Connus depuis plus d’un siècle puis tombés en désuétude, ces « virus tueurs de bactéries » suscitent un regain d’intérêt face au développement de bactéries multi-résistantes, mais leur usage reste très limité en France, faute de modèle économique et de cadre juridique adaptés. Quels sont les avantages de cette technique ? Comment la promouvoir ?

 

 

 

Après avoir rencontré un bref succès il y a un siècle, les phages ont été supplantés par les antibiotiques, plus faciles d’emploi, moins coûteux et capables de cibler un large éventail de bactéries, alors que les phages sont très spécifiques à leur bactérie-cible. Cependant, face au développement de bactéries multi-résistantes et à l’essoufflement de la recherche de nouveaux antibiotiques, de plus en plus de personnes se trouvent dans des situations d’impasse thérapeutique, et la phagothérapie peut être une solution intéressante.

L’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), dans une note scientifique publiée en mars, appelle à encourager financièrement et juridiquement le recours accru aux phages. Explications.

 

La phagothérapie, c’est quoi ?

Les bactériophages, ou « phages », sont les virus naturels des bactéries : ils sont capables de les infecter et de s’y multiplier jusqu’à les tuer, rendant possible leur utilisation pour le traitement d’infections bactériennes. Les phages existent en grande quantité et en grande variété dans l’environnement. Ils jouent un rôle majeur dans l’équilibre de l’écologie bactérienne. Il y en a aussi dans le microbiote intestinal, comment montré dans une étude récente.

La phagothérapie a théoriquement de nombreux avantages : sa rapidité, puisqu’une seule dose peut suffire à détruire une colonie de bactéries ; l’absence d’effets secondaires, dans la mesure où la destruction des bactéries-cibles fait aussi disparaître les phages, une fois l’infection bactérienne traitée ; c’est une thérapie très ciblée, les phages ne s’attaquant qu’aux bactéries-cibles. Les phages ont également la particularité de s’attaquer au biofilm bactérien qui se forme sur des surfaces, par exemple sur des prothèses, et qui résiste aux antibiotiques. Un traitement par phages et un traitement antibiotique peuvent ainsi se combiner. Le potentiel d’utilisation médicale est étendu : infections ostéo-articulaires chroniques (IOAC), respiratoires (pneumonies), urinaires, gastro-intestinales ou encore cutanées (par exemple à la suite de brûlures), causées par des bactéries multi-résistantes, telles Pseudomonas aeruginosa (bacille pyoscyanique), Staphylococcus aureus (staphylocoque doré), Acinetobacter baumannii ou encore Escherichia coli.

La mise en œuvre d’un traitement par phage passe par plusieurs étapes : identification d’un ou plusieurs phage(s) actif(s) sur la bactérie-cible (phagogramme), à partir d’une bibliothèque de phages disponibles ; puis, le ou les phages repérés comme actifs doivent être produits et purifiés sous forme d’une solution stable. Cette étape n’est pas techniquement compliquée, mais en l’absence de phages disponibles en pharmacie, elle peut prendre plusieurs semaines.

 

 

Où en est-on en France ?

Si dans certains pays de l’Est, comme la Géorgie, la phagothérapie est déjà couramment utilisée, de la cystite aux dermohypodermites en passant par les infections ORL ou ostéo-articulaires, en France elle est actuellement réservée aux situations d’impasse thérapeutique chez des patients au pronostic infectieux très défavorable. Depuis 3-4 ans, une vingtaine de patients en ont bénéficié, dans le cadre d’un « usage compassionnel ».

L’ANSM a constitué un comité scientifique spécialisé temporaire (CSST) en 2016 puis un autre en 2019 pour examiner l’intérêt de la phagothérapie. Trois programmes hospitaliers de recherche clinique (PHRC) ont aussi été approuvés. La phagothérapie est désormais envisagée comme une piste sérieuse à creuser pour lutter contre l’antibiorésistance et peut bénéficier de financements publics. Mais à l’heure actuelle, la France ne s’est pas encore dotée d’une véritable stratégie volontariste de développement, et les équipes expérimentant la phagothérapie, qui se procurent des phages en coopération avec d’autres pays européens (Suisse, Belgique), se heurtent à d’importants obstacles.

 

 

Quels leviers pour promouvoir la phagothérapie ?

L’OPECST insiste sur la nécessité de mettre en place un cadre de recherche et juridique adapté pour permette aux équipes académiques, médicales et industrielles impliquées de relancer la phagothérapie en France et en Europe. En effet, certains patients prennent l’initiative de partir à l’étranger, en particulier à l’Institut Eliava de Tbilissi, pour bénéficier de cocktails de phages habituellement utilisés dans ces pays.

Un cadre de fabrication organisé. Si l’entreprise Pherecydes Pharma envisage de lancer en 2021 un essai clinique sur le traitement par phages des staphylocoques dorés sur prothèses, l’expérimentation de traitements de phagothérapie passe aujourd’hui principalement par une production académique de préparations magistrales pharmaceutiques.

Mais le système dual pourrait fonctionner avec d’un côté des spécialités pharmaceutiques mises sur le marché par des laboratoires (phages ou cocktails de phages visant les bactéries les plus courantes) et de l’autre une production académique (en fonction des besoins). C’est le modèle proposé dès 2010 par Olivier Patey et promu par les Hospices Civils de Lyon, visant à mettre en place un centre de référence des phages destiné à réaliser les phagogrammes et fabriquer des phages académiques mais conformes aux bonnes pratiques de fabrication, dans le cadre de la pharmacie à usage intérieur FRIPHARM.

Un cadre juridique adapté. Du fait de leur spécificité, de la nature très personnalisée des traitements à base de phages, il est difficile de franchir avec succès l’étape des essais cliniques randomisés préalable à la mise sur le marché des médicaments. Plusieurs pistes doivent être envisagées : soit créer un statut juridique spécifique, par exemple sur le modèle des probiotiques, soit les conserver dans le régime du médicament mais en adaptant les lignes directrices pour caractériser leur action et mesurer leurs bénéfices et risques. Par ailleurs, l’utilisation des phages intervenant aujourd’hui exclusivement à titre compassionnel, elle se fait dans une certaine insécurité juridique sur le plan médico-légal, sous la responsabilité exclusive du médecin prescripteur. Une sécurisation des conditions de prescription pourrait encourager leur usage, en mettant en place par exemple une « plateforme nationale d’orientation et de validation du recours aux phages ».

Cinzia Nobile, La Revue du Praticien

Pour en savoir plus

Maillet M, Bleibtreu A. Phages : une solution à l’antibiorésistance ? Rev Prat Med Gen 2020;34(1037);210-1.

Une question, un commentaire ?