Poser le diagnostic est particulièrement difficile
Différencier paranoïaque de paranoïde
Pourtant, le concept a été précisé dès le XVIIIe siècle, avec la création du terme « paranoïa » à partir du grec ancien para (παρά) qui signifie à la fois à côté, contre et en parallèle (comme dans parachute), et noos (νοῦς) qui signifie esprit, bon sens et raison. Ainsi le « paranoïaque » raisonne-t-il juste « à côté » de la réalité, qui le persécute. Contrairement au « paranoïde » qui déraisonne, avec l’expression spontanée d’idées bizarres, farfelues, illogiques et sans fondement, dans un discours désorganisé éloigné de la réalité. Ainsi le substantif « paranoïa » a laissé progressivement place à l’adjectif « paranoïaque », qui caractérise aujourd’hui soit une réaction, soit des aménagements de personnalité, soit un délire.
Un trouble de la personnalité modifiant les interactions sociales
Sur le plan psychanalytique, il s’agirait d’un recours privilégié à des mécanismes de défense de type projectif qui consistent à attribuer à autrui des pensées ou des pulsions inacceptables. Dans une perspective cognitiviste, la personnalité paranoïaque est caractérisée par des pensées automatiques, des distorsions cognitives (pensée dichotomique manichéenne, surgénéralisation) et des schémas dysfonctionnels (méfiance/abus, déficience/honte).
Cinq types de critères cliniques
– la méfiance envers les personnes et le monde environnant, un caractère soupçonneux, une propension au doute (fiabilité des collègues, loyauté des amis et fidélité du conjoint) et une tendance envahissante (fausseté du jugement) à interpréter les événements de manière persécutoire (idées de conspiration ou de complot plus ou moins bien organisées). Une hypervigilance anxieuse est souvent associée selon l’importance de la menace ressentie ;
– la surestimation de soi avec autoréférencement autophilique autocentré (autosatisfaction égocentrée) et déficit d’empathie, un besoin de contrôle avec sentiment de supériorité se manifestant par un orgueil démesuré, une fausse modestie superficielle ou une obséquiosité de circonstance ;
– l’hyperesthésie relationnelle sur fond de sensitivité exacerbée avec sensibilité excessive aux échecs et aux rebuffades, tendance rancunière tenace ;
– la psychorigidité s’exprimant par un monolithisme idéique, une intolérance envers l’opinion d’autrui, une obstination déraisonnable, un refus de pardonner les insultes ou les préjudices, un sens tenace et combatif pour la défense de ses droits hors de proportion avec la situation réelle ;
– un isolement social réactionnel secondaire avec repli sur soi (et les réseaux sociaux) ou sur la famille nucléaire, selon la menace subjective de l’environnement.
Une organisation spécifique des idées de persécution
Sur le plan psychopathologique, la personnalité paranoïaque partage un noyau sémiologique commun avec le psychopathe et le pervers. Le trouble de la personnalité de type paranoïaque peut s’enrichir d’autres aménagements symptomatiques, aggravant le risque de passage à l’acte et la dangerosité du sujet (
Multiples troubles psychiatriques associés
– épisodes anxiodépressifs réactionnels en raison de la chronicité de l’insécurité anxieuse qu’il instaure et de l’épuisement des ressources nécessaires au sujet pour lutter contre l’effondrement psychique (hypervigilance, surveillance, contrôle, protection) ;
– épisodes délirants systématisés (organisés, cohérents, logiques et crédibles) principalement de mécanisme interprétatif, à thème de persécution avec anosognosie complète. La permanence et l’intensité des idées délirantes, leur caractère de plus en plus structuré et organisé, d’abord en secteur car contenues dans un seul domaine de la vie du sujet (le couple, le travail, le voisinage…) puis diffusant de manière systématisée en réseau, les conséquences professionnelles, sociales et relationnelles permettent de faire le diagnostic différentiel entre le trouble de la personnalité et les délires paranoïaques. Avant de se chroniciser, le délire évolue en trois phases : la phase d’invasion des idées délirantes (le plus souvent en secteur, puis en réseau), la phase de systématisation (organisation et consolidation du délire), puis la phase terminale (enkystement délirant ou passage à l’acte résolutif), le trouble de la personnalité paranoïaque en constituant le terreau fertile. Reconnaître le délire permet de le prendre en charge correctement mais aussi de mieux connaître le patient, sa personnalité, son fonctionnement et ses facteurs de vulnérabilité.
Quatre types de délire paranoïaque
Délires passionnels
Érotomanie
Il s’agit de la conviction délirante d’être aimé. Les soignants représentent une cible classique du délire érotomaniaque en raison de leur posture bienveillante, de l’intérêt individuel particulier pour le bien-être et la santé du patient, le plus souvent dans une première rencontre réalisée dans un contexte de stress que l’intervention du professionnel permet de réduire (urgence, hospitalisation…). Tous ces paramètres sont interprétés par le patient paranoïaque comme un intérêt unique et singulier à son égard en raison de ses qualités intrinsèques particulières reconnues par le professionnel de santé. Ce délire se développe en quatre étapes avec un risque d’issue médico-légale selon le terrain du patient : espoir, dépit, rancune, colère. En effet, au dernier stade, le patient délirant s’estimant humilié ou trahi peut passer à l’acte sur son persécuteur désigné, son conjoint ou sa famille (jalousie et vengeance).Délire de jalousie
Il s’agit de la conviction délirante d’être trompé par son conjoint. Sur la base d’un événement le plus souvent anodin, le sujet souffrant d’un trouble de la personnalité paranoïaque commence à douter de la fidélité de son conjoint (phase d’invasion délirante) et tente de le démasquer par des filatures, des mouchards (téléphone portable, caméra…) et des vérifications incessantes qui envahissent progressivement tout le champ de sa pensée (phase de systématisation). Pour obtenir la confirmation de son intuition, le délirant jaloux oblige le plus souvent le conjoint à passer aux aveux sous la menace, le harcèlement ou les violences physiques. Ces situations cliniques particulièrement à risque pour le conjoint du patient sont souvent considérées comme des violences conjugales ou interpersonnelles alors que le risque d’uxoricide est réel (homicide du conjoint).Idéaliste passionné
Il s’agit de la conviction délirante d’être investi d’une mission d’intérêt commun, le plus souvent à caractère philanthropique. Les sujets sont plutôt jeunes et engagés, prêts à se sacrifier dans le combat et la lutte pour défendre une idéologie sociale, politique, mystique, religieuse... L’isolement, l’effondrement thymique et l’adoption d’une position radicale en opposition au groupe d’appartenance favorisent les passages à l’acte à l’encontre de cette dernière (violences, terrorisme).Délires de revendication
Sinistrose hypocondriaque
Il s’agit de la conviction délirante d’être malade à la suite d’un événement particulier causé par un tiers. Le patient exige, dans le même mouvement pessimiste de revendication, d’être reconnu malade à la hauteur de ce qu’il estime et d’obtenir la reconnaissance du préjudice qu’il aurait subi par la faute/négligence d’un tiers (souvent un médecin). On retrouve fréquemment des comorbidités addictives (alcool) qui participent à la dimension dépressive du tableau clinique (sinistrose).Quérulent processif
Il s’agit de la conviction délirante d’avoir été lésé, avec le besoin d’obtenir réparation. Ces patients dépensent de plus en plus de temps et d’argent dans des procédures judiciaires stériles ou décevantes, aggravant leur détresse et le recours à des degrés supérieurs de juridiction (appel et cassation). La revendication délirante concerne le plus souvent la défense d’un droit qui aurait été bafoué (propriété, héritage, usufruit…) ou tout simplement de l’honneur du patient. L’évolution est défavorable, avec la systématisation du délire et la consolidation des idées de complots dont ferait partie le système judiciaire.Inventeur méconnu
Il s’agit de la conviction délirante d’être à l’origine d’une découverte majeure qui aurait été dérobée à son créateur. Le patient revendique la paternité d’une invention (fission nucléaire, vaccin contre le sida, soucoupe spatiale…) dont il aurait été dépossédé des droits (brevet, propriété…) par une personne (persécuteur désigné), une société ou un système, dans le cadre d’un vaste complot dirigé contre lui. Avec l’engagement de démarches judiciaires pour la reconnaissance de la paternité de l’invention ou du vol de cette dernière, le tableau clinique peut évoluer vers un délire quérulent processif.Délire d’interprétation (de Sérieux et Capgras)
Délire de relation (des sensitifs de Kretschmer)
Prise en charge : poser un cadre de soin sécurisé et éviter au soignant de devenir le persécuteur
Quelles que soient l’approche, la neutralité, l’écoute empathique, le maintien de la distance médecin-patient (risque de contagion délirante) et le respect rigoureux du cadre réglementaire et juridique de la pratique12 permettent à la fois de proposer un cadre de soin sécurisé au patient et de protéger le soignant du risque de devenir le persécuteur désigné (fonction tierce de la règle et du droit).
Le trouble de la personnalité peut être pris en charge en psychothérapie individuelle en associant un traitement du trouble comorbide (trouble anxieux, addiction, dépression…). De manière schématique et quelle que soit l’approche théorique, la psychothérapie s’attache dans le même mouvement à réduire, d’une part, la sensitivité du sujet (propension à interpréter les événements comme hostiles à soi) et, d’autre part, à renforcer l’estime et la confiance en soi. Avec un travail spécifique sur les schémas de pensée dysfonctionnels, les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) offrent une approche pragmatique efficiente. La prescription d’un antidépresseur efficace sur l’anxiété, les ruminations et les compulsions, associé au traitement spécifique du sevrage en cas d’addiction, permet d’éviter la décompensation et le passage à l‘acte. Des thérapies de couple ou familiale systémique peuvent être utiles, à condition de bien sécuriser le cadre du soin et les membres de la famille.
Une orientation vers un professionnel aguerri représente la meilleure option pour articuler une prise en charge complémentaire en lien avec le médecin traitant via le patient (remise en main propre des courriers, enveloppe ouverte, ou échanges téléphoniques en présence du patient). Pour mémoire, ce trouble de la personnalité relève d’une exonération du ticket modérateur dans le cadre d’une affection de longue durée (ALD) s’il entraîne des conséquences majeures dans le fonctionnement du patient (cognitif, affectif, social…) depuis plus d’un an.13
En cas de décompensation délirante, un traitement antipsychotique14 doit être introduit, le plus souvent dans le cadre d’une admission en hospitalisation psychiatrique sans consentement. Sont privilégiés les antipsychotiques de seconde génération anti-impulsifs et thymorégulateurs. En deuxième intention, un antipsychotique incisif est utilisé en monothérapie ou en association. À l’issue de l’hospitalisation, la mise en œuvre d’un programme de soin ambulatoire améliore le pronostic fonctionnel de patients s’estimant le plus souvent indemnes de trouble.
Des troubles sous-estimés
Les essentiels
Le patient paranoïaque nécessite :
– l’instauration d’une relation directe et simple, fondée sur le respect des règles de déontologie médicale, le règlement et la loi ;
– une attention particulière sur les plans diagnostique (sévérité du trouble, apparition d’idées délirantes, aménagements pervers, addiction, dépression…) et thérapeutique (observance, tolérance et efficacité des médicaments, recours à l’hospitalisation sous contrainte) ;
– une rigueur absolue dans le respect de ses droits (dont l’information et le recueil du consentement mais aussi le secret, l’accès au dossier médical, la remise de certificats médicaux…) ;
– une évaluation régulière du risque de passage à l’acte auto- et hétéro-agressif, tout particulièrement en cas de décompensation délirante.
2. Lee RJ. Mistrustful and misunderstood: A review of paranoid personality disorder. Curr Behav Neurosci rep 2017;4:151-65.
3. Prudent C, Evrard R, de Tychey C. La classification de la paranoïa dans la psychiatrie américaine contemporaine : une revue de la littérature. L’Évolution psychiatrique 2017;82(1):191-216.
4. Organisation mondiale de la santé. Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement. Descriptions cliniques et directives pour le diagnostic, CIM-11/ICD-11, 2022.
5. American Psychiatric Association et DSM-5 Task Force. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders: DSM-5. American Psychiatric Association. Washington: DC; 2013.
6. Le Bihan P, Benezech M. Personnalités paranoïaques. EMC Psychiatrie 2018:37-490-F-10.
7. Bilheran A. Psychopathologie de la paranoïa, 2e édition Dunod, 2019.
8. Serieux P, Capgras J. Les folies raisonnantes. Paris : Alcan, 1909.
9. Kretschmer E. Paranoïa et sensibilité. Paris: PUF; 1963.
10. Lacambre M., Barabaray L. Du meurtre de soi au suicide de l’alter ego, les nouvelles expressions du suicide. In Violences aux personnes, Dunod, 2014.
11. Haute Autorité de santé. Dangerosité psychiatrique : étude et évaluation des facteurs de violence hétéro-agressive chez des personnes ayant des troubles schizophréniques ou des troubles de l’humeur. Recommandations de la commission d’audition, 2011.
12. Lacambre M. Le secret médical est-il opposable au paranoïaque ? Annales médico-psychologiques 2018;176(7):697-701.
13. Haute Autorité de santé. Actes et prestations – affection de longue durée. Affections psychiatriques de longue durée. Troubles dépressifs récurrents ou persistants chez l’adulte. Actualisation décembre 2012. https://vu.fr/XRTB
14. Gardella S. Traitement pharmacologique des délires chroniques non schizophréniques. L’Information psychiatrique 2018;94(9):753-9.
Dans cet article
- Poser le diagnostic est particulièrement difficile
- Différencier paranoïaque de paranoïde
- Un trouble de la personnalité modifiant les interactions sociales
- Cinq types de critères cliniques
- Une organisation spécifique des idées de persécution
- Multiples troubles psychiatriques associés
- Quatre types de délire paranoïaque
- Prise en charge : poser un cadre de soin sécurisé et éviter au soignant de devenir le persécuteur
- Des troubles sous-estimés