurs répercussions sur les patients : contingentements (réduction et étalement de la distribution des stocks pour les préserver), priorisation des indications pour lesquelles il n’existe pas d’alternative et recommandations de substitutions de traitements, en lien avec les sociétés savantes et les associations de patients, importation de spécialités similaires, etc.
Depuis la LFSS de 2020, il y a eu un renforcement des mesures de prévention et de réponse aux tensions d’approvisionnements. Le décret du 30 mars 2021 relatif aux stocks de sécurité impose, comme évoqué plus haut, la déclaration par les industriels des risques de ruptures le plus en amont possible. Ces signalements peuvent concerner un temps relativement long (par exemple, des prévisions à plusieurs mois, lorsque des travaux dans des usines sont susceptibles de désorganiser la production), et permettent ainsi à l’ANSM d’anticiper les mesures pour pallier ces ruptures.
Deuxième mesure importante : les laboratoires sont désormais obligés de disposer de stocks de sécurité pour tous les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), qui représentent à peu près 50 % de la pharmacopée : il y a environ 6 000 spécialités dans cette liste. Pour ces MITM, le stock de sécurité doit correspondre à deux mois de consommation habituelle, calculée sur les douze derniers mois glissants. Il est possible d’augmenter le niveau de ces stocks à quatre mois en fonction de l’historique des ruptures sur les deux dernières années : aujourd’hui, plus de 400 spécialités sont dans ce dernier cas.
En outre, ce décret impose aux industriels d’élaborer, pour tous les MITM, des plans de gestion des pénuries (PGP), qui doivent être déposés auprès de l’ANSM tous les ans (un par spécialité). Ces PGP contiennent la description du médicament, les alternatives possibles, les risques identifiés dans la chaîne d’approvisionnement et les mesures proposées ou déjà prises pour réduire ces risques. Exemples : lorsqu’il n’y a qu’une seule source d’approvisionnement pour un principe actif, des propositions de recherche d’autres sources ; des propositions de multiplication des usines de production ou de relocalisation lorsque le temps d’acheminement du produit est trop long, si celui-ci est fabriqué en Asie, par exemple (à cet égard, la Commission européenne note effectivement une hausse de la proportion de principes actifs génériques produits en Inde et en Chine, ce qui entraîne des dépendances). C’est dans ces PGP que doit figurer aussi une prévision des actions qui seront mises en place en cas de rupture avérée, en accord avec l’ANSM.
Il s’agit, là encore, de pouvoir anticiper et prévenir au maximum.
Mais que faire pour s’attaquer durablement aux causes profondes du problème et éviter son aggravation ?
Des actions plus larges et à d’autres niveaux sont nécessaires. Nous avons déjà commencé à travailler sur deux pistes pour rendre moins vulnérables les chaînes d’approvisionnement : d’une part, en regardant où sont fabriqués les médicaments les plus critiques (s’ils sont tous produits dans une même zone, la diversification géographique permettra de réduire ces dépendances) ; d’autre part, en proposant des mesures pour aider les industriels à produire de nouveau en France. Ce sont donc des sujets traités avec les ministères de la Santé et de l’Économie (par exemple dans le cadre du plan France Relance).
Enfin, les actions à l’échelle internationale, européenne, sont cruciales – étant donné la dimension mondiale et multifactorielle du problème. La Commission européenne a déjà initié des travaux fin 2020 – début 2021, avec les « Dialogues structurés » dont les premières conclusions sont parues en 2022 (rapport cité plus haut). Elle y détaille les axes sur lesquels il faut travailler, l’idée étant de les inscrire totalement ou en partie dans la prochaine réforme de la législation pharmaceutique européenne, notamment : renforcer la continuité et la sécurité de l’approvisionnement dans l’Union européenne, surtout pour les médicaments critiques ; améliorer la transparence et l’information de la part des industriels, etc.
ANSM. Disponibilités des produits de santé de type médicaments.
European Commission. Commission Staff Working Document. Vulnerabilities of the global supply. Structured Dialogue on the security of medicines supply. 2022.
Académie nationale de pharmacie. Communiqué « Rupture d’approvisionnement d’amoxicilline en pédiatrie ». 2022.