La définition des perturbateurs endocriniens ne semble pas aller de soi.
Au terme de longs débats, la Commission européenne a retenu trois critères pour qu’une substance soit qualifiée de perturbateur endocrinien avéré : elle doit « impacter » le système hormonal, avoir un effet toxique, et que ce dernier effet soit expliqué par son action hormonale. Si les deux premiers ne posent en général pas de gros problème, le troisième est beaucoup plus difficile à satisfaire. Souvent, on dispose d’un faisceau d’arguments en sa faveur, mais pas d’une preuve scientifique. On parle alors de perturbateur endocrinien probable (présumé) ou possible (suspecté), ce qui est le cas de la grande majorité des substances incriminées.
Idéalement, il faudrait qu’existe une classification à l’image de celle établie par le Centre international de recherche sur le cancer. Cela permettrait entre autres de guider l’action des pouvoirs publics pour interdire ou limiter l’usage de certains produits, ou établir d’autres mesures de précaution. Je pense que l’Europe devrait en prendre l’initiative.
En effet, la dangerosité des produits est généralement loin d’être manifeste, on est le plus souvent dans une zone grise. Par exemple, en France, il nous paraît évident qu’il y a un lien fort entre utilisation professionnelle des pesticides et maladie de Parkinson, mais pas du tout dans d’autres pays. Ce sont ces divergences qui rendent nécessaire l’expertise collective. Elle donne des arguments pour décider, par exemple, d’indemniser les victimes d’une contamination à un pesticide, même si on n’a pas toutes les preuves scientifiques.
Aux Antilles, le lien entre chlordécone et cancer de la prostate n’est établi que sur une seule étude épidémiologique de très grande taille, et quelques études expérimentales. Mais pour obtenir une certitude, il faudrait d’autres travaux, dont les résultats ne paraîtraient que dans plusieurs années. Les pouvoirs publics ne les ont pas attendus pour prendre des mesures comme l’interdiction d’utilisation et, sans doute bientôt, l’indemnisation des personnes contaminées.
Pourtant, le lien avait été fait une dizaine d’années avant.
Oui, mais sur un seul argument : aux Antilles, il y a à la fois beaucoup de cancers de la prostate et une forte contamination par la chlordécone. Les épidémiologistes se méfient énormément des corrélations géographiques, parce qu’elles ont conduit à des erreurs. Elles ne sont certainement pas suffisantes pour établir une preuve de causalité. En revanche, elles sont très intéressantes car elles dessinent des pistes de travail.
Par exemple, Santé publique France a montré qu’il y a des pubertés précoces dans certaines régions agricoles de France, ce qui fait suspecter les pesticides. Mais ce n’est qu’une hypothèse. De même, les maladies cardiovasculaires sont plus fréquentes dans le nord et l’est du pays. Certains ont avancé un rôle protecteur des tannins du vin, plus consommés dans les régions moins touchées. Mais il y a beaucoup d’autres explications possibles : le régime alimentaire, le fait de vivre à l’intérieur des habitations plutôt qu’à l’extérieur, donc d’avoir moins d’activité physique, le niveau socio-économique, etc.
Les relations de cause à effet deviennent encore plus difficiles à établir lorsque le nombre de cas pathologiques est faible. Les études épidémiologiques sont alors extrêmement complexes à mettre en place, très coûteuses et très longues, requérant des populations importantes. En outre, les facteurs possiblement en cause sont nombreux. Enfin, la définition même des cas peut poser problème, imposant de solliciter des experts de très haut niveau sur des dossiers cliniques pas toujours très clairs.
Les médias ont-ils tendance à trop simplifier ?
Il est certain que vous touchez plus de gens en faisant peur plutôt qu’en expliquant. De plus, le public a tendance à se focaliser sur certains sujets. On s’est beaucoup intéressé aux antennes-relais, dont l’immense majorité des études a montré qu’elles ne posaient aucun problème de santé publique. On s’est nettement moins penché sur les téléphones portables, dont l’usage est généralisé, alors qu’ils exposent sans doute les grands utilisateurs chroniques à un certain danger du fait de leur production de chaleur, cause éventuelle d’inflammation, surtout chez les enfants. Leur paroi crânienne est en effet plus mince que celle des adultes.
Pour faire comprendre les incertitudes de la science, il faut du temps. Les journaux d’information des radio et télé ne leur accordent en général que trente secondes ou une minute, ce qui est largement insuffisant. Pourtant, ma participation à des événements de vulgarisation et des débats publics m’a convaincu que beaucoup de personnes sont tout à fait prêtes à admettre que les scientifiques ne peuvent pas tout savoir, pourvu que le doute n’empêche pas d’agir.
Je suis convaincu que les chercheurs doivent s’impliquer beaucoup plus qu’actuellement dans la vulgarisation scientifique. Cela étant, certains journalistes font un travail remarquable, qui n’est pas à la portée des chercheurs : ils n’en ont ni les compétences ni les moyens. Récemment, ce sont eux qui ont montré l’influence des lobbys sur les réglementations européennes concernant les substances chimiques.
Ce sont les firmes qui réalisent la plupart des études de toxicité parce qu’on estime que c’est leur responsabilité : en effet, ce n’est pas au public de payer pour un produit dont les bénéfices vont à celui qui le fabrique. Il faudrait inventer un autre système, par exemple créer une fondation indépendante de recherche sur les produits chimiques financée par une taxe payée par les entreprises qui les produisent. L’Inserm mène un travail d’évaluation des impacts sanitaires des pesticides, dont les résultats seront connus en fin d’année, en se concentrant sur le glyphosate, produit plutôt négligé jusqu’à récemment. Les études le concernant sont contradictoires, certaines affirmant son lien avec une toxicité humaine, d’autres le niant. D’une manière générale, il y a une forte présomption pour une relation entre pesticides et lymphome non hodgkinien, maladie de Parkinson et cancer de la prostate, et peut-être les myélomes et certains cancers de l’enfant.
Les chercheurs doivent-ils refuser tout lien d’intérêts ?
La position des pouvoirs publics est ambiguë sur ce sujet. D’une part, ils nous demandent de déclarer nos liens d’intérêts et les agences refusent les experts qui en ont, au point que l’Ansm et l’Anses ont du mal à en trouver. D’autre part, ils nous encouragent à aider les entreprises en y valorisant nos connaissances dans l’intérêt de la vie économique du pays. D’une certaine manière, nous sommes poussés au lien d’intérêts…
En ce qui me concerne, étant aux conseils scientifiques de l’Ansm et de l’Anses et représentant parfois l’Inserm dans différentes instances, je refuse toute proposition pour être consultant ou faire partie de comités scientifiques privés. Je n’accepte que les défraiements pour mes transports et mon hébergement à des congrès, que je déclare, même s’ils sont le fait d’une société savante, d’ailleurs bien souvent subventionnée par des entreprises privées.
Certains chercheurs acceptent d’être consultant, non seulement parce que cela leur permet d’augmenter leurs revenus, les salaires de la fonction publique étant ce qu’ils sont, mais aussi parce qu’ils ont le sentiment que leurs compétences peuvent ainsi servir à l’intérêt public, par exemple quand il s’agit de mettre au point un produit utile. Les entreprises du médicament ont besoin des experts, pour une analyse exhaustive des propriétés de leurs molécules : leur avis est indispensable. Elles recrutent les meilleurs quand elles le peuvent, ce qui est compréhensible, mais il est vrai que cela crée des liens entre le monde économique et celui de la recherche publique et complique l’organisation d’une expertise indépendante.
Peut-on établir des recommandations à destination du public en ce qui concerne les perturbateurs ?
Sur ce sujet, les pouvoirs publics sont dans une situation difficile. S’ils donnent des conseils précis, ils seront attaqués sur les niveaux de preuve. S’ils ne le font pas, ils seront taxés de négligence ou d’indifférence. Certaines préconisations sont quand même plus faciles à donner que d’autres, car il y a des faisceaux d’arguments en leur faveur. Beaucoup d’organisations communiquent et souvent de manière contradictoire. Encore une fois, il faut que les scientifiques se préoccupent de vulgarisation.
Il y a un certain nombre de recommandations qu’en principe tout un chacun peut suivre : manger moins de viande et en consommer de bonne qualité, privilégier les produits frais et les moins contaminés, les circuits courts, ne pas jeter d’aliments, diminuer l’usage du plastique, trier ses déchets, etc. Il serait intéressant de mettre au point un logo sur les produits toxiques du type Nutri-Score, mais cela sera beaucoup plus compliqué. En attendant, les pouvoirs publics pourraient être les garants des labels pour les produits bio, même si le problème majeur est leur coût. On peut espérer qu’avec l’accroissement de la demande, et donc de la production, les prix vont baisser. En effet, le véritable enjeu est de toucher les milieux défavorisés, qui cumulent les handicaps environnementaux (pollution, bruit, ressources financières et culturelles…). Par ailleurs, les pouvoirs publics devraient proposer des sites internet résumant les recommandations et faciles d’accès au grand public comme agir-pour-bebe.fr, conçu par Santé publique France.
Les perturbateurs endocriniens, une révolution en toxicologie
Pour Robert Barouki, l’étude des perturbateurs endocriniens entraîne de profonds bouleversements en toxicologie.
En premier lieu, elle oblige à retourner à la physiopathologie, c’est-à-dire à l’étude des phénomènes qui concernent l’ensemble de l’organisme, homéostasie et mécanismes du développement, de la conception à l’âge adulte.
En second lieu, l’extrême diversité des molécules impliquées fait privilégier leur classification en termes de mécanismes d’action plutôt que de constitution chimique.
Ces mécanismes interviennent à de nombreux niveaux, depuis le moléculaire jusqu’aux expressions phénotypiques, en passant par les voies de signalisation intracellulaires, la communication intercellulaire et les niveaux tissulaires et organiques. Leur compréhension globale implique de recourir à des modèles de type informatique plutôt qu’à des modèles linéaires de cause à effet.
En outre, la courbe classique entre dose et effet est remise en question, non seulement avec la mise en évidence de l’impact des faibles doses sur certains mécanismes développementaux, mais aussi parce qu’elle peut prendre des formes variées. C’est par exemple le cas lorsqu’une même substance agit sur deux types différents de récepteurs cellulaires avec des effets opposés en fonction de la quantité. Une conséquence importante est le renouvellement des anciens débats sur l’effet seuil, qui devient difficile à définir pour certaines substances, avec des impacts réglementaires importants.
Classiquement, la toxicité d’un produit dépend de la répétition de son exposition (c’est le cas du tabac) ou de sa persistance dans l’organisme (notamment par stockage dans le tissu adipeux), où il est délivré progressivement. Pour certains perturbateurs endocriniens, la toxicité est différée dans le temps ; par exemple, l’exposition du fœtus à la substance pathogène a des conséquences chez le futur enfant, adulte ou personne âgée, voire sur sa descendance. Ici, les mécanismes épigénétiques ont une importance cruciale.
La toxicité peut ainsi dépendre de la période de la vie à laquelle le sujet est exposé (embryon, petite enfance, puberté…).
Enfin, elle varie avec les facteurs environnementaux de l’organisme contaminé, nombreux et difficiles à modéliser : statut socio-économique, alimentation, exercice physique, facteurs génétiques, etc.
L’étude des perturbateurs endocriniens amène ainsi à mettre en avant la notion de prévention, qui doit concerner les niveaux les plus divers de la vie sociale (maternité, école, cantines, industrie des cosmétiques, alimentation…).